À travers le portrait de femmes rebelles, il est possible de comprendre ce qu’a pu être la vie d’une partie de la population états-unienne au lendemain de l’abolition de l’esclavage. Fuyant les états du Sud, les anciens esclaves cherchent un espoir et une solidarité communautaire dans les grandes villes métropolitaines de la côte est des États-Unis. C’est une époque où tout semble possible, une révolution avant Gatsby. Les femmes noires s’emparent des interstices du quotidien pour défier la loi, rompre avec les traditions, vivre une troisième révolution (les deux précédentes ont eu lieu sur les navires négriers et dans les plantations) : celle de la vie intime dans la ville, derrière la porte de la chambre à coucher. Les archives judiciaires et policières qu’a exploité Saidiya Hartman témoignent des condamnations régulières de ces jeunes filles noires que la morale juge pour leur comportement, leurs dépravations.
Saidiya Hartman, enseignante à Columbia, est une écrivaine américaine spécialiste des études afro-américaines, autrice de multiples ouvrages qui ont marqué par ses méthodes de travail et l’élaboration de sa réflexion. Elle associe la recherche historique et archivistique avec la théorie critique et le récit fictif. Comme l’écrit Audrey Célestine dans sa préface, Saidiya Hartman comble les trous, les silences et les omissions des archives. Elle transmet au lecteur une expérience sensorielle, particulièrement impressionnante dans ce livre en donnant vie aux femmes disparues au début du XXe siècle. Les grandes villes américaines deviennent actrices elles aussi de ce travail et non simplement des décors. La puissance de Vies rebelles est renforcée par des photographies insérées au gré des pages révélant les visages et les corps de celles qui hantent cette narrative non fiction.
La violence qui s’abat sur elles a un caractère multiple : raciale, économique et sexuelle. C’est l’histoire de Mattie Nelson qui débarque de Virginie en 1913 après avoir voyagé dans l’entrepont. Fuyant l’enfer de la domesticité qui inscrit encore les femmes dans un passé esclavagiste, elle découvre qu’avoir 15 ans à New-York ne lui offre pas de perspective si elle ne se les crée pas elle-même. Lingère dans l’humidité des laveries de Chinatown avant de démissionner, accouchant d’un premier enfant-mort, elle accueille dans son petit appartement des hommes avant d’être dénoncée à la police par sa voisine de misère. Son dossier, consulté par S. Hartman, comporte une note qui émane de la contrôleuse judiciaire stigmatisant la mère de Mattie « Sa conduite immorale a été répétée par sa fille« . L’histoire est écrite et se perpétue quand le regard de la société blanche se penche sur cette communauté et plus encore sur la moitié d’entre elles : ces femmes en rébellion contre un ordre établi où elles ne peuvent s’épanouir ou simplement vivre pleinement la vie qu’elles veulent pouvoir mener librement depuis 1865 comme l’État fédéral le leur permet. Même enfermée, Mattie continue de lutter pour sa liberté que même la violence des gardiennes ne parvient pas à museler. Cinq ans à peine après avoir débarqué dans la ville qui ne dort jamais, elle a déjà vécu mille vies dont certaines qu’elle s’est choisies.
Saidiya Hartman pousse les portes des slums, des futurs ghettos où vivront libres mais enfermées les femmes rebelles en mettant ses pas dans ceux du docteur Du Bois. Ce chercheur, afro-américain, diplômé d’Harvard, mène des enquêtes de terrain entre 1896 et 1898 dans les faubourgs de Philadelphie et réalise la première étude de cas de la communauté noire de cette ville. Alors que cette dernière apparaissait à la fin du XVIIIe comme un laboratoire de la démocratie noire, un siècle plus tard, le flot ininterrompu post-esclavage a transformé la physionomie du tissu urbain et de ses habitants. Un quart d’entre eux sont noirs, la violence et les émeutes se succèdent désormais et doivent être expliquées. Avec son jeune épouse Nina, le sociologue s’installe dans la pire zone du slum pendant un an pour y mener aux mieux ses observations. La pauvreté, le crime, le chômage, la prostitution emplissent les rues jour et nuit. Il publie en 1899 « The Philadelphia Negro: A Social Study » apportant des réponses aux interrogations de ses contemporains. Il y note la surreprésentation des jeunes (60 % ont moins de 30 ans), des femmes seules ou vivant en couple sans être mariées : les vies rebelles sont les plus nombreuses. Il y voit les explications de la crise sociale : morale laxiste, mépris du mariage, promiscuité sexuelle au sein de la famille dans les tenements misérables. Des femmes comme celle que le quartier surnomme « Mamie Shap« qui reçoit des hommes chez elle quand son mari n’est pas là, qui déambule seule dans les rues la nuit et fréquente les théâtres et les bars. Peu importe ! Tous ont en commun le désir de s’élever dans le monde : enfants victimes du racisme des blancs, jeunes en colère face à » un esclavage qui ne dit pas son nom « .
