Ce numéro dont le thème est celui de la grande terreur en URSS vient à point nommé pour apporter des éclairages récent sur le fonctionnement du totalitarisme stalinien.
Les auteurs sont des spécialistes de la question qui montrent la spécificité de cette terreur organisée qui semble toutefois avoir été mise en place de façon assez empirique.Dans cette répression, les organes de sécurité ne semblent pas avoir été les seuls à intervenir. Des « civils » ont été des auxiliaires de la terreur, par des violences spontanées ou des dénonciations multiples.
Mais ces services de répression ont été aussi l’objet de purges, décidées celles-ci par le centre du pouvoir politique qui entendait se prémunir de toute menace de leur part par une rotation des cadres plutôt meurtrière.
face à une situation de ce type, la population a su fabriquer ses propres gardes fous, et notamment mettre en place un système de communication mais aussi d’auto-protection de l’individu.
Un tel héritage a dû être géré par des gens issus du sérail, comme Khrouchtchev et Gorbatchev, à différentes époques.
Aujourd’hui, il semblerait que dans ce domaine, une sorte de retor en arrière soit en cours, du moins au sommet de l’État russe. Signe des temps, les difficultés d’une organisation comme « Mémorial » qui a eu à souffrir des pressions des services de sécurité, toujours très présents dans la fédération de Russie.

Police politique, magistrats, terreur justice et violence institutionnalisée en URSS par Gâbor.T. Rittersporn

– La politique pénale qui a précédé la Terreur de 1937 et de 1938 ne permet pas de conclure que cette dernière avait été planifiée de longue date. Durant quatre années les dirigeants ont encouragé le Parquet à contrôler les pratiques de la police politique dans des domaines aussi cruciaux qu’arrestations ou jugements. La pratique pénale reflétait les incertitudes du régime face à ses ennemis présumés. Le remarquable formalisme juridique alors dominant n’exclut pas la persécution de contre-révolutionnaires imaginaires et de gens jugés socialement dangereux sans qu’ils soient pour autant accusés d’avoir commis des crimes. À la veille même de la Grande Terreur les autorités insistèrent pour que ceux-ci soient poursuivis dans un cadre légalement défini. Ce formalisme fut balayé un temps par la terreur, devenue incontrôlable. Mais il fut rétabli en 1939, malgré l’opposition de la police secrète. Le nombre des affaires politiques et des éléments socialement dangereux baissa, les travailleurs indisciplinés devant la cible prioritaire de la répression.

La lejovschina en Ukraine par louri Sapoval

– Les étapes clés de la politique de la Grande Terreur en Ukraine en 1936-1938 font l’objet de cet article. Selon l’auteur, lorsque Nikolai Iejov devient commissaire du peuple de l’URSS à l’Intérieur, en septembre 1936, l’Ukraine avait cela de spécifique qu’elle avait déjà connu des opérations de terreur de masse et une purge de ses élites. À partir de 1935 avaient été menées en Ukraine des « opérations de masses » fondées sur des critères ethniques – la déportation des familles de Polonais et d’Allemands des zones frontières. Enfin, la direction stalinienne ayant fait de la famine un instrument de politique nationale, avait commencé une chasse frontale contre les « partisans de Petlioura », les « agents de Pilsudski » et les « nationalistes ukrainiens » latents, catégories dans lesquelles tombaient déjà certains représentants de l’intelligentsia procommuniste et des structures du parti et de l’État. Pour autant, l’arrivée de Iejov au pouvoir a signifié une nouvelle étape de purges et le début des « opérations de masses », qui ont pris en Ukraine une dimension toute particulière. Cet article analyse ces opérations, ainsi que l’action de trois commissaires du peuple d’Ukraine à l’intérieur ayant dirigé les répressions jusqu’à la chute de Iejov.

