Zabriskie Point, le film d’Antonioni (1970), s’ouvre sur une Assemblée générale mélangeant étudiants noirs et blancs, mais dirigée par des Noirs partisans de l’explosif et du cocktail Molotov et qui estiment qu’« un gauchiste blanc, c’est du flan ! » et que « Les noirs sont de l’autre côté ». Un peu plus tard dans le débat, une étudiante blanche s’interroge : « On comprend les raisons qui poussent les Noirs à être révolutionnaires. Mais les Blancs ? »

Ces questions sont au cœur de l’ouvrage que Dan Berger, doctorant à l’Université de Pennsylvanie et militant politique radical (il a co-édité Letters From Young Activists : Today’s Rebels Speak Out, 2005, un ouvrage collectif qui donne une voix à la nouvelle génération de militants nord-américains), consacre à la Weather Underground Organization (WUO), groupe d’étudiants issus de la middle class, qui, à la fin des années 1960, mena une lutte armée révolutionnaire contre l’État fédéral américain, ce qui lui valut d’être considéré par J. Edgar Hoover comme « le groupe révolutionnaire le plus violent, le plus tenace et le plus pernicieux des Etats-Unis ». L’ouvrage repose sur de très nombreuses sources (archives, presse), une imposante bibliographie, et avant tout sur des entretiens avec d’anciens membres de la WUO. L’un d’entre eux, David Gilbert (condamné à 75 ans de prison au minimum après son arrestation en 1981 après l’attaque d’un fourgon de la Brink’s par la Black Liberation Army et des révolutionnaires blancs, qui causa la mort d’un convoyeur et de deux policiers), sert de « fil conducteur » au récit, qui commence et se termine par sa rencontre en prison avec l’auteur du livre. L’ouvrage offre aussi les biographies des personnes interrogées et une précieuse chronologie détaillée, dans laquelle, erreur d’impression, l’année 1954 a disparu, ce qui place Diên Biên Phû et l’arrêt « Brown vs. Board of Education » interdisant la ségrégation raciale dans les établissements scolaires en 1949…

Dan Berger a divisé son livre en trois parties. Tout d’abord il met en place le contexte des luttes sociales et politiques aux États-Unis dans les années 1960, en insistant sur l’essor du Black Power, sur le mouvement contre la guerre du Vietnam et sur la principale organisation blanche de gauche, Students for a Democratic Society (SDS), divisé en nombreux courants comme la tendance maoïste du Progressive Labor Party (PL, qui refusait le soutien aux mouvements nationalistes de libération noirs (Black Panthers) et tiers-mondistes ainsi que la contre-culture en plein essor dans la jeunesse) ou la tendance dominante du Revolutionnary Youth Movement (RYM, soutenant ce que le PL rejetait). En juin 1969, onze militants publièrent dans New Left Notes un article intitulé « You don’t need a weatherman to know which way the wind blows » (« Pas besoin d’être météorologue pour connaître le sens du vent », extrait de la chanson de Bob Dylan Subterranean Homesick Blues), manifeste du Weatherman appelant à constituer une « force armée blanche » révolutionnaire alliée aux mouvements de libération nationale anticolonialistes, anti-impérialistes (Viêt-cong) et antiracistes et en particulier au mouvement de libération afro-américain (Black Panthers), et à « ramener la guerre à l’intérieur du pays ».

Dans une deuxième partie, Berger décrit l’essor du Weatherman. De juin 1969 à mars 1970, c’est l’essor rapide : prise de contrôle du SDS mourant, manifestations et combats de rue (par exemple les « jours de rage » à Chicago du 8 au 11 octobre 1969, contre la police, « évasions de prison » ( (en fait invasion d’établissements scolaires et universitaires pour « libérer » les étudiants), début de petits attentats à la bombe. Ce faisant, le Weatherman s’aliène une partie de la jeunesse blanche et des mouvements de gauche, et encore plus avec son slogan « Luttez contre le peuple » (c’est-à-dire contre l’Amérique blanche contaminée par des privilèges blancs, le racisme et la suprématie masculine) et ses sessions internes de vigoureuses critiques et autocritiques puis attentats à la bombe contre des institutions fédérales. En mars 1970 trois membres du Weatherman meurent dans l’explosion d’une bombe artisanale, ce qui précipite le passage à la clandestinité sous le nom de Wheather Underground Organization. La WUO organise des attentats à la bombe (en veillant à chaque fois à ce qu’ils ne fassent pas de victimes) contre des bureaux officiels d’États ou fédéraux (Pentagone, Capitole), contre des sièges de grandes entreprises, et publie des textes politiques, dont un journal politique et un ouvrage, Prairie Fire, dont le succès permit la création d’une organisation non clandestine, le Prairie Fire Organizing Committee qui finit par entraîner la disparition de la WUO fin 1976-début 1977 et la sortie de clandestinité de la plupart de ses derniers membres.

