Les auteurs réunis sous la houlette de Sylvain Milbach, maître d’œuvre de ces mélanges, proviennent de différents horizons scientifiques (historiens, archivistes, historiens du droit) et sont, pour six d’entre eux, des universitaires étrangers. Classés en trois thèmes : «L’annexion, une affaire locale», «La Savoie : de part de d’autre de l’annexion», «L’annexion : une question internationale», les articles replacent l’événement de 1860 dans un jeu d’échelles où le temps court et le temps long s’entrecroisent. Ce dialogue des temporalités s’insère dans l’épaisseur d’un contexte diplomatique délicat, et plus incertain qu’il n’y paraît.
La transition vers la France
L’abord des facteurs locaux met en résonance des approches à la fois chronologiques et thématiques. Le processus d’adhésion de la Savoie à la France est l’aboutissement d’une double convergence, où une attraction forte et ancienne est amplifiée par une dynamique récente. La proximité linguistique, culturelle, économique, politique et humaine est un fait puissant et pluriséculaire. Les turbulences de la première moitié du XIXe siècle, marquées par une première période d’allégeance à la France, puis par une forte porosité au spectacle de l’agitation révolutionnaire européenne, font nettement bouger les lignes à partir de 1848. La domination turinoise est fragile et très consciente des lignes de force de la «question savoisienne», d’autant que, des deux côtés des Alpes, sujets savoyards et dirigeants sardes constatent la divergence de leurs identités et de leurs intérêts. En effet, la conduite du projet unitaire transalpin appelle inéluctablement la monarchie piémontaise à s’italianiser. Très significatif de ce constat est le glissement du séparatisme savoyard de la gauche vers la droite, au point que ce sont les conservateurs qui se feront les relais locaux de l’annexion.
Car, si le terreau régional est favorable, l’impulsion vient d’en haut. La décision est politique, et souscrite entre deux états dans le cadre d’un accord diplomatique et d’un troc géopolitique, mais elle est aussi mise en musique par l’organisation d’un plébiscite, dont les mobiles sont présentés avec clarté par le professeur Georges-Henri Soutou. Les autorités françaises et italiennes et les notables annexionnistes en guident le résultat. La sociologie et la dynamique de l’adhésion à la France sont présentées avec finesse, de même que la politique d’intégration habile, généreuse et ouverte, mais aux logiques de subordination contraignantes, menée par le Second Empire. Les effets du rattachement sur l’industrialisation, l’organisation bancaire et le progrès agricole sont également analysés avec soin. L’incorporation technique par le développement télégraphique et ferroviaire, l’alignement concordataire (qui déçoit le francophile clergé savoyard) et la transition vers le modèle scolaire français font l’objet d’instructives mises au point. Il en est de même de la mise en place de l’ordre français par le déploiement de la gendarmerie et l’appropriation des infrastructures militaires. Enfin, le panorama est complété par une solide analyse des méthodes de la consolidation politique à travers l’action et les postures des élites juridiques de la province, la mise en place et la composition des conseils généraux des deux nouveaux départements savoyards, et la distribution des décorations honorifiques.
La déstabilisation de l’ordre européen
Les enjeux internationaux soulevés par le rattachement de la Savoie à la France ont été lissés par le recul du temps. Ils ne sont pourtant pas anodins : l’opération fait évoluer l’équilibre européen institué par la Sainte Alliance, en dessinant le premier élargissement des frontières françaises depuis leur démantèlement en 1815. Comme le démontre Éric Anceau, l’action personnelle de Napoléon III n’est pas négligeable dans le détricotage en finesse de l’ordre européen verrouillé par les traités de 1815. Mais ce résultat n’a rien d’une évidence acquise. On entre avec beaucoup d’intérêt dans les inflexions d’une diplomatie vivante, où la part d’incertitude et l’adaptation aux réalités mouvantes du terrain est substantielle. Un subtil mécanisme de contreparties en détermine la logique : les enjeux de Nice et de la négociation du plébiscite sont liés à l’évolution de la situation en Italie. Des concessions de détail sont consenties par la partie française dans le tracé de la nouvelle frontière.
Mais c’est une France redevenue impériale et dirigée par un Napoléon qui bénéficie de cet accroissement territorial. Sonnant comme un écho d’un passé encore si présent, cela pouvait être interprété comme un précédent. La réactualisation de la thématique des frontières naturelles peut sembler annonciatrice d’autres revendications territoriales à venir, sur le Rhin et en Belgique. Il en résulte donc un émoi logique au sein du «Concert» des puissances européennes. Les communications consacrées à leurs réaction dévoilent un véritable petit lego diplomatique, où la sémantique a son importance. La nature double du rattachement, qui combine fait démocratique et fait de souveraineté, constitue alors un atout qui permet de satisfaire les divergences de sensibilité. Ainsi, la votation populaire est utilisée comme un outil mettant les puissances libérales devant le fait accompli. En parallèle, les accords souverains franco-piémontais basés sur des notions d’équilibre géopolitique et de protection des frontières rassurent les puissances conservatrices. Deux communications portent sur les équivoques de la posture britannique, partagé entre inquiétude et impuissance, efforts retors d’obstruction (en soutenant les revendications suisses) et incohérence idéologique (appui à l’unification italienne et désaveu de l’aspiration savoyarde). La signature de l’accord de libre-échange franco-britannique, en guise de compensation économique, n’évite pas un délitement certain de l’alliance forgée durant la Guerre de Crimée. Pour sa part, la Suisse joue une partition maladroite et chimérique. L’attitude accommodante du Saint-Siège, obnubilé par la précarité de sa propre domination étatique, fait l’impasse en 1860 sur les droits particuliers de l’église savoyarde, question qui rebondit juridiquement en 1897 face à la politique anticléricale de Paris. Enfin, les hésitations, les inquiétudes – et les faiblesses d’information – de la Prusse et de l’Autriche sont elles aussi présentées avec clarté.
Un riche tour d’horizon
Si la Savoie polarise l’essentiel des contributions, le cas particulier du comté de Nice n’est pas négligé. Deux communications mettent en évidence sa transition plus serrée vers la France, liée à la forte influence du parti italien.
En définitive, le leçon qui ressort de ce riche ensemble est que le rattachement fut plus un aboutissement qu’un tournant, sans minorer la dynamique propre à la séquence événementielle de 1860. Temps long et temps court sont ainsi associés et réconciliés.
Nul doute que ce recueil soit appelé à faire référence. Sa lecture est d’un intérêt soutenu, et se révèle dense en enseignements, s’agissant des mécanismes d’une intégration consensuelle comme des voies d’une diplomatie de consensus. Ce contenu éditorial fructueux signe une commémoration scientifique réussie, qui fait honneur à ses contributeurs autant qu’il honore son sujet.
© Guillaume Lévêque