Par le célèbre traité de Saint-Clair-sur-Epte, le roi Charles le Simple accorda au chef scandinave Rollon la possession en toute propriété de terres de l’Epte jusqu’à la mer, ce qui deviendra la Normandie. Rollon obtint que ces domaines seraient transmis à ses héritiers, une terre à piller vers la Bretagne, et la promesse d’un mariage avec la fille de Charles le Simple. Ils scellèrent la transaction en concluant un pacte d’amitié. Rollon reçoit le baptême et s’engage à servir militairement le roi. Ces détails nous ont été transmis par le moine picard Dudon de Saint-Quentin, invité par le duc Richard II en 994, plus de quatre vingts ans après l’événement, à rédiger une histoire des ducs de Normandie destinée à célébrer les mérites de sa lignée. Le deuxième livre de cette histoire est la principale source de ce qu’on connaît de Rollon. Cinq de ses chapitres sont consacrés à ce traité et aux circonstances de sa rédaction.
L’association « Le Vexin Normand » a voulu en célébrer le 1100e anniversaire en organisant un cycle de conférences tenues d’avril à novembre 2011 afin d’évoquer les aspects de l’installation des Scandinaves dans la basse vallée de la Seine, et singulièrement dans le Vexin. Cet espace s’étendant de Rouen à Pontoise devient rapidement une véritable marche frontière entre les espaces dominés par les ducs de Normandie et les rois capétiens, et un enjeu de pouvoir jusqu’au début du XIIIe siècle, quand Philippe Auguste prend possession de la région.
Michel Pierre, docteur en droit et historien, a invité plusieurs spécialistes de l’histoire de la Normandie, des archéologues et une linguiste, pour brosser un portrait parfois surprenant du paysage local entre le IXe et le début du XIIIe siècle, de ses acteurs, à la recherche des traces ténues de la présence de populations d’origine scandinave installées sur les rives et affluents de la Seine.

Jacques le Maho et Pierre Bouet évoquent les conditions dans lesquelles les Scandinaves se sont installés et ont conclu des accords, dont le fameux traité de Saint-Clair-sur-Epte, ainsi que la question de la mémoire de ces événements. En effet, le texte n’en a pas été conservé, et un accord avec Rollon est simplement évoqué au détour d’un diplôme royal de Charles le Simple, où il indique avoir donné à Rollon des terres pour protéger le royaume. Entre 994 et 1025, Dudon de Saint-Quentin compile des sources plus anciennes, d’origines monastiques et aujourd’hui perdues, pour construire et inventer, quand cela lui semble nécessaire, un récit dramatique du passé mettant en valeur l’histoire de Rollon, fondateur de la dynastie normande. L’oeuvre historique est pour lui une œuvre d’art au service de la vérité, et il adapte les sources dont il dispose en fonction du contexte dans lequel il a entrepris sa rédaction. Il prend donc des libertés avec la chronologie des faits ou les localisations géographiques.Pierre Bouet se livre à une analyse détaillée de ce texte, à sa confrontation avec d’autres sources contemporaines, et le soumet à une critique délicate. Il reconstitue par exemple le contexte politique, marqué par la difficulté qu’a le roi Charles le Simple à résister aux attaques sporadiques des raids scandinaves, mais aussi aux ambitions des princes territoriaux, qui disposent de ressources bien supérieures à lui. Ainsi le marquis Robert le Fort, grand-père de Hugues Capet, triomphe en juillet 911 d’une attaque de Rollon vers la Beauce et jusqu’au Berry, ce qui lui permet d’intervenir dans la conclusion du traité de Saint-Clair-sur-Epte, alors qu’il n’avait pas été convié initialement au conseil royal. Il est désigné comme parrain de Rollon, qui adoptera ensuite volontiers le nom du marquis de Neustrie dans des actes officiels. L’histoire de Dudon évoque aussi un évêque Francon, qui a une grande importance dans la préparation du traité. Or les listes de évêques de Rouen pour cette période ont des lacunes et aucun Francon n’y est signalé. A cette époque, Rouen est une place de sûreté bien tenue et fortifiée par les Francs. En l’absence de noms d’évêques bien identifiables, l’auteur les a renommés sous le nom générique de Francon, qui évoque leur origine franque et la coexistence entre les populations franques et les populations scandinaves.

