Jacques Lecompte-Boinet est un haut responsable de la Résistance largement méconnu. Lecompte-Boinet fut pourtant le fondateur et le chef d’un des plus importants mouvements de la zone nord de la France, « Ceux de la Résistance » ; il participa à la réunion fondatrice du Conseil national de la Résistance présidée par Jean Moulin, et resta membre du CNR jusqu’à sa dissolution ; celui-ci gagna Londres puis Alger pour rencontrer le général de Gaulle à l’automne 1943 ; il fut membre de l’Assemblée consultative créée à Alger par le général de Gaulle ; il participa aux événements de la libération de Paris, période pendant laquelle il fut l’équivalent d’un ministre des travaux publics ; Jacques Lecompte-Boinet défila aux côtés de De Gaulle sur les Champs Elysées , le 25 août 1944 ; De Gaulle en fit un compagnon de la Libération.

Un document exceptionnel aujourd’hui accessible à tous

Bruno Leroux écrit dans l’avant-propos qu’il fut « le seul représentant de cette envergure dont on connaisse aujourd’hui des mémoires rédigés à chaud dès 1946, et de surcroît partiellement issus d’un journal commencé lors d’un séjour à Alger et à Londres, puis continué dans la clandestinité à Paris ». Ces mémoires sont donc un document exceptionnel, connu des seuls spécialistes, et leur édition est un véritable événement. Les éditions du Félin peuvent en être remerciées, ainsi que Bruno Leroux, auteur d’un remarquable et indispensable appareil critique.

Si cet ouvrage peut être considéré comme une source pour la recherche, il est aussi d’une lecture passionnante pour qui s’intéresse à l’histoire de la Résistance, si l’on songe qu’il raconte l’aventure d’un homme modeste, un fonctionnaire plutôt timide, qui cherche longtemps un contact avec la résistance, le trouve difficilement, agit dans le cadre de petits groupes urbains au sein desquels la répression fait des ravages, fait plusieurs voyages en zone sud en passant clandestinement la ligne de démarcation, trouve finalement le contact avec la France libre, devient presque malgré lui le chef d’un mouvement de résistance reconnu par Londres, affirme son autorité jusqu’à devenir un membre de ce que Daniel Cordier appelait la Haute Société résistante.

Le suivre dans cette aventure tout au long de l’Occupation – il a une chance étonnante qui lui permet d’échapper à toutes les vagues de répression malgré ses activités -, ses rencontres innombrables (avec des dizaines de résistantes et résistants, des plus modestes sédentaires aux plus illustres figures, de Gaulle, Brossolette, Frenay, Germaine Tillion, Koenig…) et ses nombreux voyages en France et en Suisse, c’est véritablement découvrir la Résistance de l’intérieur. Les  centaines de notes infrapaginales rédigées par Bruno Leroux nous donnent en même temps une solide leçon d’histoire de la Résistance.

Jacques Lecompte-Boinet, résistant, fondateur du mouvement Ceux de la Résistance

Avant guerre. Il est né à Evreux en 1905, d’un père officier et d’une mère qui est la fille d’un riche notable de la ville. Fils unique, il effectue sa scolarité au lycée Janson-de-Sailly. « Il avait une mauvaise vue et de grosses lunettes, le cheveu blond était aplati et déjà rare ; il rougissait, son comportement était souvent gêné. » En 1927, après son service militaire, il intègre l’Ecole libre des Sciences politiques. Il y fait la connaissance de Françoise Mangin, 18 ans, fille d ‘un des plus illustres généraux de la Grande Guerre.