À New-York, la population noire se multipliée par deux entre 1890 et 1900 : le racisme débouche parfois sur la violence, la police effectue régulièrement des descentes dans les slums, la haine et les lynchages se développent alors que la ségrégation croît à Manhattan. Cependant, il existe toujours une interzone où les blancs viennent pour chercher du sexe, des prostituées, participer à des fêtes mixtes. Mary White Ovington, amie de Du Bois et co-fondatrice de la National Association for the Advancement of Colored People vit dans le quartier noir où elle mène des enquêtes sociales. Quel peut être le statut social de la femme noire dans la ville ? Tout à la fois gagne-pain, chef de famille, travailleur salarié quand les hommes ne travaillent pas, elle n’est pourtant pas au regard une femme à part entière. Alors, certaines, au coeur du ghetto mènent leur propre vie, forcent leur destin. Elles s’appellent Gladys Bentley, star de Harlem qui aime, vit comme un homme et épouse une femme blanche, Edna Thomas célèbre actrice qui vit en couple avec Lady Olivia Wyndham et fait la une de la presse. Il y a aussi celles que l’on qualifie d’indisciplinées : Esther Brown qui refuse de travailler et veut vivre ses rêves, Eleanora Fagan arrêtée à quatorze ans en maison de débauche et pas encore Billie Holiday.
Face à ces vies rebelles, la bonne société blanche new-yorkaise crée le Comité des Quatorze qui vise à mettre en place une véritable ségrégation raciale affichant une volonté de réguler les comportements qui menacent l’ordre public. La loi sur le vagabondage et celle sur les tenements insalubres permettent à la police de multiplier les arrestations qui visent principalement les prostituées ou celles considérées comme telles. Eva Perkings à la vie arrêtée ainsi que l’écrit Saidiya Hartman en tête du chapitre qu’elle lui consacre est l’exemple édifiant d’une vie rebelle confrontée à l’arbitraire de la police. Bedford Hills est la prison où toutes ces filles séjournent à un moment où un autre : la brutalité, l’isolement, la peur et les privations sont quotidiennes. Le New-York Times du 25 janvier 1920 raconte la véritable mutinerie qui touche les prisonnières de Lowell Cottage : protestant contre leurs condamnations et leurs conditions de détention, ces femmes rebelles, solidairement, défient l’autorité carcérale mais aussi la société. Loretta – dite Mickey – est l’une d’entre elles et le courrier (intercepté) qu’elle envoie à sa petite amie fait le récit des soulèvements auxquels elle a participé. La grève par le bruit, les cris, The Reformatory Blues franchissent les hauts murs de Bedford…en vain.
Mabel et Mildred, les autres vedettes des pistes de danse connaissent le plus grand espace de liberté qui est donné aux jeunes femmes noires : le cabaret. Quelle que soit la couleur de leur peau, les jeunes femmes de la ville s’y côtoient, prolongeant les soirées dans un appartement où les rires fusent et les bavardages futiles rendent la vie enfin joyeuse. Gladys, Ruth, Ethel, Jackie, A’lelia…vies rebelles des années 1920 dont les journaux new-yorkais racontent la vie et celles des plus célèbres. Mais Mabel ne réussit pas à vaincre son destin comme celui de milliers d’autres jeunes femmes noires : vie rebelle brisée par la dureté d’une époque et d’une ville qui n’acceptaient pas leur liberté.