Depuis près de dix ans maintenant, et notamment depuis la sortie de son livre consacré à l’histoire des continents, L’Invention des continents, Comment l’Europe a découpé le monde (2009), Christian Grataloup, éminent géographe et géohistorien, s’intéresse à la représentation du monde dans l’histoire. Dans ce dernier ouvrage, il entend démontrer qu’il existe de grands récits, des visions d’ensemble, qui structurent la pensée à l’échelle du monde, ce que le géohistorien nomme métagéographies, concept qui s’est progressivement imposé comme objet de réflexion depuis 1997 avec l’ouvrage de Martin W. Lewis et Kären E. Wigen, The Myth of Continents : A Critique of Metageography (University of California Press). L’objet premier de cet essai est de montrer que ces métagéographies, « ensemble de représentations collectives et de vocabulaire toponymique partagé » (p.10), suggèrent des grilles de lecture du monde dans lequel nous vivons. Refuser ces grilles de lecture c’est aller au devant de nouvelles fragmentations issues des tensions entre une volonté de globalisation et la fragmentation entre « ensembles sociaux distincts ». Le migrant deviendrait d’ailleurs souvent la « figure tragique de l’affrontement du mondial et de l’international » (p.17).

            L’essai propose trois hypothèses qui sont développées et argumentées en huit chapitres, de manière très érudite, faisant se croiser les apports de l’histoire, de la géographie mais également des sciences économiques et plus généralement sociales. La première hypothèse considère la représentation zonale Nord/Sud, c’est-à-dire zone du développement/zone du sous-développement, comme obsolescente. Grataloup veut ainsi montrer que les tensions sociales et économiques à l’échelle du monde sont passées d’une opposition intersociétale à la fin du XXe siècle à une opposition intrasociétale au début du XXIe siècle. La deuxième hypothèse consiste à re-imaginer une dichotomie entre Occident et Orient, bâtie sur une acception plus culturelle, plus « civilisationnelle ». Troisième et dernière hypothèse, Grataloup propose d’articuler les États-nations aux discontinuités sociétales construites par les métagéographies et fonctionnelles (Nord/Sud et Est/Ouest).

  1. Le couple Nord/Sud : c’est la lutte zonale !

            Dans l’imaginaire collectif des pays appartenant à l’hémisphère Nord, l’hémisphère Sud, située en bas dans la majeure partie des représentations, est assujetti au Nord et correspond à la zone climatique chaude. C’est une région qui est vue comme désertique, insalubre et vouée à la violence. Le terme « jungle » y est d’ailleurs attaché. Le mot, qui vient du sanskrit jangala, « désert », est une expression née dans le contexte de l’Inde coloniale et qui désigne la forêt équatoriale. Le terme ne correspond pas à une réalité botanique ni même biogéographique mais à une représentation d’un milieu naturel tropical humide, sauvage et violent, sans hiver. La « jungle », c’est la « zone » ! Le Sud est un univers impitoyable, violent, chaud et donc « inhabitable ». Christian Grataloup rappelle que ces représentations sont nées dans le contexte même de la colonisation qui laissa penser aux Occidentaux que les milieux chauds et humides étaient mortifères pour leur propre santé. Le peuplement de la Guyane en 1764 par 13 000 pauvres Lorrains et Alsaciens se solda, par exemple, par le décès de 90% de l’effectif dès la première année du fait de la fièvre jeune et du paludisme (cf. p.40).

            Grataloup montre ainsi que c’est la demande septentrionale qui a largement « inventé » le Sud (p.59). La notion d’Anthropocène, autour de laquelle s’anime un débat intellectuel assez vif, privilégie le marqueur du CO2 en négligeant souvent les rapports socio-économiques. En 1969, l’économiste Arghiri Emmanuel avait proposé de parler de Plantationocène en mettant l’accent sur le régime des plantations comme étape clé de la transition vers une nouvelle ère géologique ; la rupture est caractérisée par une circulation intense de plantes, d’animaux et d’êtres humains transformés en ressources.

