Les éditions du Seuil rééditent la thèse dʼ Olivier Wieviorka
consacrée au mouvement de Résistance Défense de la France (DF) et publiée en 1995. L’auteur s’est appuyé sur d’importants fonds d’archives, mais aussi sur de nombreux entretiens réalisés avec les membres de Défense de la France dans les années 1980. L’auteur a cherché à rompre avec une histoire “hagiographique” et à réaliser une histoire globale du
Mouvement: fondation, activités, répression, mais aussi analyse géographique, sociologique, et psychologique ou éthique du mouvement (quels sont ceux qui refusent la passivité et choisissent l’engagement ?),sans négliger les enjeux politiques au moment de l’unification de la Résistance, ou les enjeux de l’après-guerre.
1) Les logiques de l’action
Défense de la France ( DF) est né du traumatisme de la défaite, en novembre ou décembre 1940. Ses fondateurs, Philippe Viannay et Robert Salmon sont tous deux étudiants en philosophie et ont participé à la Campagne de 1940. L’idée de créer un journal clandestin semble venir de la création du journal “ La libre Belgique” au cours de la première guerre mondiale. Les premiers membres de DF sont des étudiants, des
universitaires, des industriels.On compte également des immigrés russes, souvent arrivés en France avant 1914, parmi lesquels la future femme de Philippe Viannay, Hélène. De nombreux membres de DF sont marqués par le christianisme, en particulier Philippe Viannay.
Les fondateurs de DF, n’optent pas pour une résistance militaire (partir à Londres , créer un réseau de renseignements),mais ,et cʼest essentiel, choisissent , au moins dans un premier temps , une résistance civile , et une résistance morale. Il s’agit de faire prendre conscience à la population des méfaits de lʼ occupation allemande. L’activité principale de DF est l’impression et la diffusion d’un journal, ”Défense de la France”.
Ses initiateurs se procurent plusieurs machines destinées à l’impression (l’une d’elle est cachée pendant plusieurs mois dans les caves de la Sorbonne), ses militants se forment aux techniques de la typographie. Cette activité est risquée ; à plusieurs reprises les machines doivent être
déplacées, et DF échappe de justesse aux perquisitions. 21
numéros sont publiés entre août 1941 et novembre 1942, soit une publication bimensuelle, et son tirage passe de 3000 à 10000 exemplaires, chiffres comparables à ceux d’autres journaux de la Résistance.Le journal constitue le pivot de l’activité de DF: il permet de constituer un réseau de diffuseurs et de gagner la sympathie de la population.
Le premier objectif du journal est de contrer la propagande allemande et de mener un combat moral. DF dénonce la barbarie nazie, au nom de la
défense de la civilisation, et de la défense de la France.Le journal dénonce l’anglophobie, les pillages allemands et la germanisation de l’Alsace-Lorraine, informe ses lecteurs des revers de l’armée allemande en URSS. Le journal dénonce la barbarie nazie (traitement infligé aux prisonniers soviétiques, rafle du Vél dʼhiv). À l’égard de Vichy, DF, et surtout
Viannay, est plus ambigu. Le journal refuse clairement le défaitisme, le “masochisme moral” de Vichy et condamne la Collaboration. En revanche, Viannay ,à la différence d’autres membres de DF,est plus indulgent pour la politique intérieure de Vichy, y compris la politique xénophobe et antisémite, et croit longtemps au “double jeu “ de Pétain. Au total, le journal appelle à une résistance morale dont témoignent par exemple les célèbres «conseils à l’occupé».
2) L’extension du mouvement
À partir de 1942, le mouvement connaît une forte croissance, en zone sud, mais surtout en Bretagne et dans lʼ’Est , en particulier en Haute-Saône. Il peut s’agir soit d’adhésions à DF, soit du rattachement de petits groupes de Résistance déjà constitués qui cherchent à s’intégrer à une structure plus importante. Le journal modifie son message. La place accordée à la dénonciation de l’Allemagne ou de Vichy diminue; en revanche, les appels à la mobilisation de la population occupent une place plus importante. Viannay, qui signe ses articles du pseudonyme d’Indomitus
dénonce l’attentisme. DF incite également les jeunes Français à se soustraire au STO. Défense de la France reste discret sur les persécutions raciales, mais consacre un numéro aux atrocités nazies, en particulier aux camions à gaz et au camp d’Auschwitz.