Il l’épouse en juin 1930 et entre chez Hachette, comme rédacteur aux Guides bleus. En 1933, il réussit le concours de fonctionnaire de la préfecture de la Seine au sein de la Commission de répartition des contributions directes de la ville de Paris. Trois filles et un garçon naissent entre 1931 et 1936. Le jeune couple est aidé financièrement par la famille Mangin et devient propriétaire d’une maison à Sèvres. « Adopté par les Mangin, Jacques pénètre dans un nouvel univers, intellectuellement stimulant, la veuve du général, née Cavaignac, est une femme d’une culture et d’une hauteur de vue remarquables (…) mais un milieu où la culture militaire et  le souvenir de 14-18 lui imposent un long temps d’adaptation. »

Chez Hachette, il fait la connaissance de la famille du fondateur des Guides bleus, Marcel Monmarché et de l’historienne d’art Emilie Tillion, puis de la fille de cette dernière, Germaine, jeune ethnologue. Son emploi est peu contraignant et il passe pas mal de temps à tenir son journal. Politiquement, c’est un homme de droite, très anticommuniste et hostile au Front populaire. Il a fait un voyage en URSS et a lu Mein Kampf.

Vers la résistance. Les notations de son journal révèlent son état d’esprit. Le 2 septembre 1939, il note : « Je fais lever les enfants pour écouter la Marseillaise (…) Le temps de l’étude est clos. Le moment d’agir est venu. Le moment de la lutte. Serais-je encore capable de lutter ?». En mars 1940, un ami lui parle « des crétins de l’Ecole de guerre », ajoutant « Pourtant il y a un homme intelligent et qui a écrit des livres que je vous conseille de lire : le colonel de Gaulle (…) Le nom de ce colonel ne me dit pas grand-chose et je néglige le conseil. »

De retour d’exode, il retrouve sa famille et sa maison qui a été préservée du pillage. « Martèlement de bottes, écriteaux allemands aux carrefours ; la douceur de l’Ile-de-France se change en une terrible impression qu’il sera désormais impossible de goûter quoi que ce soit de doux, tant que ces bottes frapperont nos pavés, tant que ces chants si beaux assombriront le jour. » Il croit d’abord au double jeu de Pétain, mais il cherche immédiatement des personnes qui, comme lui, estiment que la situation  est insupportable, « pour échapper à cette asphyxie intellectuelle (…) à cette impression d’étouffement »

Il entre en contact avec un groupe fondé par son collègue Jean Rous, qui a pris le nom de Mouvement national révolutionnaire (MNR). On y rédige un journal « violemment anti-maréchal ». « Je préférerais trouver une organisation d’aspect plus militaire ». Nous sommes à l’automne 1940, il cherche à intégrer ce qui va s’appeler la Résistance : « On parle d’organisations secrètes. Si secrètes que je ne parviens point à en trouver l’accès. »

Premiers contacts. Le contact tant cherché survient le 6 octobre 1941, avec l’organisation de Robert Guédon, l’un de ces pionniers de la Résistance trop souvent oubliés. Saint-cyrien, capitaine d’état-major, il a constitué à l’automne 1940 un groupe transmettant des renseignements à l’Intelligence Service. En septembre 1941, il a accepté la proposition de Frenay, fondateur en zone sud du MLN (Mouvement de Libération nationale qui devient Combat en décembre 1941) de tenter de créer une organisation commune aux deux zones, centrée sur la parution d’un journal, Les Petites Ailes de France, puis Résistance.

Son projet est et restera celui  de participer à une action militaire en liaison avec les Britanniques ou avec les services du 2e Bureau de l’armée de Vichy. Mais il doit se contenter de travailler à une revue de presse ! Il accepte l’autorité de ceux qui se présentent comme ses chefs. « Francette », son épouse, est informée, puis associée à toutes ses actions. En février 1942, il échappe de peu aux coups de filets qui déciment son organisation.

Ceux de la Résistance. Avec Henry Ingrand puis Pierre Arrighi, un avocat de 21 ans qui deviendra le chef paramilitaire du nouveau mouvement, profitant de l’aide ponctuelle de Germaine Tillion, il construit un nouveau mouvement, sur les ruines de celui de Guédon. Il y consacre toute son énergie, cherchant à nouer des relations avec d’autres groupes de la zone nord qu’il cherche à découvrir, mais aussi avec les plus puissants mouvements de la zone sud auprès desquels il espère trouver les fonds qui lui sont indispensables.