Jacques Le Maho éclaire les origines de l’installation des scandinaves dans la vallée de la Seine, dans le pays de Rouen, enn soumettant à son tour le texte de Dudon de Saint-Quentin à une critique attentive et en utilisant des ressources variées de la toponymie, de l’archéologie, des chroniques, actes de la pratiques et récits de translations de reliques, pour dresser un portrait de l’occupation de la vallée de la Seine aux IXe et Xe siècles. Avant l’arrivée des Normands, la vallée était densément occupée. Rouen était une résidence comtale, et commandait un chapelet de petits ports fluviaux s’égrenant jusqu’à la mer, tandis que de grandes abbayes (Jumièges, Fontenelle / Saint-Wandrille) attiraient autour d’elles des agglomérations et disposaient de vastes domaines agricoles, tout comme la haut aristocratie (Caudebec, Pont-Audemer). Les raids normands qui débutent en 841 entraînent la désorganisation, l’exode des moines, et une insécurité contre laquelle Charles le Simple se mobilise en construisant en amont de Rouen à partir de 863 des places fortifiées comme Pîtres, aux limites du pays de Rouen et du Vexin, ou Pont-de-Larche. La victoire d’Eudes qui sauve Paris en 881 permet aux Francs de reprendre le contrôle de la basse-Seine, et la ville de Rouen est à nouveau bien fortifiée peu avant 900. Elle attire de nombreux moines qui viennent s’y réfugier. Sept places de refuge granques accueillent les populations, tandis que les Scandinaves s’installent dans de petits ports fluviaux, où la toponymie et l’archéologie dévoilent des témoignages de leur présence. C’est l’époque où des accords d’installation sont conclus vers 885-887 avec des chefs scandinaves, qui servent à l’occasion sous les ordres des Francs. En 897, le chef Hundeus reçoit le baptême. Jacques Le Maho en conclut que, même si Dudon de Saint-Quentin se trompe quand il affirme que Rollon s’est installé en 876 sur la Seine et qu’il s’en servit pour des raids vers Paris jusqu’en 911, il y a déjà des populations scandinaves durablement installées et plus ou moins christianisées à la fin du IXe siècle, et qu’ils passent des accords avec les Francs. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte n’est donc pas le premier accord d’installation de scandinaves sur la basse Seine.

Le Vexin, territoire situé entre Rouen et Pontoise devient un enjeu entre ducs de Normandie et rois capétiens à partir des XIe et XIIe siècle. Bruno Nardeux utilise aussi toutes les sources possibles (chroniques, mais aussi actes de la pratique, archéologie) pour montrer le rôle stratégique de la forêt de Lyons, entre Andelle et Epte. Au XIIe siècle, le duc Henri Beauclerc (1106-1135) crée quatre châtellenies quadrillant cet espace de 40 000 hectares, face aux châteaux de Gisors (pris en 1144) et de Neauphles, convoités par les Capétiens. Beaucoup de rencontre entre les souverains ont lieu dans cette zone de confins entre Neufmarché et Gisors. Les Capétiens prennent pied dans le Vexin après 1160 et occupent momentanément les châteaux de la vallée de l’Epte et de la forêt de Lyons, reconquis par Richard Cœur de Lion en 1194 et 1196. Pour sécuriser la route de Rouen, il fortifie la vallée de l’Andelle à l’ouest, édifie Château-Gaillard aux Andelys, ainsi que Lyons qu’il a repris. Mais les Français arrivent à y prendre pied en 1202, et parviennent à partir de là à isoler Château-Gaillard et à contrôler la plaine du Vexin. La Normandie peut alors s’ouvrir à eux…

Caroline Bride a étudié les destinées d’une famille préposée à la garde des frontières du duché, les Crespin, qui doivent à la confiance des ducs leur élévation sociale. Elle étudie la branche cadette chargée de la surveillance du château de Neauphles en Vexin. De nombreuses sources amplement présentées évoquent cette famille. Ainsi les miracles de Notre-Dame du Bec en faveur de Guillaume Crespin, composés vers 1150 par un membre de la famille chantre de l’abbaye, développe une généalogie familiale, tandis que la Pancarte du Bec (1077) évalue le patrimoine familial et sa dispersion. Deux lignages sont issus de Gilbert Crespin mentionné pour la première fois comme témoin du duc Robert II à Bernay. Après 1035, le cadet hérite d’une large partie du patrimoine familial situé en pays d’Auge et autour du Bec, ainsi que de la garde du château de Neauphles, fort excentré par rapport aux possessions familiales. Moins d’un siècle plus tard, les seigneurs de Neauphles ont contracté des unions profitables en Vexin et des alliances avec les comtes de Montfort notamment, et contribuent très généreusement aux besoins de l’abbaye de Mortemer, fondée par Henri Ier Beauclerc, où certains membres de la famille élisent aussi sépulture. Ils participent néanmoins à la révolte des barons contre Henri Ier et doivent s’exiler en Anjou en 1124. Quand le comte d’Anjou Geoffroy Plantagenêt épouse la fille d’Henri Ier Mathilde, ils reviennent en grâce et continuent d’être très influents. Après la chute de Neauphles entre les mains de Philippe Auguste, Guillaume Crespin porte son hommage au roi de France qui lui confirme la possession de son patrimoine, où il se retire.

