Dans le dernier numéro de la revue « alternatives économiques », une publication qui sera désormais traitée parallèlement à « alternatives internationales », à chaque parution par la Cliothèque, nous mettrons l’accent en ce début des vacances pour beaucoup d’entre nous sur ce supplément consacré à la situation économique et sociale de la France avant 1914. Heureusement intitulé : « 1914, la France avant la tourmente, »

ce portrait économique et social démystifie le mythe de la Belle Époque et montre que, un siècle plus tard, bien des débats restent encore d’actualité. La mondialisation, la seconde, était déjà à l’œuvre, et l’on parlait déjà des pays émergents, les États-Unis comme le Japon. La concurrence avec l’Allemagne, sur fond d’esprit de revanche, apparaissait déjà comme un leitmotiv. Comment l’Allemagne parvenait elle à s’imposer sur les marchés mondiaux ? À supplanter le Royaume-Uni ? Et finalement à constituer au cœur de l’Europe un ensemble dominant qui ne cachait pas ses ambitions en direction du Moyen-Orient en s’imposant comme un allié de l’empire ottoman. La vie politique française était encore marquée par les cicatrices laissées par l’affaire Dreyfus, tout comme par les combats de la république pour la laïcité avec la loi de 1905. Mais les milieux conservateurs avaient trouvé un autre cheval de bataille, qui rappelle étrangement celui d’aujourd’hui, celui de la pression fiscale insupportable, et les risques de spoliation que celle-ci pouvait représenter. Il s’agissait alors de s’opposer à l’impôt sur le revenu.
Dans ce dossier, une étrange ressemblance se reflète aussi dans notre époque. Dans une période de crise aiguë, la première guerre mondiale en sera une, la référence à l’État qui s’est imposé comme régulateur, à la faveur de cette guerre, revient en force. Mais cette intervention massive de l’État, a également produit le pire, dans ce court XXe siècle marqué par de guerre mondiale et plusieurs génocides.

En dix dossiers, présentés en double page, dans un cahier spécial, les rédacteurs d’alternatives économiques brossent un portrait de cette France, pays encore rural mais qui est déjà hanté par le déclin. La baisse de la natalité est compensée par l’immigration, tandis que les familles rurales adoptent des comportements malthusiens pour éviter la division des exploitations agricoles lors des successions. Cette république des champs est irriguée à la fois par le chemin de fer et par l’école gratuite, laïque et obligatoire qui forme ses citoyens qui porteront l’uniforme dans quelque temps.

La France connaît une aspiration au mieux vivre, favorisée par les progrès de l’hygiène de la médecine, avec les grandes figures comme Pasteur et quelques autres, qui font du pays un pôle de référence dans la recherche médicale. La radiothérapie dans le premier traitement des cancers fait son apparition, tout comme la chimiothérapie. Cela favorise une augmentation de l’espérance de vie, la France était sensiblement en retard dans ce domaine avant le tournant du siècle, tout comme une plus grande variété dans l’alimentation, même si le pain représente encore le quart des dépenses alimentaires moyennes des Français.
On apprend également que la crise du logement sévissait déjà et que les politiques publiques, qui cherchent à développer les habitations bon marché, commencent à se mettre en place par la loi Bonnevay de juillet 1912. Il existe même un dispositif fiscal, celui de la loi Siegfried, de 1894 qui rappelle peut-être les équivalents actuels qui portent le nom, comme à l’époque, des parlementaires à l’initiative de la loi. (De Robien, Scellier, Duflot).

À la veille de la guerre les femmes restent encore dans le cadre du code Napoléon des mineures à vie. On apprend d’ailleurs que c’est seulement en 1905 que le baccalauréat est ouvert aux filles, tandis que Marie Curie obtient le prix Nobel en 1903. L’article écorne le mythe selon lequel les femmes ont dû attendre la guerre de 1914 pour rentrer dans le monde du travail. 8 millions d’entre elles exercent une activité professionnelle en 1911, mais elles sont toujours considérées comme inférieures aux hommes, à la fois dans le monde de l’entreprise comme dans le rapport à la citoyenneté. En 1907 une femme mariée qui travaille a le droit de disposer de son salaire mais pas celui de gérer ses propres biens. L’article cite également la première féministe, Hubertine Auclert, qui crée en 1880 l’association : « le suffrage des femmes ».

L’industrie française accuse un retard par rapport aux autres pays qui ont connu la révolution industrielle. Le marché intérieur de l’industrie reste limité en raison de la place importante de l’agriculture. La vigne le vin occupe moins de monde que l’industrie et les ouvriers moins nombreux que les commerçants et les artisans.
Pourtant des industries de pointe existent, et la France est l’un des foyers de la seconde industrialisation centrée autour de l’électricité, du moteur à explosion et de la sidérurgie. L’industrie automobile française, en raison de ses nombreuses innovations est exportatrice, mais elle n’a pas encore atteint le stade de la production de masse. À cette époque déjà les succès de l’industrie allemande sont pointés du doigt, même si les auteurs de l’époque mettent l’accent sur la médiocrité qualitative des productions d’outre-Rhin. La situation a beaucoup changé, « c’est une allemande », comme le dit Claudia Schiffer dans la publicité pour Opel.

