Si la malédiction de Cham est une justification commode en terre d’Islam, le Coran dit peu de chose du statut servile et les réalités sont bien différentes dans le temps et dans l’espace de même que les conditions de ce que l’auteur qualifie de « libération collective ». Chaque situation est étudiée pour elle-même: conditions de l’abolition, nombre, condition servile, marché des esclaves et place dans la société locale. Une lecture chapitre par chapitre est tout à fait possible. Tour à tour il est question de la Tunisie, de l’Arabie saoudite, du Maroc, de la Mauritanie, du Soudan.
Le lexique final analyse en détail le vocabulaire coranique et est en réalité un chapitre à part entière destiné à montrer la complexité du phénomène.
Roger Botte est anthropologue et chercheur au Centre d’études africaines (CNRS – EHESS). Ses travaux portent avant tout sur les séquelles actuelles de l’esclavage africain sans pour autant ignorer la dimension historique du phénomène avec des publications notamment sur les traites négrières.
Le premier chapitre nous plonge dans les textes religieux et la difficulté pour le monde d’aujourd’hui à interpréter le Coran écrit il y a plusieurs siècles pour dire la loi. Au-delà du sujet de ce livre, c’est un chapitre très intéressant pour une meilleure compréhension des pays islamiques.
Puisque la sharï’a contient des règles pour la possession, la vente… des esclaves, on ne saurait abolir ce que Dieu lui-même, s’exprimant dans le coran, reconnaît?
L’auteur rappelle des données sur la place sociale et économique des esclaves: tâches particulières mais aussi économiques dans tous les échelons de la société musulmane.
Il analyse les modes d’acquisition: la guerre et le commerce et montre que, si l’affranchissement est recommandé par le Coran, il ne concerne que des personnes et que les réformateurs ont été dans une situation de conflit entre nécessité politique et conception religieuse pour aborder l’affranchissement collectif, l’abolition. L’auteur consacre un paragraphe à la doctrine, en ce domaine, des « Frères musulmans » et un autre aux écrits d’un savant de Tombouctou du XVIIè siècle: Ahmad baba qui réduisait considérablement le champ possible de l’esclavage en particulier des Noirs.
Après ce détour par les écrits sur les rapports entre Islam et esclavage Roger Botte nous invite à une étude par pays dans une approche chronologique.
Tunisie 1846, première abolition de l’esclavage en terre d’Islam
C’est en Tunisie qu’Ahmed Bey, dès 1846, émancipa les esclaves. On y voit à l’œuvre les idées modernistes et l’influence occidentale. Cette première abolition en terre d’Islam fut considérée par les élites comme un acte diplomatique sans reniement de la sharï’a. On découvre la force des confréries bilalienne, lieu de solidarité entre esclaves noirs mais aussi la suspicion des élites tunisiennes face à l’islam noir, perçu comme une menace pour la société blanche. Les esclaves, environ 8% de la population n’ont connu que progressivement la liberté.
Bien que ou parce que tardive, l’abolition en Arabie saoudite donne lieu à un argumentaire religieux abondant. Dès 1962 les textes du futur roi Faysal justifie l’abolition au nom du principe du consensus unanime même si, dès la fin du XIXè siècle, sous autorité ottomane, les premières interdictions du commerce des esclaves tentent une première réglementation.
C’est en fait la pression internationale et en particulier égyptienne, avec l’idéologie séculaire et laïque développée par Nasser, qui va influencer les décisions saoudiennes dans un moment de fortes tensions analysées en détail. Dans ce pays où 99% des esclaves sont noirs, 60% appartiennent à la famille royale, la condition servile y est multiforme et contribue, en ville, au fonctionnement du commerce. L’auteur montre l’évolution des sources et du nombre et du rôle des esclaves au cours du XXè siècle y compris dans l’industrie pétrolière. C’est d’ailleurs la crise de Suez qui précipita l’abolition.
Abolition de l’esclavage de fait au Maroc en 1961
Au Maroc, c’est la Loi fondamentale de 1961 qui en proclamant l’égalité de tous les Marocains constitue une abolition de fait. Après les premières attaques des jurisconsultes contre l’esclavage dès 1936, ce chapitre montre, de façon très détaillée, la vente, les fonctions avec un point sur les esclaves chrétiens et la position des sultans dans ce débat depuis le XIXè siècle.
Si quatre décisions d’abolition ont été prises en Mauritanie: 1905, 1961, 1980 et 2007, la réalité de l’esclavage n’a pas été pour autant effacée, cela demeure aujourd’hui un fait de société que l’auteur rattache aux fondements de la société mauritanienne. L’esclavage y est fondé sur le droit islamique sunnite dans une société encore largement nomade même si la sédentarisation progresse. L’influence de la colonisation française n’a pas réussi à abolir le fait non plus que la jeune république née de la décolonisation qui balance entre laïcité et islam. Depuis les années 80, on constate un paradoxe: dans ce pays qui ne parvient pas à l’abolition réelle, des affranchis ont régulièrement occupé des postes ministériels, non sans être sensibles au rigorisme moral et égalitaire des « Frères musulmans » dont l’influence progresse dans le pays.
