Fruit d’un programme de collaboration entre universitaires français et russes, cet ouvrage vise à faire le point sur les recherches menées ces dernières décennies et sur les nouvelles interprétations du passé normand en Normandie et en Rous ancienne, avec en complément des aperçus sur les îles britanniques et sur le monde scandinave. Sans rentrer dans le détail des contributions (rédigées en français et anglais), majoritairement archéologiques, on mettra l’accent ici sur quelques lignes de force et sur la remise en cause de certitudes bien ancrées sur le mouvement de colonisation qui affecte diverses régions d’Europe entre le VIIIe et la première moitié du XIe siècle.

Les Vikings, des colons protéiformes
L’expansion viking intervient dans un vaste espace maritime fréquenté depuis longtemps par des marchands frisons, mais aussi anglo-saxons, scandinaves et germaniques. Les hommes du Nord acquièrent par leurs navigations des connaissances de plus en plus précises sur les richesses, les défenses et l’organisation sociale des peuples plus au sud, qu’ils mettent ensuite à profit lors des raids menés à partir de l’extrême fin du VIIIe siècle. Par la suite, ces expéditions prennent dans certains cas la forme d’invasion : la plus grande partie de l’Angleterre est envahie une première fois dans les années 860 par la « grande armée », puis le royaume est conquis entre 1013 et 1016 par le roi danois Svein et son fils Cnut (dans un contexte toutefois différent puisque les conquérants émanent d’un royaume dorénavant bien établi et structuré). En Normandie, on le sait, des Danois sont officiellement installés au début du Xe siècle, alors que des groupes de Scandinaves, les « Varègues », s’installèrent sur la voie commerciale reliant Constantinople, autour des lacs Ladoga et Ilmen ainsi que sur le Dniepr, faisant ainsi naître l’État rous en lui fournissant ses premiers rois. À l’inverse, on ne trouve que très peu de traces d’implantation scandinave au Sud de la Baltique.

L’analyse comparative des différents modes d’installation des Scandinaves confirme cette très grande diversité : s’ils ont contribué aux transformations profondeurs qui affectent alors les régions qui deviennent la Rous, ils s’insèrent a contrario tellement bien en Normandie qu’ils n’en modifient dans la longue durée que très peu les structures politiques ou les formes d’habitat. Dans les îles britanniques, des situations très différentes coexistent, depuis l’intégration sous l’influence de l’Église dans les territoires connus comme le Danelaw (à l’est et au nord de l’Angleterre), jusqu’au maintien d’identités séparées comme en Irlande, où l’Église fit apparemment tout pour empêcher cette assimilation.

Cette diversité se reflète dans les trouvailles monétaires : en Normandie par exemple, où le système monétaire franc était bien en place, les hommes du Nord l’ont si complètement adopté qu’il est presque impossible de trouver des éléments spécifiques, puisque les pièces anciennes étaient refondues et refrappées. Toutefois, l’absence quasiment totale de pièces d’autres origines indique que les échanges se faisaient avec les autres régions franques et non au sein d’un vaste espace normand.
À l’inverse, en Rous comme dans d’autres régions de la Baltique, l’argent, provenant tant d’Europe occidental que de Constantinople ou du monde arabe, était échangé au poids, si bien qu’on trouve de nombreuses pièces pliées entaillées pour en tester la teneur en métal.

Des certitudes remises en cause par la relecture des sources
Ces dernières décennies, les archéologues ont remis en cause l’idée selon laquelle une culture matérielle correspondait nécessairement à un le lien entre un type d’objets et une ethnie particulière. En conséquence, de nombreuses certitudes se sont effondrées. Un objet, ou un type de funéraille, peut avoir été adopté par les élites de plusieurs peuples. Il est ainsi périlleux de tirer des conclusions de la présence d’objets « scandinaves » en Russie, et parfois inversement : des costumes d’origine orientale découverts à Birka (Suède) et en Rous, semblent avoir été prisés par les élites, pour s’en tenir à ce seul exemple.
Un autre exemple de certitude remise en cause concerne la description faite par le voyageur arabe Ibn Fadlân d’une cérémonie funéraire chez les Rous, à laquelle il assista au Xe siècle : elle est traditionnellement considérée comme une source d’informations sur les pratiques des Varègues, mais son analyse détaillée ne permet pas de trancher avec certitude la question de l’origine ethnique du peuple en question. Il pourrait aussi bien s’agir de Slaves.
Les sources linguistiques font également l’objet de nouvelles analyses : en Normandie, par exemple, nombre de mots traditionnellement considérés comme d’origine scandinave ne le sont pas forcément : une partie d’entre eux au moins sont d’origine anglo-saxonne, et les conclusions sur les zones d’implantations des Scandinaves qu’on croyait pouvoir en tirer sont très fragilisées.

De l’acculturation aux transferts culturels : comment écrire cette histoire ?
C’est tout le paradigme de l’acculturation, définie comme l’adoption des moeurs et croyances d’un peuple par un autre, qui est en conséquence aujourd’hui largement et remplacé par celui des transferts culturels, qui laisse plus de place à la réciprocité et n’implique pas nécessairement de domination d’une entité sur l’autre. En conclusion, Geneviève Bührer-Thierry propose de reprendre le modèle du Middle Ground (tel qu’analysé par R. White : Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, 2009) : les peuples scandinaves auraient été des « médiateurs » entre des sociétés traversées par de profondes bouleversements.

Une telle suggestion suscitera à n’en pas douter des réactions, tant l’influence normande demeure un sujet de controverses : si en Normandie elle est revendiquée, souvent excessivement, comme fondement d’une identité régionale, en Russie elle fait depuis plusieurs siècles l’objet de débats très virulents et politisés entre les « Normannistes », qui postulent l’origine scandinave des Varègues fondateurs de l’État rous, et les anti-Normannistes, soutenus par les autorités soviétiques puis russes, qui voient en eux des Slaves. Inversement, les historiens scandinaves tendent à considérer comme « scandinaves » des objets nés d’une hybridation entre une tradition scandinave et les cultures locales. D’où l’importance de programmes de recherches transnationaux comme celui-ci…