Les fonctionnaires régionaux du NKVD face aux purges de 1937-1938
par Oleg Leibovitch

– Cet article propose l’une des premières études détaillées du milieu des fonctionnaires du NKVD dans une région précise (celle de Perm, dans l’Oural) avant et pendant la Grande Terreur de 1937-1938. II analyse la place du NKVD dans la nomenklatura régionale, les rapports entre le NKVD et le parti au niveau local, le « quotidien » de l’activité, devenue quelque peu routinière, des fonctionnaires du NKVD. Puis survient la « grande secousse » du printemps 1937, au cours de laquelle la plupart des dirigeants régionaux du parti sont arrêtés sous prétexte de « comploter » contre Staline. À partir de ce moment-là, le NKVD est profondément remanié : nouveaux cadres, nouvelles méthodes, nouvelle hiérarchie. On ne peut pas comprendre l’implication du NKVD dans les « opérations secrètes de masse » sans tenir compte des changements profonds et des purges qui affectent, au même moment, le NKVD lui-même.

L’action populaire pendant la Grande Terreur (1937-1938)
par François-Xavier Nérard

– La Grande Terreur stalinienne est d’abord une terreur d’État, pensée à son sommet et mis en oeuvre par ses agents. Cette terreur a pourtant une dimension populaire que cet article cherche à étudier. Largement secrète, la violence stalinienne est néanmoins parfois mise en scène lors de réunions publiques qui contraignent les Soviétiques à en être spectateurs, sinon acteurs. Vote, prise de parole ou dénonciation, écrite ou orale : les moyens de faire participer les Soviétiques sont divers. Pourtant les citoyens sont loin d’être uniquement passifs face à la Terreur. Cet article s’attache plus particulièrement aux lettres envoyées pendant ces mois de violences extrêmes : pour se protéger, pour démentir, pour défendre, mais aussi pour attaquer, pour salir, pour nuire, les Soviétiques ne cessent de s’adresser au pouvoir. Il s’agit ainsi d’étudier l’action populaire dans toute sa diversité.

Journal intime, identité et espaces communicationnels pendant la Terreur
par Malte Griesse

– Dans les journaux intimes de l’époque stalinienne les manifestations d’isolement et de déprime sont légion. Les diaristes de l’époque ont souvent tendance à culpabiliser et à chercher la faute dans leur for intérieur. Le fait de critiquer le régime et de mettre en cause sa légitimité contribue à les isoler, surtout s’ils ne partagent pas leurs pensées. Cet article examine d’abord la fragilisation du moi par le non-dit et l’impact de l’isolement sur une identification sans bornes avec le pouvoir en place. II présente ensuite les espaces communicationnels informels, amicaux, voire intimes, qui se dessinent dans les journaux, leur ambiguïté et leurs limites, ainsi que l’impact qu’ils ont sur une prise de distance par rapport au discours officiel. Sont enfin émises des hypothèses sur le point de vue du régime et sur les stratégies qui en découlent dans les interactions concrètes de celui-ci avec les individus.

Ce que réhabiliter veut dire : Khrouchtchev et Gorbatchev aux prises avec l’héritage répressif stalinien par Marc Élie

– Comment les successeurs de Staline ont-ils géré l’inconfortable legs des années de terreur ? Comment s’est posée la question de la réparation des torts infligés à des millions de personnes et quelles réponses les héritiers du dictateur ont-ils tenté d’y apporter ? À deux reprises, sous la direction d’abord de Nikita Khrouchtchev (1953-1964) puis de Mikhail Gorbatchev (1985-1991), le passé stalinien fut l’objet d’intenses débats dans la société et la sphère politique soviétiques. C’est la posture critique face à l’époque stalinienne que désigne le mot d’ordre « réhabilitation », caractéristique à la fois du Dégel et de la perestroïka. Les procédures socio-juridiques de rétablissement dans leurs droits des victimes de Staline restèrent pour leur part à l’état embryonnaire jusqu’à la fin de l’ère soviétique. Cet article retrace l’histoire de l’inachèvement de la politique de réhabilitation, marqué par l’impossibilité de mettre radicalement à distance le passé soviétique pour le livrer à l’analyse critique.