En juin 1943, puis en juillet, puis en septembre, il franchit clandestinement la ligne de démarcation et parvient à rencontrer Henri Frenay, puis Claude Bourdet, dirigeants de Combat. Il n’apprécie pas l’état d’esprit qui règne en zone sud, qu’il trouve trop peu militaire, trop politique, trop orienté à gauche. Créer et développer un journal et une action de propagande ne sont pas ses premiers objectifs ; il privilégie l’action paramilitaire et le renseignement. Il rompt avec Combat.

En juillet 1942, Arrighi et Lecompte-Boinet chargent Robert Reyl et Jean Roquigny de créer un réseau de renseignement, Manipule, qui deviendra l’un des plus efficaces de la zone Nord. Ils organisent des groupes en région parisienne et reprennent contact avec les groupes de Normandie et de Champagne qui ont survécu aux arrestations de l’hiver ; ils créent des antennes en Bourgogne et dans le Nord et intègrent le petit groupe lorrain Défense de la patrie.

C’est alors qu’il fait en zone Nord les rencontres décisives : d’abord en janvier 1943 celle de Manhès, le représentant de Jean Moulin à Paris, puis en mars-avril, Passy, le chef du BCRA londonien et Brossolette, qui, dans le cadre de la mission « Arquebuse-Brumaire » son venus structurer et unifier les mouvements de zone nord, tandis que Jean Moulin fait de même en zone sud. Sur les conseils de Manhès il donne un nom au mouvement qu’il est en train de créer. Comme il en existe déjà un qui porte le nom de « Ceux de la Libération », le sien s’appellera « Ceux de la Résistance » (CDLR).

Selon les exigences de Londres, le mouvement se structure en séparant les activités de renseignement, les activités paramilitaires et les activités de propagande. Le point faible est d’ailleurs l’absence d’un journal clairement identifié au mouvement. Des agents sont mis à la disposition du Bureau des opérations aériennes pour constituer des équipes de réception de parachutages.

Avec Jean de Vogüé et Pierre Arrighi, il représente CDLR au Comité de coordination de zone Nord, et au Comité de coordination militaire, créés par Brossolette dans le cadre de sa mission. Il est le chef reconnu du mouvement, même si les relations avec Jean de Vogüé seront toujours difficiles. En dépit de son hostilité à la présence des partis politiques au sein des institutions de la Résistance, il accepte d’entrer au Conseil national de la Résistance, au sein duquel son mouvement est admis.

Le 27 mai 1943, rue du Four à Paris, il est membre de l’assemblée clandestine que préside Jean Moulin. Notons qu’il n’est toujours pas clandestin et que sortant de la réunion fondatrice du CBR, il prend le métro pour rentrer retrouver sa famille à Sèvres, où ses enfants commencent à se douter que leur père, bien que partant au travail tous les matins à la même heure, pourrait bien avoir d’autres activités. En août 1943, il prend la présidence du comité directeur de CDLR formellement constitué. Au début de l’automne le mouvement compte 14 000 militants et couvre la quasi-totalité de la zone Nord. La répression le frappe alors terriblement, en Normandie, Champagne et Franche-Comté.

Début octobre 1943, il part pour Londres par liaison aérienne nocturne. Paul Arrighi assume son interim, mais il est arrêté, ainsi que son fils Pierre peu après. Vogüé réorganise le mouvement qui fait de nouvelles recrues (Michel Debré, Léo Hamon). Lecompte-Boinet prend contact avec la « capitale de la liberté », ainsi qu’avec les services et l’entourage du général de Gaulle.

Ce dernier est à Alger et il entend lui faire part des besoins de son mouvement ainsi que de l’état d’esprit de la population et de la Résistance en zone nord. Lecompte-Boinet part donc pour Alger, d’autant pus qu’il a été nommé député à l’Assemblée consultative provisoire (ACP) créée par de Gaulle. Il rencontre le général à plusieurs reprises et dresse de lui un portrait sur lequel nous reviendrons.

