14-18 dans la bande dessinée, Images de la Grande Guerre, de Forton à Tardi
C’est un petit éditeur angevin, spécialisé dans les livres régionaux, qui publie cette belle étude, remarquable d’abord par la richesse de son iconographie, et sa très agréable mise en page. Forton, on l’a un peu oublié aujourd’hui, est le père des fameux Pieds Nickelés, qui, dans l’Epatant, entre 1915 et 1917, s’en vont en guerre sans rien perdre de leur filouterie. Jacques Tardi, lui, est une des « stars » de la BD actuelle : on connaît surtout de lui la « Der des Der », « C’était la guerre des tranchées » et les neuf tomes de la série « Adèle Blanc-Sec » (l’héroïne a d’ailleurs passé les années de la guerre, congelée par un savant fou, et peut donc se permettre un regard détaché sur la Grande guerre…). Mais au delà de ces deux noms, emblématiques de deux regards opposés sur le conflit, c’est toute une riche littérature en images inspirée par la guerre, qui est analysée ici au titre de l’histoire des « représentations », depuis les illustrés publiés dès le début des combats jusqu’à des albums très récents, tels Les sentinelles, de Dorison et Breccia, sorti en 2008.
Pour ce qui est de la forme, il faut distinguer nettement deux périodes : celle où la bande dessinée ne se conçoit encore que comme une littérature destinée aux enfants, publiée presque essentiellement dans des périodiques et soumise à la censure, la loi de 1949 en étant la dernière forme ; puis, à partir des années 1970, l’apparition en parallèle d’albums s’adressant à un public d’adultes, et de journaux comme Pilote ou l’Écho des savanes, où le ton est évidemment très différent.
Pendant la guerre elle-même, à côté de la « Semaine de Suzette » ou « les Belles images », apparaissent des titres fleurant bon le patriotisme, comme « Jeune France », « les Trois Couleurs » ou la « Croix d’honneur », dans lesquels le soldat français est toujours héroïque, riant bravement de ses blessures qui ne sont qu’égratignures, et le « boche » forcément ivrogne, glouton mangeur de saucisses, assassin d’enfants et pilleur de cadavres : la Bande Dessinée participe activement à la propagande (même si Bécassine elle-même n’est pas dupe, accusant les journaux, dans un épisode paru en pleine guerre, de ne dire que des « menteries ») et à la « brutalisation » de la société, dont les enfants ne sont pas exclus. Certes, on leur épargne toute évocation des viols commis par les soldats, mais les textes sous les vignettes (la bulle reste exceptionnelle) étonnent souvent par leur extrême violence en contraste avec la sobriété des images.
Du patriotisme…
Pour ce genre longtemps considéré comme mineur, la coupure est nette entre cette production abondante pendant la guerre et celle qui a suivi le conflit, constatent Bruno Denéchère et Luc Révillon (l’un professeur en classes préparatoires et passionné par la première guerre mondiale, l’autre historien spécialiste de Tintin et des liens entre la BD et l’histoire). On assiste même à un quasi oubli : à peine deux albums sont recensés entre 1919 et 1960, dont l’un est d’ailleurs une réédition des Pieds Nickelés. Entre 1950 et 1980 se distinguent surtout les récits de la prolifique série des Belles histoires de l’Oncle Paul, publiées dans le magazine Spirou. À visée pédagogique, elles se consacrent assez souvent (230 sur 1200) à la Grande Guerre, sous un angle plutôt édifiant : portraits d’aviateurs héroïques ou de courageux généraux, qui ont marqué plusieurs générations de garçonnets. La réalité des tranchées est très peu présente.
Enfin, depuis les années 1980, on assiste une très nette inflation de la production, qu’on retrouve d’ailleurs dans les secteurs du livre d’histoire ou en littérature, depuis Les Champs d’Honneur de Jean Rouault. 64 albums ont été publiés depuis 1998, 80e anniversaire de l’armistice, soit plus de la moitié du total, chiffre impressionnant même dans le contexte d’une croissance très forte du genre BD en général ! Avec, en filigrane, un quasi-retournement du regard posé sur le sujet par les dessinateurs et scénaristes. Là où on exaltait le sacrifice pour la patrie, où le chauvinisme se déployait, on dénonce la hiérarchie, le commandement, l’horreur de la guerre, et le nationalisme. Le regard est grave et presque toujours critique, et on ne trouve, à quelques exceptions près, plus de trace du ton humoristique propre aux Pieds Nickelés.
Les œuvres de Tardi, auquel un chapitre entier est consacré, se caractérisent par leur antimilitarisme foncier, explicable par sa lourde mémoire familiale : un grand-père revenu des tranchées et quasi-muet sur le sujet, des récits terribles transmis par la grand-mère, et l’expérience des combats du père en 1940. Très loin d’un récit d’historien, même s’il s’attache à une précision de plus en plus grande, il veut avant tout crier sa haine de la guerre : ses soldats sont tout sauf des héros, envahis par la peur, victimes qui ne cherchent qu’à sauver leur peau. D’où des images souvent insoutenables de blessures et mutilations, ou de traumatismes psychologiques. On ne s’étonnera pas d’apprendre que Tardi refuse les thèses de l’école de Péronne qui, autour de Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, a développé la thèse d’un « sacrifice librement consenti » par les soldats.
… À une réflexion critique et désenchantée
Les autres auteurs contemporains partagent comme lui plutôt la lecture opposée du CRID CRID : collectif de recherche internationale et de débat sur 14-18, celle de la « contrainte » à laquelle les combattants ont dû céder, même lorsqu’ils ignorent les débats entre historiens. On retrouve les mêmes tendances que chez Tardi : désacralisation de l’héroïsme et pacifisme radical. Un récent album a choisi pour héros un tirailleur sénégalais, occasion de dénoncer le racisme de l’époque ; les souffrances des combattants, celles des gueules cassées en particulier, sont largement évoquées, et dans Quintett, un album paru en 2005 où la guerre n’apparaît qu’en filigrane, deux officiers, un Allemand et un Français, évoquent le passé et déplorent ensemble «cette boucherie » qui les « rend malades ».
Changement radical de discours qui reflète le regard de notre société, et se révèle parfois réducteur. Pour les deux co-auteurs, ce retournement s’explique de plusieurs façons : le vécu des auteurs, comme dans le cas de Tardi ; la présentation fréquente de la guerre de 1914 comme la « matrice » d’un siècle marqué par la violence et le totalitarisme (on trouve des allusions aux fascismes et aux conflits coloniaux dans les albums contemporains sur la grande guerre) ; enfin, l’anti-héros, ou le héros décalé, se retrouve largement dans d’autres domaines de la BD, par exemple sous les traits du lieutenant Blueberry ou de Valérian, personnage de science-fiction.
Régulièrement éclairé par l’historiographie la plus récente sur la Grande Guerre, et intelligemment illustré, cet ouvrage est un vrai plaisir de lecture. Attention, il vous fera vous précipiter chez votre libraire pour « connaître la suite » de nombreux albums dont vous n’aurez vu que quelques images…Et vous incitera certainement à renouveler avec bonheur les images de la guerre étudiées en classe.
Nathalie Quillien © Clionautes