Seule bataille napoléonienne livrée sur le sol hongrois, le combat de Raab oppose 32 000 combattants autrichiens à 42 000 hommes servant sous les aigles françaises. L’enjeu, pour les troupes de l’armée d’Italie remontant vers le Nord sous le commandement du vice-roi Eugène de Beauharnais, est de forcer le passage pour faire leur jonction avec l’armée impériale. Le dernier verrou qui les empêche de rallier Napoléon est la ville de Raab, devant laquelle a donc lieu le 14 juin 1809 la bataille qui permet au prince Eugène, après une lutte assez acharnée, de s’ouvrir la route de Vienne. Les affrontements les plus intenses ont pour enjeu la métairie fortifiée de Kismegyer, position centrale défendue âprement par le major Hummel, qui s’y est retranché à la tête d’un bataillon de la Landwehr de Graz. Submergés par le nombre, les survivants sont finalement faits prisonniers après plusieurs heures de lutte. Dès lors, les forces austro-hongroises doivent battre en retraite et céder le passage à l’ennemi, en parvenant toutefois à conserver une tête de pont sur le Danube. Les pertes en tués, blessés et prisonniers de la journée se montent à 7000 Austro-hongrois et 2500 Français. Mais le résultat essentiel est que le prince Eugène a atteint son objectif stratégique. Abandonnée à son sort, la ville de Raab capitule après dix jours de siège et de bombardement, livrant le passage à l’armée d’Italie dont le renfort précieux sera ainsi en mesure, quelques jours plus tard, de participer à la confrontation décisive de Wagram.
L’intérêt principal du récit de cette bataille et de ses suites immédiates provient du point de vue restitué par l’auteur, fondé sur une bibliographie en langue hongroise et appuyé par les témoignages de militaires de l’armée autrichienne et de civils hongrois spectateurs de l’événement. Même si l’abondance des péripéties rapportées ne facilite pas la synthèse, la vision qui s’en dégage restitue fidèlement de l’intérieur le vécu de l’ennemi. Comme dans un jeu de rôle, les troupes d’Eugène de Beauharnais n’y apparaissent que comme des pions de manoeuvre exerçant leur poussée sur le dispositif de défense austro-hongrois. La victoire française est le fruit d’un faisceau d’avantages. A la supériorité numérique se joignent la puissance de feu d’une artillerie supérieure, le mordant et l’expérience des soldats, et la cohérence manoeuvrière due à l’unité de commandement. Le camp adverse cumule les handicaps inverses. Le plus grave résulte d’un commandement tricéphale, incertain et dépassé, où les conflits d’autorité interfèrent avec les nécessités de la prise de décision. Le très posé archiduc Joseph, Palatin de Hongrie, est supplanté par son frère l’énergique archiduc Jean, chef de l’armée autrichienne d’Italie en retraite devant Eugène, qui fait sa jonction avec les forces du précédent et s’arroge le commandement supérieur, tandis que le général comte Nugent, pourtant désigné par l’Empereur, s’efface devant les frères de ce dernier et se montre débordé par les tâches d’état-major qui lui incombent. De cet assemblage dysfonctionnel résultent de multiples fautes tactiques. La moins explicable est une méconnaissance caractérisée du terrain, pourtant situé en territoire ami… A cela s’ajoutent une grave sous-estimation de la force de l’adversaire (l’archiduc Jean est convaincu d’aligner des effectifs supérieurs), l’insuffisance de l’artillerie, la défaillance de la logistique et l’incohérence des manœuvres (qui va jusqu’à oublier des unités sur le champ de bataille !), sans omettre l’absence inconsidérée de tout plan de bataille sérieux : on se borne à s’accrocher au terrain autant que possible, jusqu’au moment où cela n’est plus possible…
Un dernier point d’intérêt émerge de cette lecture austro-hongroise de la bataille de Raab : l’hétérogénéité des troupes engagées par les archiducs constitue un facteur de faiblesse supplémentaire. Leur valeur militaire est en effet très inégale, et Autrichiens et Hongrois ne sont pas à la même enseigne. Les forces régulières et convenablement aguerries de l’armée de l’archiduc Jean se trouvent en effet associées aux troupes totalement inexpérimentées de «l’insurrection», nom générique donné aux unités nationales hongroises, formées de volontaires levés à la hâte, mal encadrés, sous-équipés et dépourvus d’entrainement militaire consistant. Le Palatin Joseph avait vainement suggéré d’adapter leur emploi à leurs capacités opérationnelles réduites. De fait, les pertes des contingents hongrois à Raab, nettement plus faibles que celles des troupes régulières, peuvent s’expliquer par une débandade rapide devant le baptême du feu. Après la défaite, l’archiduc Jean ne manqua d’ailleurs pas d’éluder les déficiences du commandement qu’il avait assumé en mettant promptement en accusation les défaillances de l’armée de l’Insurrection…
© Guillaume Lévêque