Retour de l’esclavage au soudan en 1994 notamment au Darfour
Au Soudan, le contexte d’instabilité politique depuis 1983 a généré un retour de l’esclavage perpétré par les milices armées et notamment au Darfour. Bon connaisseur de la question, Roger Botte propose une analyse très fouillée et un point de vue particulier de l’histoire récente de cette région: situation servile, oppositions Arabes-Noirs, Nord-Sud.
Il décortique les mouvements qui d’abord aux États Unis ont dénoncé ce retour de l’esclavage depuis 1994, les incidences internes (rôle des Églises, communauté afro-américaines, politique de Clinton à Bush). Partant du constat des razzias des milices baggara, il évoque la position de l’Église catholique et décrit avec minutie la désastreuse affaire du rachat bidonné d’esclaves dans le sud Soudan. Il montre l’existence réelle de l’esclavage, les erreurs des associations, le rôle de la presse et l’usage fait de cette affaire par les politiques.
Ce livre, très pointu, sur la question de l’esclavage moderne se termine par un lexique de l’esclavage dans le monde musulman de langue arabe. Il propose des pistes de compréhension de la société actuelle dans les pays étudiés.
© Christiane Peyronnard
Esclavages et abolitions en terre d’islam
Roger Botte
André Versaille éditeur, août 2010, 29.90 €
Compte rendu de lecture de Yves MONTENAY
L’auteur expose comment la malédiction de Cham, condamné à l’esclavage et sa descendance à la couleur noire, a justifié l’esclavage des Africains. Le Coran ne l’a pas supprimé et les faux hadiths le justifiant se sont multipliés. Quand l’Occident a fait pression pour l’abolition, il a fallu que trouver des « astuces » d’exégèse pour la proclamer, qui ont été variables dans l’espace et dans le temps, et auxquelles les traditionalistes se sont violemment opposés.
Faute d’unité dogmatique, tout juriste peut d’ailleurs aujourd’hui lancer une fatwa le déclarant licite. Un des problèmes du dogme est que l’esclavage est lié au djihad (comme le rappelle Al Qaida) et que cette dernière est un devoir divin (on sait que djihad ne signifie pas seulement « guerre sainte », mais, dans ce contexte, c’est bien ce sens là qui est employé).
Un des problèmes du dogme est que l’esclavage est lié au djihad
L’auteur rappelle les évaluations de l’esclavage musulman : de 11,5 à 17 millions pour les seuls esclaves partant en d’Afrique subsaharienne à destination de la péninsule arabique (et vers d’autres régions de l’empire ottoman ?) entre 650 et 1900, la précision illusoire du premier chiffre ayant seulement pour but de donner un résultat inférieur à celui de la traite transatlantique.
Il y a eu d’autres courants d’esclavage. L’auteur n’aborde qu’en une page, et sans chiffres, le cas de quelques chrétiens esclaves au Maroc, pour signaler qu’ils bénéficiaient de la liberté de culte, et ne traite donc pas de la traite méditerranéenne ni de la situation en Europe balkanique et sud-orientale (je ne sais pas s’il y avait des esclaves venant de l’est). Il signale par contre le nombre important existant en Afrique subsaharienne musulmane, dont 2 millions dans le seul émirat de Sokoto dans l’actuel Nigéria. Bref ce livre est consacré à l’esclavage des noirs, et l’auteur insiste sur ce thème de la couleur de peau dans le vocabulaire arabe.
L’esclavage en terre d’islam à usage économique et notamment agricole
Il rappelle également que l’essentiel de l’esclavage était, comme en Occident et contrairement à l’imagerie orientaliste, à usage économique et notamment agricole. Bien sûr ce sont surtout les exceptions ont été remarquées, notamment celles dans l’administration, parfois jusqu’à des postes élevés.
La grande variété des exégèses, et donc des situations locales, amène l’auteur à se concentrer sur cinq cas :
- la Tunisie, où l’abolition (1846) a été plus précoce qu’en France et qu’aux États-Unis, d’où le passage savoureux où des Tunisiens conseillent l’abolition aux Américains,
- l’Arabie, où le marché aux esclaves de la Mecque a duré jusqu’en 1962 et a été relayé par « l’esclavage de fait » des domestiques immigrés (phénomène qui n’est pas limité à l’Arabie),
- le Maroc, où il n’a pas été aboli formellement (Lyautey respectait les coutumes locales), mais a décru avec la fin des « troubles » au sud et la discrétion qui s’imposait vis à vis des Européens. Ce qui en reste est tempéré par la première loi fondamentale du royaume (1961), proclamant les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous les Marocains,
- la Mauritanie, où il a été aboli plusieurs fois, et pour la dernière fois en 2007, mais reste en vigueur de fait,
- le Soudan où il a resurgi pendant la guerre civile qui s’est terminée en 2005. Les enlèvements de femmes et enfants du Sud chrétien ou animiste par les arabophones du Nord, outre leur côté intéressé, avaient pour but d’affaiblir la rébellion séparatiste menée par les Sudistes. Mais la perception a été brouillée par les organisations humanitaires évangéliques qui ont mis en scène des rachats « bidon ».
L’ouvrage se termine par un lexique de 400 pages que l’auteur présente « comme un texte à part entière qui aide à mieux saisir la complexité de la situation » et une très abondante bibliographie. Au total, une pierre de plus à la compréhension du monde et à sa complexité, qui est bonne à prendre en ces temps de simplifications abusives.
Yves Montenay