Il y a deux cent ans, en battant l’armée autrichienne dans la plaine du Danube, Napoléon Ier remportait sa dernière victoire stratégique majeure. Le bicentenaire du Premier Empire poursuivant son étrange chemin dans une ahurissante clandestinité, le souvenir de cet événement aurait pu passer inaperçu. En effet, après le déni d’Austerlitz et l’oubli d’Eylau, l’été 2009 a été caractérisé par l’escamotage de Wagram. Cette occultation peut sembler d’autant plus grotesque qu’elle contraste avec les commémorations souvent fastueuses organisées par les vaincus d’hier, qui assument avec fierté ce passé européen renié par l’incompréhensible amnésie française. Mais ne doutons pas de la capacité au masochisme historique de nos élites morales et politiques : pour clore dignement une décennie de non-évocation, Waterloo sera à coup sûr pompeusement célébrée par une France officielle pieusement confite en repentances.
Dans ce désert commémoratif, seule donc la veille mémorielle et scientifique des historiens arrache au silence la dernière campagne victorieuse de de Napoléon Ier. Tel est l’objet du présent ouvrage issu de la plume de Frédéric Naulet, spécialiste reconnu de l’artillerie de l’Ancien Régime qui s’affirme comme un des auteurs de référence actuels sur l’histoire militaire du Premier Empire. Antérieurement à cette étude sur Wagram, il a déjà publiés chez le même éditeur deux titres consacrés à la campagne de 1807 en Pologne, respectivement dédiés à «Eylau» et «Friedland».
La dernière campagne victorieuse de Napoléon
Le propos développé par l’auteur est plus vaste que le titre métonymique de son livre ne le suggère. Si Wagram est naturellement au coeur du propos de Frédéric Naulet, c’est en fait un véritable tableau d’ensemble de la campagne de 1809 qu’il propose au lecteur. Après avoir présenté la situation générale de l’Europe à l’orée de celle-ci, les données stratégiques ainsi que les forces et les acteurs en présence, il dépeint avec un évident souci d’exhaustivité le déroulement intégral de la campagne, de la quadruple offensive autrichienne lancée en avril 1809 jusqu’au traité de paix signé au mois d’octobre. Calculs stratégiques, évolutions opératives et péripéties tactiques sont restitués avec soin, dans la filiation balisée de l’histoire militaire conventionnelle.
Si les deux moments forts de la campagne, l’échec d’Essling et la revanche de Wagram, sont bien au rendez-vous, le lecteur un peu averti plongera sans doute avec un intérêt plus neuf dans le jeu complexe des opérations périphériques, en Pologne notamment (où s’entrevoit le double jeu des Russes), mais aussi en Italie, en Dalmatie, en Saxe et en Franconie, sans oublier l’insurrection du Tyrol, la chevauchée audacieuse -ou désespérée- du major Schill et la piteuse expédition de Walcheren. On peut également apprécier l’attention prêtée aux paramètres logistiques ainsi que l’accent judicieusement mis par l’auteur (tropisme de spécialiste oblige !), sur l’action et l’emploi de l’artillerie à Essling, sur l’île de Lobau et évidemment à Wagram, où la mise en oeuvre de la célèbre « grande batterie » joue un rôle déterminant dans la victoire, préfigurant l’emploi croissant de cette arme qui culminera à Leipzig. On peut enfin savoir gré à Frédéric Naulet d’avoir décrypté de façon accessible aux non initiés la mécanique laborieuse de la bataille dans sa dimension de partie d’échecs, en soulignant la part des aléas du terrain (le franchissement du Danube et les manoeuvres dans la plaine du Marchfeld s’agissant de Wagram), l’impact des décisions plus ou moins avisées des chefs (en particulier les grands subordonnés des deux généraux en chef parmi lesquels, curieusement, l’auteur semble plus sévère à l’égard du réhabilité Macdonald qu’envers le douteux Bernadotte), sans oublier les enjeux du moral et l’expérience des troupes.
Les vulnérabilités nouvelles de la Grande Armée
Pour la dernière fois, en 1809, Napoléon dicte sa loi à l’Europe. Même si elle constitue la dernière victoire stratégique majeure de l’Empereur (toutes brillantes qu’elles puissent être ponctuellement, les suivantes n’auront plus qu’une envergure tactique, de Borodino jusqu’aux ultimes prouesses de la campagne de France en 1814), Wagram révèle les limites militaires et diplomatiques de sa domination. Pour la première fois, Napoléon a vaincu l’armée ennemie sans la détruire. En ce sens, il s’agit d’un tournant majeur dans l’histoire militaire de son règne. Preuve de la créativité de son génie tactique, l’avènement de l’artillerie comme nouvelle reine des batailles constitue aussi un palliatif aux faiblesses croissantes de son outil militaire. L’érosion de la supériorité qualitative et manoeuvrière des troupes impériales résulte de la substitution de plus en plus massive de conscrits inexpérimentés aux vétérans décimés. Au niveau du commandement, si Napoléon conserve un ascendant stratégique et psychologique indéniable sur son vis-à-vis, l’archiduc Charles, la relative parité tactique qui s’affirme entre eux sur le terrain démontre que l’Autrichien a été à la meilleure école : celle de son illustre adversaire. L’énergie et la résolution du premier l’emportent finalement sur l’indécision du second notamment parce que l’élève craint encore le maître. Trois ans plus tard, le Russe Koutouzov n’aura plus de telles inhibitions… Enfin et surtout, rien n’est réglé sur le plan diplomatique. Alliés insincères et vaincus à l’affût sapent un ordre napoléonien d’autant plus trompeur que sa façade est imposante.
C’est donc un outil de référence solide que l’on doit à Frédéric Naulet. Sur le plan formel, la lecture est agréable et aisée, imagée par les témoignages des protagonistes des événements (tels l’emblématique grognard Coignet, le musicien Girault, le général Savary ou l’Autrichien Grueber) et facilitée par une copieuse sélection d’annexes documentaires (ordres de bataille, cartes et illustrations). On peut toutefois regretter quelques erreurs ponctuelles qui sont sans doute le fruit de coquilles informatiquesL’adjudant-commandant de Trinqualye est rétrogradé en simple adjudant-major p.49-50, une 7e demi-brigade de ligne ressuscitée des temps révolutionnaires fait une furtive apparition p.51, et un lecteur distrait pourrait présumer que les Souvenirs des guerres d’Allemagne du baron de Comeau, abondamment et utilement cités, auraient été prophétiquement publiés dès 1807… bien qu’en fait leur édition date plus plausiblement de 1900., même si le curieux choix de titrer le maréchal Lefebvre duc de «Danzig» à l’allemande est peut-être délibéré. Ces petites désagréments mineurs ne sont que de furtives aspérités dans une lecture par ailleurs instructive et plaisante, qui confirme le renouveau actuel de l’histoire militaire et ponctue dignement le millésime 1809 d’un bicentenaire éludé.
Guillaume Lévêque © Clionautes.