Il repart pour Londres et souhaite au plus vite rentrer en France. Ces relations avec les ministres, avec le BCRA, avec les divers responsables de la France libre sont exécrables. Il se sent marginal et constate qu’on « le prend pour un con ».  Il doit patienter longtemps avant de pouvoir trouver une place dans un avion vers la France. C’est plein de désillusions et d’interrogations qu’il met le pied de nouveau en zone occupée, en février 1944. L’activité du mouvement a repris, la répression a été surmontée.

De février à août 1944 il mène la vie d’un responsable de mouvement membre du CNR, puis secrétaire général des voies et communications. Il doit enfin passer dans la clandestinité et sa famille se réfugie en Suisse. Sa vie se passe en rencontres, discussions et parfois déplacements. Les questions essentielles qui le préoccupent sont ses relations avec Jean de Vogüé qui est membre de la commission militaire du CNR (le COMAC) et qui lui conteste sa primauté dans le mouvement, la préparation des opérations de libération et celle de l’épuration. Il siège aux réunions clandestines du CNR et, le 19 août, il s’empare du ministère des Travaux publics qu’il remet le 3 septembre à son titulaire René Mayer. L’historien Guillaume Piketty estime entre 60 000 et 70 000 l’effectif du mouvement au moment de la Libération.

Après la Libération, il siège à l’ACP en tant que membre du CNR. Il est successivement ambassadeur en Colombie (1946-1951), puis en Finlande (1951-1955), délégué de la France au Conseil de l’Europe (1955-1961) et ambassadeur de France en Norvège (1961-1965). Compagnon de la Libération, il meurt le 27 novembre 1974.

L’histoire complexe des mémoires de Jacques Lecompte-Boinet et leur nature atypique

Le document est exceptionnel. Aucun autre chef de grand mouvement représenté au CNR n’a rédigé ses souvenirs juste après la guerre, ni tenu pendant sa résistance de journal qui soit arrivé jusqu’à nous Parmi les résistants en général, en France, à Londres ou à Alger, les journaux et les carnets sont rares, davantage encore quand l’auteur prend le risque d’évoquer clairement son engagement.

Le document est composite. Il comprend des textes de natures différentes, écrits à des dates différentes et repris par l’auteur à des dates ultérieures. Le découpage des mémoires de Lecompte-Boinet est un choix de l’éditeur, tout comme leur titre, y compris l’appellation « mémoires ». Il existe trois versions dactylographiées de ces mémoires, conservées pour deux d’entre elles aux Archives nationales, et pour la troisième à la Fondation de la Résistance. L’histoire complexe du projet autobiographique de l’auteur explique cette situation.  Il comprend :

  • Des notes prises à partir de novembre 1943 à Alger puis à Londres. Il est conscient d’être un acteur-témoin de la grande Histoire, à la veille de sa première rencontre avec de Gaulle. Le journal devient vite un « exutoire à son sentiment de marginalité dans l’atmosphère d’Alger et de Londres ».
  • Un journal clandestin tenu à Paris presque jusqu’à la Libération, malgré des risques énormes, et en contradiction avec une règle fondamentale de sécurité. Dans ce journal sont notées ses rencontres, ses décisions, ses actions. Il y recopie bon nombre de circulaires, de délibérations et autres documents. Mais on y trouve aussi des anecdotes, et il demeure « le déversoir de ses sentiments et affects dans une période où la Résistance intérieure ressemble de moins en moins à celle qu’il a quitté en 1943. »
  • Cet ensemble a été complété en 1946-1947 par des souvenirs portant sur les quatre années précédentes, et révisé à plusieurs reprises. C’est l’époque où il témoigne aussi dans la presse. Il insère des notes de bas de page dans ses précédents écrits. Viennent ainsi s’ajouter des points de vue parfois différents qui révèlent sans les masquer ses reconstructions mémorielles successives. Pour certaines personnalités, c’est particulièrement vrai pour Jean de Vogüé, on peut lire son opinion de 1943, puis celle de 1946-1947 qui peut être différente. Au risque de paraître inconstant ou incohérent, il fait le choix de fournir de la matière aux historiens.