Dans une dernière partie très militante, Dan Berger essaye de tirer les leçons politiques et les héritages de cette expérience, en insistant sur la nécessité de combattre ce qu’il appelle le « système carcéro-industriel » américain, de mener une lutte constante pour soutenir les prisonniers politiques américains et pour la solidarité politique avec les luttes afro-américaines, tiers-mondistes, altermondialistes et féministes.

On pourra certes reprocher à Dan Berger d’avoir écrit une histoire très militante du Weather Underground, qui repose beaucoup (trop ?) sur la parole de ses anciens membres. Ainsi, lorsqu’il cherche à connaître les motivations de leur engagement, il obtient invariablement les réponses suivantes, qui reprennent les slogans de l’époque : ouvrir un second front chez les Blancs pour soutenir et faciliter la lutte du mouvement de libération nationale noir, militer contre la guerre du Vietnam et pour la solidarité avec le Tiers Monde, combattre l’impérialisme américain et le suprématisme blanc. On aurait aimé en savoir plus sur les motivations et les parcours personnels de chacun des membres de la WUO (élevés dans un monde de suprématie blanche, justement), comme on aurait aimé entendre plus la voix de ceux qui, dans les mouvements noirs et portoricains ou dans les mouvements radicaux blancs ou interethniques, condamnèrent les actions de la WUO, ainsi que celle des forces (politiques, policières) qui combattirent la WUO, d’autant que Berger explique sa radicalisation du mouvement par l’intensité de la répression politique contre le mouvement noir.

Reste que le livre éclaire, pour le lecteur français, un pan mal connu de l’histoire des États-Unis dans les années 1960-1970. Il apporte à ce titre des éclairages très intéressants sur l’intensité de la remise en cause du modèle américain à cette époque : par exemple en mai 1970, après l’intervention de Kent State (Ohio : la garde nationale tira sur 200 étudiants non armés, en tua quatre et en blessa neuf), on compta 4 350 000 étudiants manifestant dans tout le pays (60% des étudiants), 73 campus marqués par des affrontements violents, près de 350 établissements en grève et plus de 500 écoles fermées, plus de 1800 arrestations en quinze jours et 24 interventions de la garde nationale dans 21 universités et 16 États, mais aussi 169 attentats à la bombe et incendies criminels. On pourrait aussi citer les sondages : en 1968, 368 000 étudiants se définissent comme des révolutionnaires (près d’1,2 million en 1971), et 44% d’entre eux jugent justifié l’usage de la violence au nom du changement social en 1970. Dan Berger donne aussi de précieux aperçus sur la répression de ces mouvements par la police, qui assassina de nombreux militants et manifestants noirs et manipula les faits et les preuves, et la justice, qui condamna très souvent à de très lourdes peines les militants noirs et blancs.

Enfin, on soulignera l’utilité, pour nos enseignements, de la réflexion, qu’on pourra bien sûr discuter, que mène Dan Berger, au début de l’ouvrage (p. 22-29), sur les années 1960. Il conteste en effet la distinction usuelle entre la première moitié libérale et enthousiaste de la décennie, le « meilleur » des Sixties, et sa deuxième moitié, la « fin du rêve » avec la montée du Black Power et du radicalisme, incarné par le Weather Underground.. Pour lui, ce mythe des deux Sixties est « l’absence de prise en compte des raisons pour lesquelles des individus firent le choix de la radicalité et de l’activisme » (p. 24) et en particulier l’impact de la répression d’État assassinant des militants noirs, latinos et indiens ; c’est oublier aussi « le sentiment que tout était possible, la croyance réelle et logique que la révolution n’était pas seulement envisageable, mais qu’elle allait advenir. Scinder cette décennie en une bonne et une mauvaise période, c’est passer à côté de la continuité entre les luttes et des œuvres magnifiques accomplies par les mouvements révolutionnaires de l’époque » (p. 24-25).

Laurent Gayme