Le monde ouvrier monte en puissance, à la fois par les concentrations industrielles qui rassemblent des milliers de prolétaires dans le même lieu, et par l’apparition de ces organisations qui restent numériquement minoritaires contrairement à ce qui se passe en Allemagne comme au Royaume-Uni. La CGT de 1914 ne compte que 400 000 adhérents pour 8 millions d’ouvriers. Depuis la charte d’Amiens de 1906 elle affirme son indépendance politique et se veut porteuse d’un idéal de transformation sociale même si elle évolue vers une forme de lutte autour des revendications immédiates à partir de 1909.
Clémenceau, le premier flic de France, n’hésite pas à utiliser la répression à plusieurs reprises, mais il fait parti de ces républicains qui veulent résoudre la question sociale en intégrant les ouvriers dans la nation. La création du ministère du travail, en 1906, est un symbole de cette volonté même si elle se heurte à un patronat ancré sur ses privilèges et qui dans le meilleur des cas affirme une forme de paternalisme social. Ici aussi on pourrait retrouver quelques relations avec le présent.

L’article de Denis Clerc à propos de la bataille de l’impôt sur le revenu est particulièrement éclairant. Le vocabulaire utilisé par les adversaires de cet impôt envisagé à plusieurs reprises, entre 1895 et 1897, par Léon Bourgeois et Joseph Caillaux, rappelle étrangement celui que l’on entend aujourd’hui. L’inquisition fiscale, la spoliation, la redistribution par l’impôt qui favorise l’assistanat, sont dans le collimateur des adversaires. Il faut attendre les élections législatives de 1914 et les succès des radicaux pour que le projet de Joseph Caillaux soit adopté avec un taux marginal particulièrement faible, de 2 %. C’est seulement en 1916, pour répondre aux besoins de la guerre, que l’impôt général sur le revenu, voit son taux marginal augmenter, pour atteindre 90 % en 1924. Il est de 42 % actuellement, notamment depuis les lois adoptées par Sarkozy en 2008.
La France de 1914 est une France de rentiers. Cette rente s’appuie essentiellement sur du foncier, assortie par des revenus financiers, notamment des emprunts d’État, y compris étrangers comme les fameux emprunts des chemin de fer russes.
La faiblesse du prélèvement fiscal dans la France en 1914 empêche toute politique redistributive. L’éducation pèse moins de 10 % des dépenses de l’État en 1912 tandis que la Défense nationale atteint 25 %. Quelques lois sociales sont votées avant 1914 mais leur impact reste limité.

La référence à la Belle Époque se retrouve souvent dans les débuts d’une industrie des loisirs, avec le développement du cinéma et la naissance du tourisme qui sont évoqués dans cette présentation. On insistera bien entendu sur l’âge d’or de la presse et de l’édition avec le tirage considérable des grands journaux d’information de la période comme le petit parisien et le petit journal. De nouvelles maisons d’édition apparaissent également avec la naissance de l’industrie du livre moderne tandis que ce structure les grands labels comme le prix Goncourt décerné pour la première fois en 1903 et le Femina en 1904.

Le monde la veille de la guerre de 14 se trouve en effet à l’apogée de la première mondialisation. Contrairement à une image trop répandue, le protectionnisme et le commerce mondial semblent faire bon ménage. Les nouveaux moyens de communication, comme aujourd’hui d’ailleurs, permettent de s’affranchir des distances et favorise une globalisation de l’économie, notamment par la finance. Toutefois, à la veille de la guerre, les mouvements de capitaux à l’internationale diminuent en faveur d’investissements dans la zone d’origine.
Cette époque est celle de ce que l’on appelle la grande divergence. Alors que l’empire chinois représenté au tout début du XIXe siècle un tiers de la production mondiale de richesse, I siècle plus tard il n’en représente même pas 10 %. L’Europe domine le monde, mais elle fait face a la montée en puissance des pays émergents comme les États-Unis qui représentent à la veille de la guerre près de 20 % de la richesse mondiale.
L’Europe s’appuie sur ces empires coloniaux qui sont en rivalité, et pour la plupart d’entre eux, à l’exception de l’émigration vers les États-Unis, cherche à fixer les populations de colons pour en assurer le développement.

Le dernier article de cette présentation, et cela est logique dans une revue consacrée au décryptage de l’économie, traite des causes économiques de la guerre. L’entretien avec Pierre Cyrille Hautcoeur, président de l’école des hautes études en sciences sociales montre que ce ne sont pas directement des facteurs économiques qui ont favorisé la guerre, du moins directement. Les travaux récents montrent une prise de conscience sur les marchés financiers du risque de guerre plusieurs mois avant son déclenchement. La question qui se posait alors été de l’éviter. Par contre si les intérêts communs entre la France et la Russie sont économiques du fait de la masse des investissements français dans l’empire tsariste, ils ne semblent pas avoir suffi engager automatiquement la France dans la guerre.
On reviendra dans cet article sur l’anticipation du conflit, et sur le fait que l’on a préféré croire ce qui promettait une guerre courte, sans doute après avoir observé les effets dévastateurs des armes modernes pendant la guerre de sécession mais aussi, et cela est moins cité, pendant la guerre des Boers dans ce qui devient l’Afrique du Sud.

On conseillera donc l’achat de ce numéro de juillet août dont l’intérêt ne se limite pas à ce cahier spécial. La question posée en une est de savoir si une politique de gauche est possible, mais la question ne se pose pas en 1914 mais bien en 2014.
Par contre, pour le cahier spécial « la France en 1914 », il se révélera comme un auxiliaire précieux pour les cours de troisième et de première. Le professeur ont leur deux mois d’été pour en faire l’acquisition.