Ce qui s’appelle donc « mémoires » dans la présente édition « juxtapose deux modes d’écritures autobiographiques très différents, souvenir et journal (ce dernier fut-il entièrement révisé), d’autant que le journal est situé en fin de période. Les corrections manuscrites sont le reflet de ces tentatives pour « rabouter » ces deux modes d’écriture en un récit cohérent ». Lecompte-Boinet a renoncé à publier ce témoignage sur sa résistance, en le réservant aux historiens par un dépôt aux Archives nationales.

D’autres responsables de la Résistance livraient alors leurs témoignages à la Commission d’histoire de l’Occupation et de la Libération de la France (qui allait plus tard s’intégrer dans le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale), sous réserve d’une clause de non-divulgation immédiate. Lecompte-Boinet rencontra à plusieurs reprises l’historien Henri Michel (lui-même ancien résistant), secrétaire du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale et l’historienne Marie Granet, à laquelle il prêta un exemplaire, et qui publia la première histoire du mouvement Ceux de la Résistance.

Avec l’association Liberté-Mémoire, les éditions du Félin, fidèles à leur vocation de mettre ou de remettre à la disposition du public des livres qui témoignent de l’esprit et de l’histoire de la Résistance, ont estimé que « la meilleure façon de rester fidèle aux intentions profondes de l’auteur était de publier une édition critique du tapuscrit (…), incluant des variantes significatives de ses réécritures successives ».

Un appareil critique remarquable et indispensable

Le travail de Bruno Leroux prend une part essentielle à la réussite de cette édition. Longtemps directeur historique de la Fondation de la Résistance, co-auteur du Dictionnaire historique de la Résistance, l’historien Bruno Leroux est aujourd’hui l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la Résistance française. Il a fourni pour cette édition un important travail dont bénéficie le lecteur.

Les mémoires elles-mêmes comprennent trois parties. La première, 450 pages, « Zone nord – 1939-1943 » est découpée chronologiquement. C’est l’histoire de l’entrée en résistance, de la fondation et de la croissance du mouvement, de sa reconnaissance et de sa répression. La seconde, 62 pages, « Missions à Londres et à Alger Octobre 1943-février 1944 », se termine par le texte d’une longue lettre que Lecomte-Bonet adresse au général de Gaulle qui dit tout son dépit, et son franc parler : « Je crois fermement aussi que les gens sur lesquels vous êtes actuellement obligé de vous appuyer, ne sont pas vos soutiens naturels et qu’après s’être servis de votre immense prestige, ils saisissent la première occasion de se débarrasser de vous (…) Je repars pour la France, bien décidé à rester un Français de l’intérieur . »

La troisième partie, 410 pages, « En France-clandestin Février-août 1944 » a pour base les notes prises au jour le jour durant cette période : « J’avais planqué tous mes documents dans un lieu absolument sûr et j’y joignais chaque jour les notes que je prenais à la hâte le matin avant de quitter mon domicile clandestin (…) Et chaque jour je cachais les nouveaux feuillets dans le fond d’une énorme bibliothèque, où ils étaient pratiquement introuvables, même en cas de perquisition très poussée (…) Il est bien évident que je ne notais jamais les vrais noms, ni même les vrais pseudonymes, à fortiori les lieux de rendez-vous (…) Ce journal était pour moi un instrument de travail. Mais sa lecture serait par trop fastidieuse si je l’avais laissé tel qu’il fut rédigé. De même que j’ai redonné les vrais noms aux personnages dont je parle, j’ai opéré des coupes sombres dans le texte. »

Le lecteur découvre les innombrables rendez-vous de l’auteur et la nature des débats et polémiques stratégiques et politiques autour de la future campagne de libération du territoire, et de Paris plus particulièrement, et de la restauration des institutions républicaines. Il n’est curieusement pratiquement jamais question du programme du CNR, qui ne pose donc pas problème à cet homme de droite.

L’appareil critique comprend les très nombreuses notes infrapaginales et les 170 pages restantes : les sources et la bibliographie des notes, un indispensable index (les noms et pseudonymes cités par l’auteur sont innombrables), les variantes du texte, un avant-propos et une postface.

