Voyager et s’en souvenir, cet ouvrage est né d’un projet de thèse dans le champ de l’histoire de l’art et de la géographie. Danijela Bucher étudie la relation entre l’image et le voyage du XVIIIe siècle à nos jours, entre Anglais et Alpes suisses, grâce aux milliers d’estampes présentes dans les collections du National Trust, de la British Library et du British Museum.

Le voyage et l’image

Le voyage dans les Alpes

L’autrice montre l’évolution du voyage du « Grand Tour » au voyage de tourisme. Elle rappelle le contexte social du « Grand Tour » : voyage d’éducation de la jeunesse aristocratique européenne. Elle note la place grandissante des femmes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans les Alpes. Cette destination, d’abord perçue comme dangereuse, est de plus en plus prisée pour ses paysages pittoresques.

A partir des années 1820, le voyage se démocratise. Il évolue vers un voyage d’agrémentSylvain Venayre, Panorama du voyage. 1780-1920. Mots, figures, pratiques, Paris, Les Belles Lettres, 2012. Des agences de voyage se créent. Le voyageur devient touriste et les Alpes sont une destination recherchée pour ses paysages et son air pur.

La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par l’essor de l’alpinisme. Le développement du réseau ferré facilite l’accès des Alpes et permet un développement du tourismeDe 2 millions de nuitées en 1850, on passe à 24 millions en 1913 (p. 28).

L’imagier des Alpes et la Suisse au XVIIIe siècle

Ce sont une vingtaine d’artistes qui peignent les montagnes. L’autrice présente les ateliers suisses d’estampes et détaille les travaux du peintre Aberli à Berne. Elle montre les sujets abordés par les « petits maîtres suisses » : paysages, scènes de genreComme Le repas rustique, figure p. 47 et costumes.

Ces productions furent conservées au XIXe siècle par des collectionneurs qui sont étudiés dans la seconde partie.

Du regard curieux au regard artiste sur les Alpes

Ce chapitre revient sur la peintre Aberli et ses techniques.

Comment, au fil du temps, passe-t-on de reproductions d’après-natureCe qui en fit une source pour l’histoire des paysages et du climat comme le montre une exposition au Musée des Beaux-arts de Chambéry, L’adresse au paysage (12/05-2/11/2023) et la conférence de Sylvain Coutterand : Quand les œuvres d’art nous aident à comprendre les changements climatiques, le 14 octobre 2023 à une interprétation artistique du pittoresque ?

L’importance des souvenirs de voyages

L’estampe devient une trace, un souvenir du voyage. Certains voyageurs louent les services d’un peintre qui va immortaliser leur voyage, comme William Thomas Beckford qui engage John Robert Cozens en 1782.

La production d’estampes était importante, mais on n’a pas de certitude quant à leur rôle comme souvenir de voyage.

Pour son étude, l’autrice choisit de les considérer comme des objets et non comme des œuvres d’art. Elle en reconstitue le parcours de la fabrication à leur localisation aujourd’hui.

Le regard extérieur sur l’art suisse

Les récits de voyage sont une source pour connaître l’opinion des voyageurs sur les œuvres d’art suisses.

La perception de l’art suisse dans la littérature viatique avant 1800

Jusque vers 1750, la Suisse est un passage obligé pour les voyageurs, en route vers l’Italie. Dans leurs lettres ou récits les voyageurs ne parlent guère de peinture contemporaine.

Dans les « Guides de voyage » consacrés à la Suisse, on trouve quelques mentionsVoir les reproductions p. 129 à 133 pour la fin du XVIIIe siècle. L’œuvre la plus souvent citée est la Danse des morts de Holbein pour la ville de Bâle. Quelques guides évoquent Salomon Gessner.

D’autre part, dans les guides, des illustrations apparaissent, petit à petit, notamment les panoramas.

Cependant, l’avis général, sur ces œuvres, est plutôt négatif.

L’enthousiasme pour les estampes suisses

Ce court chapitre traite du goût du voyageur britannique John Tweddell pour les estampes, à la fin du XVIIIe siècle.

L’autrice analyse les œuvres achetées par Tweddell, les paysages dominent.

La perception de l’art suisse dans la littérature viatique après 1800

L’étude des guides de voyages (Baedeker, Joanne, Murray) montre que l’intérêt pour les œuvres d’art augmente. Des peintres sont cités, notamment Aberli à Bâle ; alors même que la durée des séjours diminue. Des guides, plus courts, citent sans beaucoup de précision ni d’avis les œuvres, mais font une plus grande place aux cartes.

Le XIXe siècle est aussi celui des livres illustrés où l’image tient une grande place comme celui d’Ann YosyÀ propos des voyages au féminin voir ce Bulletin de 2014, Switzerland, as Now Divided into Nineteen Cantons, paru en 1815, dans lequel les descriptions et estampes de costumes sont centrales. Celui de James Pattison Cockburn, Swiss SceneryReproduction d’une gravure à l’eau forte p. 152, cherche à montrer la beauté des paysages.

L’autrice présente quelques autres ouvrages de Brockedon, William Beattie ou William Henry Bartlett

L’appropriation matérielle des Alpes dans les Anglais

Cette troisième partie porte sur les œuvres rapportées en Angleterre et présentes dans les collections du National Trust, de la British Library et du British Museum.