Cette discrétion, qui étonne aujourd’hui, doit être replacée dans son contexte. D’une part l’ampleur des crimes nazis était difficilement imaginable. D’autre part, comme de nombreux autres Résistants, DF ne voulait pas distinguer entre les victimes du nazisme. Cependant, le journal ne modifie pas son message en profondeur. Le mouvement se montre hostile à l’action immédiate,au moins jusqu’en 1944. Il reste fidèle à l’action civile, à la défense de la liberté.
Surtout, entre 1942 et 1944, l’organisation se renforce de manière importante. DF possède plusieurs presses d’imprimerie, ce qui lui donne une grande autonomie. Elle parvient à obtenir d’importants stocks de papier. Défense de la France arrive au premier rang des journaux clandestins. Il tire 100 à 120 000 exemplaires en 1943 et atteint un tirage de 450000 en janvier 1944.
Ces succès s’expliquent par une organisation solide, par l’arrivée à DF de professionnels de l’imprimerie, et par le cloisonnement des activités , comme la séparation de la composition et de l’impression. Surtout DF réussit à publier pratiquement un numéro par mois.
Le journal occupe un rôle essentiel dans la structuration du mouvement. Il attire des sympathisants, qui souhaitent d’abord devenir des diffuseurs, et s’engagent ensuite plus avant.
L’activité de DF ne se limite pas à l’impression du journal. Dès 1942, le mouvement met en place une centrale de faux papiers, qui ne se contente pas d’établir de fausses cartes d’identité ,mais qui dispose d’une gamme complète de documents, ainsi que de faux tampons.
De manière indirecte, DF se lance dans l’action militaire ou le renseignement. En effet, en Bretagne ou en Franche-Comté de petits réseaux de Résistance s’étaient organisés autour d’activités de renseignement, de passage en zone libre ou de sabotage.
Lors de leur rattachement à DF, ils conservent ces activités. Ainsi ,en
avril 1944,des Résistants bretons faut sauter d’importantes cuves de gasoil. Mais ces actions ne touchent que 15% des militants.
3) Les prismes de l’engagement
Olivier Wieviorka consacre une partie de son livre à la sociologie, voire à la
“psychosociologie”de l’engagement dans DF.
DF compte environ 3000 militants, chiffre comparable à celui d’autres mouvements. La plus grande partie des militants adhère au cours de l’année 1943, mais ces adhésions ne sont pas seulement liées au souci d’échapper au STO. Dans ce domaine, l’invasion de la zone sud, qui accentue les compromissions de Vichy, semble avoir joué un rôle
déterminant. DF est principalement un mouvement de zone nord. La plus grande partie des effectifs viennent de Paris et de la région parisienne (950 membres), de Bretagne (800 membres) et de l’Est (400 membres), en particulier de la Haute-Saône. Les militants sont jeunes, 73% ont moins de 35 ans en 1943, et 30% n’ont pas 20 ans. Les adhérents sont en majorité des étudiants et des fonctionnaires (25% pour chacun de ces groupes), mais aussi des commerçants et des patrons de PME (11%). DF est né dans le milieu étudiant et lʼon comprend que les étudiants soient attirés par le journal. La stratégie de résistance civile,le primat accordé à la résistance intellectuelle peuvent attirer les fonctionnaires.
Le caractère modéré du mouvement explique le soutien des commerçants et des industriels. Enfin, les femmes sont sous représentées, même si le mouvement compte quelques figures remarquables comme Geneviève de Gaulle. Les femmes ne constituent que 17% des effectifs. Les femmes sont souvent des étudiantes ou engagées dans la vie professionnelle. L’auteur établit un lien entre l’engagement dans la Résistance et le fait de
travailler dans une filière professionnelle “émancipatrice”. Comme pour les jeunes, l’entrée dans la clandestinité parachève une stratégie d’émancipation.