Bruno Leroux justifie ainsi la « densité » des notes de bas de page, qui « correspondent à deux exigences. La première consiste à donner des clés de compréhension des événements cités et de l’interprétation que l’auteur en donne, en replaçant celle-ci dans son contexte de l’époque. La deuxième tient au foisonnement des noms mentionnés. La plupart sont des résistants, et rappeler brièvement leur parcours permet de corriger la vision forcément étroite qu’un chef d’une organisation clandestine avait de la Résistance, y compris de son propre mouvement. Les nombreuses notices biographiques s’en tiennent, sauf exception, à l’avant-guerre et au parcours durant les années de guerre ». La lecture de ces notes nous en apprend beaucoup sur l’histoire de la Résistance et éclaire vraiment le texte.

La postface retrace avec minutie l’histoire des mémoires et propose deux études qui prennent les mémoires comme source pour l’historien : « Autour de Jacques Lecompte-Boinet : parcours résistants » et « L’histoire de la Résistance à l’aune des mémoires de Jacques Lecompte-Boinet ».

Une source pour l’histoire de la Résistance

Dans la première étude Bruno Leroux entend montrer l’utilité des mémoires « pour revisiter et approfondir le parcours de certaines personnalités importantes de la France libre et de la Résistance intérieure ». Il aborde les itinéraires de résistantes et de résistants de l’intérieur ainsi que de Français libres appartenant à trois cercles qui ont influencé Lecompte-Boinet : la famille Mangin, les codirigeants de son mouvement, et une amie résistante.

Les mémoires de Lecompte Boinet apportent un éclairage nouveau sur les parcours de Diego Brosset, et sur Stanislas Mangin, beaux-frères de Lecompte-Boinet, tous deux compagnons de la Libération et sur Françoise Mangin, son épouse. Elle est la quatrième des huit enfants du général Mangin et d’Antoinette Cavaignac. Stanislas est son frère ; Diego Brosset a épousé une sœur. Françoise Mangin a sans doute joué un rôle dans la décision de son mari d’entrer en résistance, en lui apprenant que ses deux frères, Louis et Stanislas « avaient basculé dans le choix clair d’un engagement antiallemand », alors qu’il voulait encore croire au double jeu de Pétain.

Elle fut étroitement associée à la vie résistante de son mari, elle fait partie du cercle très étroit sur lequel son époux s’appuie pour diriger le mouvement. Françoise Mangin est aussi son agent de liaison avec Pierre Brossolette ; « Elle semble bien faire partie de ces femmes en résistance dont le rôle, aux côtés de leur mari ou compagnon, est crucial quoique ne pouvant figurer dans aucun organigramme ».

Bruno Leroux précise ensuite à partir des mémoires les itinéraires de trois hommes qui dirigèrent avec lui le mouvement : Pierre Arrighi, Jean Roquigny et Jean de Vogüé. Ce dernier, venu de Combat, fut le chef par interim du mouvement CDLR qu’il réorganisa avec efficacité, en deux mois, après la vague de répression de l’automne 1943.

Son amie Germaine Tillion a d’abord résisté au sein de ce qu’il est convenu d’appeler le réseau du musée de l’Homme. Elle n’apparaît dans les mémoires de Lecompte-Boinet qu’en mai 1942, au moment où elle lui transmet sa connexion avec le réseau Gloria, un réseau de renseignement de l’Intelligence Service. Liée de longue date aux Mangin, la famille Tillion était entrée dans la vie de Lecompte-Boinet en 1929. Il avait consulté Germaine avant de s’engager dans l’organisation de Robert Guédon. Elle lui permit ensuite de renforcer son noyau parisien en le mettant en relation avec des résistantes déjà engagées à ses côtés.

La seconde étude entend « tirer quelques enseignements historiographiques de la vision qu’un résistant de zone nord comme Lecompte-Boinet a de ses camarades de zone sud et des Français libres, et pour dégager à travers son cas en apparence atypique, la figure d’un chef résistant ». Elle montre que « la partie « souvenirs » des mémoires de Jacques Lecompte-Boinet jette un éclairage irremplaçable sur le point de vue d’une partie de la droite résistante en zone occupée », devant une unification de la Résistance qui a été impulsée par des mouvements de la zone sud, davantage sensibles aux aspects politiques de l’après guerre, et majoritairement de gauche.