            Si le couple Nord-Sud semble être institué comme nouveau découpage du monde au moins avec le Congrès de Berlin, en 1884-1885, lors duquel l’Afrique fut partagée par les pays industrialisés européens, l’expression « Nord-Sud » semble quant à elle adoptée à partir du début des années 1960. À l’orée des années 2000, l’organisation diplomatique de quelques pays émergents du Sud va changer la donne illustrant une sorte d’érosion de la zonalité mondiale. Le premier sommet des BRICS (acronyme gorgé par l’économiste Jim O’Neill en 2001), association géopolitique d’origine bancaire formée du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud), a lieu en 2009. Dès lors, le monde se trouve fractionné en trois ensembles économiques : le G7, les BRICS et les pays pauvres, ce dernier constituant un ensemble mal structuré et disparate.

  1. Rupture civilisationnelle Est/Ouest

            Autre rupture mondiale étudiée par Grataloup dans cet ouvrage, celle du découpage Est/Ouest. Cette rupture peut résulter d’une recherche récurrente du « milieu du monde ». À la conférence de Washington de 1884, le méridien de Greenwich fut adopté comme méridien d’origine. « Il allait alors de soi que le méridien 0° passait par le centre du Monde et que celui-ci se situait en Europe occidentale, à Londres » (p.129). Là encore, cette volonté de couper le monde par un méridien ne peut se comprendre que par la connaissance des métagéographies.

            Pour Grataloup, il existe un « méridien fantôme » qui est, dans la culture européenne, à l’origine de l’idée d’une fracture Orient/Occident. Il est « non linéaire, épais et visqueux » (p.134) et apparaît, tel un serpent de mer, à plusieurs moments de l’Histoire du Monde : entre l’Empire romain d’Orient et celui d’Occident, entre Orthodoxie et catholicisme, entre bloc communiste et capitaliste, entre Amérique et « Eufrasie ». Cet axe de réflexion invite à se poser la question de la place de l’Orient et/ou de l’existence même de plusieurs orients ? « L’Orient est une pièce essentielle de la métagéographie projetée par l’Europe pour se saisir du Monde » (p.150). Elle participe d’une vision ternaire métahistorique, Civilisation / Orient / Sauvagerie, que l’on retrouve à travers la représentation des rois mages au XVe puis au XVIe siècles (cf. L’invention des continents, 2009). La discontinuité spatiale fait alors écho à une discontinuité temporelle et à un métarécit du monde : « Les civilisations, qui ont démarré leur développement tôt, sont devenues trop anciennes, ankylosées dans le respect des traditions, plus reproductrices qu’innovatrices, bref se sont refroidies, laissant la place dans l’invention de la modernité à la jeune Europe » (p.151).

  1. Entre États et Monde

            Au terme d’un long et très riche argumentaire, Christian Grataloup en arrive à penser l’écoumène contemporain. « Le Monde contemporain, réticulaire à dominante maritime, est ainsi en tension avec des identités régionales ou nationales, civilisationnelles, dont la configuration géographique est nettement plus cloisonnante » (P.171). Découper l’écoumène qui semble être une pratique récurrente historiquement doit prendre en compte différents types d’échelons, depuis l’humanité jusqu’à l’individu. « Les agrégats sociaux sont mouvants historiquement et variables socialement » (p.175) : ils peuvent être constitués de 5 pièces (les 5 continents représentés par les 5 anneaux olympiques depuis 1913), de 8 (les civilisations de Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, 1997), etc.

            On constate qu’à l’heure actuelle, deux dynamiques anciennes et d’avenir sont simultanément en action : le fractionnement étatique qui libère le niveau mondial économique et financier et les regroupements régionaux qui régulent la sphère économique et financière mondiale. Cependant, cette lecture morcelée de l’écoumène ne peut se faire sans prendre en considération les métagéographies élaborées depuis des siècles par les différentes parties du monde. À la fin de l’ouvrage, Christian Grataloup propose une représentation du découpage métagéographique du monde contemporain, lointain héritier du découpage des cartographes médiévaux, rappelant que « l’Europe a dessiné et tissé simultanément le Monde et qu’ion n’a pas fini d’en retrouver les séquelles ». Il propose une représentation tripartite du type « T dans O » dans laquelle la partie occidentale serait fractionnée par un Occident au nord et un Sud. La partie orientale serait entièrement occupée par l’Asie. Les limites entre Occident/Sud et Asie/Sud seraient poreuses témoignant de nouvelles formes d’assujettissement du Sud à la fois à l’Occident et à l’Asie.