Les raisons de l’engagement sont multiples. L’auteur analyse ce paradoxe
étrange. La Résistance est un phénomène inédit qui s’organise autour de personnalités inconnues. Malgré tout, les “apprentissages” de l’avant-guerre expliquent l’entrée dans la Résistance. L’hostilité à l’Allemagne, le poids de la Grande Guerre, une certaine connaissance du nazisme, le patriotisme, mais aussi le pacifisme de gauche expliquent l’engagement dans Défense de la France.
Toutefois la défaite et l’occupation du territoire représentent un
traumatisme majeur. De nombreux résistants, mais pas tous, s’engagent pour rompre avec leur milieu familial, et, à la suite d’Antoine Prost, l’auteur parle de «stratégie de sécession».
Enfin, le christianisme, les valeurs chrétiennes, jouent un grand rôle dans
l’engagement des militants de DF.
4) Les chemins de l’unité
Le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, l’invasion de la zone sud, l’unification de la Résistance, et la perspective d’une libération de la France dès 1943, font naître de grands espoirs, mais ces événements conduisent aussi les partis politiques et les mouvements de Résistance à préparer l’avenir politique du pays. Défense de la France se
trouve dans une situation complexe. Le mouvement abandonne son soutien à Vichy et soutient inconditionnellement De Gaulle.De leur côté, les dirigeants de la France libre ont de l’estime pour DF. Malgré cela DF ne fait pas partie du CNR, et ne peut envoyer de membres à l’Assemblée consultative dʼAlger. Défense de la France ne répondait pas au trois critères qui constituaient un mouvement de Résistance (un journal ,un réseau de renseignements, une organisation militaire), et semble avoir souffert des ambitions hégémoniques de certains réseaux de la zone nord. En revanche DF fait partie du Mouvement de Libération Nationale, créé à la fin de 1943. Le MLN comprend les Mouvements Unis de Résistance, le mouvement Résistance et DF. À court terme, l’objectif est de fusionner les mouvements de Résistance, et d élaborer un programme commun. À
plus long terme, il s’agit de jeter les bases d’un grand parti politique issu des mouvements de Résistance. Toutefois, le MLN connaît de grandes divisions internes, notamment en ce qui concerne la place du Front National (rappelons à nos jeunes lecteurs qu’il ne s’agit nullement du mouvement d’extrême droite, mais de l’organisation de Résistance
largement contrôlée par le Parti Communiste).
De plus, les partis politiques (SFIO, PC) sont hostiles à l’idée d un nouveau parti politique destiné à soutenir de Gaulle. En fin de compte, on le verra plus loin, cette idée n’aboutira pas.
Enfin, DF se dote dʼun programme marqué par les espoirs de rénovation de la Résistance. Dans le domaine politique, il s’agit de créer une démocratie « autoritaire et progressiste”, qui accorderait des pouvoirs importants à l’exécutif. Dans le domaine économique et social, il s’agit de créer un régime plus équitable, et n’hésite pas à évoquer la nationalisation et la planification. Comme le souligne Olivier Wieviorka, ce programme n’est guère original et reprend les thèmes d’hommes de Droite des années 1930 qui rêvaient d’une rénovation plus ou moins autoritaire de la République.
5) La Libération
Au printemps de 1944, DF passe à la lutte armée. Viannay prend la direction du maquis de Seine et Oise nord (cʼest à dire la région de Presles et d’Enghien), soit environ 300 hommes, ce qui est assez peu (15% des effectifs environ). Viannay (qui est lui même blessé et arrêté, mais qui parvient à s’échapper) reprend la stratégie élaborée pendant la guerre, c’est à dire qu’il cherche à associer les civils à l’action du maquis. Les relations avec le représentant de la France libre et avec les communistes se révèlent parfois difficiles.
L’objectif principal du maquis consiste à saboter les voies de communication. Plusieurs attentats, réalisés avec les FTP, permettent de saboter les voies ferrées,les routes,et de stopper le trafic sur l’Oise.
Le bilan est modeste, compte tenu du manque d’entraînement des hommes de DF, mais sa portée symbolique n’est pas négligeable.