Elle démontre ensuite que le témoignage de Lecompte-Boinet permet de « remettre l’Histoire à l’endroit en ne considérant pas les années 1940-1944 comme un bloc, mais telles que les contemporains les ont vécues, en fonction des futurs proches qu’ils imaginaient de mois en mois et qui orientaient leurs choix pratiques ». Enfin « les mémoires de Lecompte-Boinet, grâce à leur rare faculté d’introspection, permettent d’examiner les ressorts des préjugés antisémites chez certains résistants appartenant aux élites cultivées », à commencer par Lecompte-Boinet  lui même

Un condensé de l’histoire et de l’aventure de la Résistance

Ce gros livre n’est pas qu’une matière première pour historiens ! Un lecteur désireux de découvrir l’univers de la Résistance peut s’y plonger sans réticence ; il ne le regrettera pas et en découvrira par immersion de très nombreux aspects. On ne prétendra pas que la totalité des aspects de la Résistance est abordée dans les mémoires de Lecomte-Boinet. Il n’est ainsi pas question des maquis et la résistance communiste est à peu près absente, si ce n’est en creux, quand il est question des débats au COMAC et de la stratégie d’action immédiate dans la perspective de la Libération.

Pour le reste que de richesse documentaire découverte en suivant le parcours d’un homme qui cherche et qui se cherche, timide et courageux sans s’en rendre compte, porté sur la scène de la grande Histoire. On le suivra à la recherche de ses premiers contacts, puis dans ses modestes activités au sein de ce que les historiens appellent aujourd’hui la primo-résistance. On découvrira les réalités de la vie du résistant sédentaire parisien, puis du clandestin parisien (qui n’hésite cependant pas à aller passer devant sa maison, et même à y rentrer de nuit pour récupérer un livre).

Avec lui on s’embarque la nuit en avion pour Londres, avec difficulté quand l’avion s’embourbe et ne peut redécoller (anecdote racontée par Lucie Aubrac dans Ils partiront dans l’ivresse, puisqu’elle prenait le même avion), et l’on voit comment il est parfois difficile de revenir quand, par deux fois, après avoir survolé tout le nord de la France l’avion repart car il n’a pas trouvé les feux qui signalent le terrain. On partagera sa formidable impression de liberté quand il arrive à Londres ; on ira au Maroc et à Alger. Au fil de ces voyages, toute une série de portraits sont tracés et d’anecdotes racontées. Et voici la grande histoire, les rencontres avec de Gaulle à Alger : « Quel visage impassible sur ce grand corps. En lui serrant la main, je pense à tous mes camarades de Paris. Je lui dis ma joie de le voir ».

Plus tard il est invité à dîner au domicile privé des De Gaulle : « En somme c’est un bien curieux homme. Pendant le dîner, il ne voulait manifestement aborder aucune question politique devant sa femme. Au café, il lui dit bonsoir et m’emmena au premier étage dans son cabinet de travail, puis, pendant trois heures d’horloge, me parla sans arrêt et sans me poser la moindre question (…) Evidemment, il ne met pas à l’aise. De plus, il ne paraît pas écouter, ne pose aucune question personnelle, le partenaire n’est qu’un objet inanimé (…) Quelle volonté ! Quel cerveau, mais quel mépris de l’humanité ! »

Enfin, c’est la note finale qui achève le résistant venu de France : « Je lui demande si nous recevrons des armes. « C’est dépassé, me dit-il, car la guerre est finie (la scène se passe le 14 novembre 1943) ; c’est sans importance (…) C’est bien la peine de se donner tout ce mal en France ! Pas un remerciement. »

Qu’on veuille bien me pardonner un compte-rendu un peu long. On aura, je l’espère, compris l’importance et le grand intérêt de cet ouvrage.

© Joël Drogland pour les Clionautes