Quel(-s) sens donnons-nous au temps ? A l’occasion du centenaire des PUF, J Chapoutot livre sa solide mise au point sur les origines, fabriques et destinées de quelques récits fondateurs. Le tout en neuf chapitres tour à tour épistémologique, philologique, philosophique et bien sûr historique.

Une enquête de plus sur le temps présent ? Sur le XXè siècle ? Non, Le Grand récit va bien au-delà. Ici, l’histoire et le récit, les récits se juxtaposent dans une démarche assez pédagogique et démonstrative. Mais qu’est-ce qu’un récit ? Un « discours d’inscription dans le temps » selon J Chapoutot, discours qui répond à un besoin anthropologique majeur, exorcisant la finitude consciente de l’Homme et vecteur de sens.

Omniprésente absence…

Dans une langue doctorale, J. Chapoutot narre la fin d’un monde – et peut-être le début d’un autre – matrice d’un désenchantement désormais assumé, dépassé et analysé par R Koselleck ou F Hartog. Le livre pose la question du sens de l’existence et de son inscription dans des récits, de sa perte (les deux Guerres mondiales) et de ses tentatives de renaissance (l’absurde entre autres) pour conjurer l’immense absence, partout présente d’Alain.

Depuis le précipice de progrès et d’individuation initié par les Lumières, l’Homme a en effet épuisé aux XIXè, XXè et XXIè siècles nombre de champs d’expérience et d’horizons d’attente, en littérature par exemple, comme l’esquisse le chapitre VI D’une voix blanche, où l’on retrouve J Cayrol et son écriture  »alittéraire » (ou encore l’impossibilité proclamée Outre-Rhin de concevoir un poème après Auschwitz). Mais aussi les lucides espérances d’un Camus. Dans l’après-guerre, disparition du personnage, dévalorisation rampante de la littérature, technicisation outrancière viennent laminer l’écriture d’avant.

et traque du sens

L’auteur observe la traque et la perte du sens à travers la chute du providentialisme chrétien sur le Vieux continent, ses rejetons apophatiques, la fin de l’histoire, le communisme, le nazisme et le fascisme, « religions séculaires » écrit Raymond Aron en 1944, hybrides aussi comme expressions enfin d’un “modernisme réactionnaire” (p 145), et morbides pour lesquelles l’histoire n’est que dilution d’une énergie primale. Mais dont les masses conquises se trouvent rassurées par ces idéologies qui garantissent une origine, un présent et une eschatologie pleine de promesses.

La quête du sens se déploie encore avec la fine auscultation du complotisme, ce deuil raté de la transcendance, nostalgie du sens, entre révolte et impuissance, “répondant à un besoin cognitif de mise en ordre du chaos (…) et de déchiffrement d’un monde trop complexe par l’identification d’un principe général” (p 208). Le tout consolidé par la douce sensation d’être initié, flatterie de l’ego. L’avant-dernier chapitre au titre géohistorique – Les isthmes du contemporain – est dédié à des modes plus ou moins conceptualisées, où dérives intellectuelles, politiques, existentielles et sociales du temps présent : déclinisme, djihadisme, illimitisme, obscurantisme et messianisme trouvent là leur place.

« Officier d’un état-civil savant »

L’ultime chapitre Lire et vivre le temps (ou lire, écrire et vivre les discours) dégage des perspectives intéressantes. Sur cette crête, J Chapoutot scrute la forme et le fond du travail ordinaire propres à l’élaboration et à la conduite du récit (historique), en convoquant les expériences d’I. Jablonka par exemple. L’auteur rappelle en outre le rapport spécifique au temps entretenu par tout auteur de récits historiques, caractérisé par une praxis singulière, toute de « lecture, contemplation, de méditation » (p 331), douce vie de l’esprit des Anciens et d’H. Arendt. Cette temporalité particulière de la pensée pour l’historien, « officier d’un état-civil savant » (p 320), télescope l’action forcenée et l’incitation à la production (le bios praktikos du philosophe grec, le negotium des Romains) chéries par notre temps et instigatrices de tant d’aliénations et de médiocrité.

Pour conclure, citons l’auteur pour qui il n’est « pas de temps, donc, sans récit » (p 352), ou sans sens, cette « forme d’équilibre entre le désir, la peur et la paix ». Toute l’Humanité de notre temps.

. Présentation de l’éditeur :

https://www.puf.com/content/Le_Grand_R%C3%A9cit

. Interview de l’auteur par la Librairie Mollat :