L’archéologie préventive apporte sa pierre à la connaissance de l’occupation du territoire. Deux sites d’habitat rural carolingien ont été fouillés à Gisors et à Eragny-sur-Epte. Ils sont situés sur des terrasses alluviales dominant l’Epte. Des occupations de l’âge paléolithique supérieur (Eragny), du Néolithique moyen (Gisors) et de la Tène finale (Ier siècle avant Jésus-Christ, seule encore connu dans la vallée de l’Epte) ont été découverts. Entre les VIIe et Xe siècles, des occupations sont attestées, suivies d’un abandon au Xe et d’une remise en culture au XIIe siècle. Ces habitats ruraux ont révélé les traces de bâtiments de bois et de terre, bien appuyés sur des poteaux. Des bâtiments de stockage (greniers surélevés), des silos renfermant des céréales et des pois, des fosses, un puits à Eragny, un bâtiment abritant une activité artisanale, des objets en os (outils textiles) ont été découverts. Les bijoux et métaux sont rares, signe qu’on ne se trouve pas dans un habitat aristocratique. Le régime alimentaire est à base de céréales et de pois, peu de viande (mouton, boeuf, porc, d’une taille inférieure à celle des animaux de l’époque gallo-romaine) et pas de gibier. 2958 tessons de poteries ont été récoltés à Gisors et 1631 à Eragny, destinés à la cuisine. Ils témoignent d’un flux commercial venant de Picardie et d’Ile-de France. Beaucoup de carcasses d’animaux visiblement non consommés et assez âgés ont été trouvées, signe d’une épizootie ? Enfin, à Gisors au XIIe siècle, quand les hostilités s’amplifient entre les ducs et les rois de France, un fossé défensif est creusé par les ducs de Normandie, dont on a retrouvé un tracé à Gisors au lieu dit « le fossé le Roy ».

L’arrivée des Vikings en Normandie n’a pas laissé beaucoup de traces archéologiques, mais elle en a laissé dans le vocabulaire normand. Elisabeth Ridel, spécialiste de linguistique, a recherché les traces scandinaves dans le vocabulaire mais aussi dans la syntaxe et la grammaire. Elle a trouvé 155 mots (surtout des noms) dont 62% proviennent de sources médiévales, et 18% de sources lexicographiques ultérieures. Le premier document intégrant un terme scandinave date de 1006. Les ducs de Normandie pratiquèrent la langue scandinave essentiellement pour communiquer avec les cours du nord de l’Europe. Si le scandinave a donné des mots surtout dans les domaines de la construction navale, de la navigation et de la pêche, rares sont les termes rencontrés dans l’agriculture et encore plus rares à propos des sentiments humains. Les Vikings ont choisi très tôt de s’intégrer à la société qu’ils rencontrèrent et adoptèrent les coutumes et valeurs dominantes. Ce sont surtout des guerriers et marchands qui viennent et peu de femmes ou de lettrés, qui auraient pu continuer à faire vivre la culture scandinave. Les conversions précoces au christianisme dès le IXe siècle en témoignent, même si le clergé se lamente du fond païen toujours présent dans le courant du Xe siècle.

Ce petit recueil d’articles est abondamment illustré par des cartes, qui rendent le propos des auteurs très compréhensibles à qui n’est pas très familier de la géographie normande. Il apporte des lumières sur des questions souvent connues superficiellement et donne à un public intéressé les dernières mises au point scientifiques, clairement synthétisées dans un format assez commode et des articles pas trop longs. Les notes bibliographiques ne sont pas trop proliférantes et renvoient à des articles plus fouillés pour qui souhaiterait approfondir davantage ses connaissances. Il comblera les amateurs d’histoire locale soucieux de la replacer dans le contexte de l’histoire générale. Aux professeurs des confins normands, il fournira des mises au point rapides et commodes pour éclairer d’éventuelles activités à destination des élèves, mais ne sera pas immédiatement utilisable dans le cadre des programmes officiels actuels.

Noëlle Cherrier-Lévêque