Le parcours et la destination des objets suisses

Où ont été achetées les œuvres ? Où sont-elles exposées ? C’est un parcours dans les diverses « country houses », gérées aujourd’hui par le National Trust. L’autrice en présente quelques-unes comme lieu de conservation des estampes, mais aussi des objets, photographies… dont elle étudie la provenance, la nature, avant dans les chapitres suivant d’étudier quelques grands collectionneurs.

William Wingham : précurseur du voyage

Voilà un personnage amoureux de la montagne et des sommets qu’il a fréquenté. On lui attribue le nom de la « Mer de glace » qu’il visite en 1744. L’autrice resitue ses voyages à travers la Suisse en 1742Carte P. 205 et son goût pour les œuvres d’art qu’il collectionne, notamment en Italie. On peut les admirer à Felbrigg Hall à Norfolk.

Willam Assheton Harbord : un voyageur inaperçu

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il a rapporté surtout des objets réunis dans sa country house de Blickling Hall. Il affectionnait les scènes de vieReproductions aux pages 226-227 et suiv..

Les dames Parminter : la découverte féminine des Alpes

Trois femmes de la famille Parminter se lancèrent dans le ‘Grand Tour », mais on n’en a peu de traces, sauf une mention dans le Mercure de France, en 1786, pour leur ascension du Buet. Elles ont rapporté de leur voyage quelques estampesReproductions p. 253 à 247 et des meubles, présents aujourd’hui dans la maison A la Ronde, près d’Exmouth. L’inventaire montre le goût pour la collection, en particulier de coquillages dans un but encyclopédique.

Un peintre amateur dans les Alpes

Ce chapitre est consacré à Richard Colt Hoare, archéologue, artiste et voyageur. Sa vie, ses voyages, en Suisse en 1786 lui, permettent de rencontrer des artistes : Aberli, Freudenburger, Dunker qu’il admire et dont il rapporte les estampes. Il dessine lui-mêmeReproductions p. 283-285 des paysages. Il a acheté des aquarelles représentant l’Italie, signées d’Abraham Louis Ducros et de John Robert CrozensReproductions : Ducros p. 290-291 – Crozens P293-295.

George III, un géographe amateur

Ce chapitre permet de comparer les collections des voyageurs avec celle du roi George III, qui lui ne s’est jamais rendu en Suisse. La bibliothèque royale renferme le catalogue des estampes que George III avait réuni dans « une bibliothèque qui contenait tous les livres qu’un savant du dix-huitième siècle pouvait désirer »Citation p. 307.

La très riche collection de près de 60 000 images, cartes géographiques fut réunies, à travers l’Europe, pour le roi par son bibliothécaire Frederick Augusta Barnard. Pour se faire une idée, on pourra consulter les nombreuses reproductions, dont un détail de « Nova Helvetiae » de J. J. ScheuchzerPage 325 et quelques estampes d’AberliPages 328, 331.

Les alpinistes : connaisseurs des cimes et des estampes

Cette partie aborde la seconde moitié du XIXe siècle.

Les spectacles d’Albert Smith à Londres

Dès les années 1820, des manifestations culturelles, à Londres, mettent en valeur les vues panoramiques des Alpes. Ces panoramas à 380° étaient proposés dans des rotondes. La rotonde du Leicester-square propose un spectacle sur BerneExtraits des livrets qui accompagnaient ces spectacles : Vues panoramiques de Berne, p. 345 et du lac Léman, p ; 347 dès 1821.

Albert Smith, un des fondateurs de l’Alpine Club, présente à l’Egyptian Hall le Massif du Mont-BlancReproduction p. 348. Ce spectacle suscite l’engouement du public londonien et a, sans doute, contribué au développement du goût anglais pour l’alpinisme.

Le tout premier club alpin du monde

L’Alpine Club fut fondé, à Londres, en 1857Pour être membre, il fallait, outre deux parrains, avoir gravi une montagne de plus de 13 000 pieds (environ 4 000m). Ce lieu d’échange d’informations entre pratiquants devint très vite en lieu d’échange de représentations de la montagne. Se plaignant des représentations picturales fantaisistes des sommets, les membres, s’inspirant des premiers daguerréotypes de Dardel et Bernabé, se lancent dans la photographie. C’est le cas d’Hereford Brooke George ou de W. de W. Anney.

L’Alpine Club devient alors un lieu d’expositions qui propose des peinturesComme celles de Gabriel Loppé en 1873 et des photopgraphies. L’autrice note que le célèbre alpiniste Edward Wymper s’était rendu dans les Alpes, d’abord, à la recherche de sujets pour ses gravures.

Les membres de l’Alpine Club furent des collectionneurs d’images alpines, comme le montre les livrets d’estampes de Robert Whyte Lloyod, de Frederik Gardiner, de C. W. Nettleton ou de Charles Edward Mathews qu’analyse l’autrice. Outre les paysages, les images représentant les ascensionsReproductions P. 347, 375, 378.

Robert Wyllie Lloyd collectionneur d’« Helvetica »

Ce chapitre est consacré à ce grand collectionneur d’insectes, d’objets et d’estampes alpines qu’il classe par graveurs, et non par sujet. Sa grande connaissance des estampes l’amène à être commissaire d’expositions. L’autrice étudie les sources et modes d’acquisitions de la collection.

Conclusion

Les œuvres, un temps considérées comme mineures, ont gagné aujourd’hui le rang d’œuvres d’art.

 

Les très nombreuses reproductions de gravures, estampes, peintures, outre leur intérêt documentaire, de cet ouvrage, rendent cet ouvrage agréable à lire, à parcourir.