Ces actions ne sont pas sans risque. Le 19 juin 1944, les Allemands attaquent le maquis dans les bois de Ronquerolles; 11 maquisards sont
fusillés et 2 sont déportés.
DF participe également à des actions de résistance en Bourgogne Franche-Comté (le 7 septembre, les Résistants libèrent la ville de Chatillon), et en Bretagne.
6) La Répression
Olivier Wievorka consacre des pages très intéressantes à la répression. Les Allemands et Vichy répriment la presse clandestine, et les éditeurs sont menacés de très lourdes peines, mais la police de Vichy souligne qu’elle a du mal à réprimer la diffusion des journaux clandestins. Les arrestations les plus graves sont dues à des infiltrations d’agents allemands. En juillet 1943, un agent infiltré provoque la chute de 48 militants. Les résistants bretons subissent aussi de lourdes pertes. Le bilan est lourd. La répression concerne 688 personnes.La moitié d’entre elles (322) sont déportées et 132 meurent dans les camps. 87 résistants sont fusillés.
7) Les après- guerre
L’après- guerre est une période de désillusion pour les membres de DF; les projets qu’ils avaient imaginés pendant la guerre, échouent assez rapidement. Les membres de DF, forts de leur expérience de la presse clandestine, souhaitaient éditer un journal populaire à grand tirage qui romprait avec la presse corrompue de l’Entre -deux guerres.
Dès août 1944, DF publie un journal à Rennes. Surtout, les journaux clandestins occupent les anciennes imprimeries des journaux publiés sous l’occupation, et le 8 novembre 1944, DF publie le premier numéro de France-Soir. Le journal recrute Pierre Lazareff, qui a passé la guerre aux États -Unis. Mais les difficultés s’accumulent (ambitions de certains
membres de DF, grève des imprimeurs), en particulier les difficultés
financières. En1948, France-Soir passe sous le contrôle d’Hachette.
DF doit aussi renoncer à ses projets politiques. Aux yeux de nombreux Résistants, le MLN devait servir de point de départ à le création d’un grand parti politique (un parti travailliste “à la française”) dirigé par le général de Gaulle. Mais,comme on le sait, de Gaulle ne partage pas ce point de vue: il estime qu’il incarne seul la France, qu’il doit rassembler les Français (de Gaulle cherche à « rejoindre la Nation par delà la Résistance », note lucidement Viannay) et non prendre appui sur un seul parti et il préfère s’appuyer sur les partis politiques traditionnels.
De plus, le MLN se trouve confronté à un dilemme insurmontable:doit-il rester un parti «élitiste» composé des seuls Résistants, ou doit-il devenir un parti de masse ?
Par anticommunisme, le MLN refuse de fusionner avec le Front National. En 1945, un certain nombre de mouvements issus de la Résistance fondent
l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), et se approchent de la SFIO. Mais les résultats électoraux sont décevants, et beaucoup de Résistants se désengagent de l’action politique.
Une fois la paix revenue, l’unanimisme de la Résistance laisse la place aux divisions politiques. Pour Olivier Wieviorka, il s’agit là d’une occasion perdue: la création d’un parti issu de la résistance aurait permis d’éviter la sclérose et le sectarisme du PC et de la SFIO.
Au total, contrairement à une idée reçue, la participation à la Résistance, ne permet guère de faire carrière. L’association des anciens membres de DF joue un rôle peu actif après la guerre, ses membres ne voulant pas jouer le rôle des associations d’anciens combattants d’après la première guerre mondiale. Les militants conservent le souvenir d’avoir vécu une période exceptionnelle. «Nous avons eu la chance de pouvoir donner une
signification à nos vies», écrit l’une d’elles, Rose Vincent.
Olivier Wieviorka a rédigé un livre très approfondi qui apporte de nombreux éléments d’analyse sur la sociologie ou les enjeux politiques de la Résistance. On regrette parfois que son travail ne soit pas plus synthétique et qu’il ne fasse pas davantage de comparaisons avec d’autres mouvements de Résistance. Mais pour le reste, on est impressionné par l’ampleur du travail réalisé.