Qui est l’auteur de cet ouvrage ?
Robert Darnton (né en 1939) est un historien américain, spécialiste des Lumières européennes et de l’histoire du livre sous l’Ancien Régime. Professeur d’université émérite de Princeton et directeur émérite de la bibliothèque universitaire de l’université de Harvard. Ses travaux permettent notamment de mieux comprendre le rôle joué par les imprimeurs étrangers, suisses, belges ou hollandais, dans l’acheminement dans le royaume de France de livres censurés. Ces enseignements, issus notamment de l’étude des archives de la STN, ont fait l’objet d’un ouvrage publié en 1991, intitulé « Édition et sédition ». Auteur de 20 livres, dont l’avant dernier « L’humeur révolutionnaire, Paris, 1748-1789 » est paru en 2024 chez Gallimard.

Quel est l’apport de cet ouvrage ?
On évoque souvent, comme modèle de la profession d’auteur qui émerge au XVIIIe siècle, la brillante carrière de Jean-Jacques Rousseau ou la qualité polémique des écrits de Camille Desmoulins. Mais s’agit-il de parcours majoritaires au sein d’une république des lettres dont les institutions culturelles sont en pleine mutation et qui se veut, en principe, ouverte à tous ?
Par une analyse quantitative de l’ensemble de la population des lettrés et une analyse sociologique de quelques carrières exemplaires d’écrivains, aux extractions sociales très diverses, Robert Darnton met au jour non pas une mais des conditions du métier d’écrivain.
En s’appuyant sur de nombreuses sources – rapports de police, ou almanachs de la population de lettrés – l’auteur dévoile, des salons aux mansardes en passant par la Bastille, l’envers du décor. Que leurs écrits soient destinés aux éditeurs révolutionnaires ou aux ministres en place, les gens de lettres, dans leur grande majorité, ne peuvent en réalité vivre de leur plume et évoluent loin des grandes figures auctoriales des Lumières qui inspirent ces  » Rousseau du ruisseau « . Intégrés ou non à l’ordre social très fermé de la république des lettres, ces écrivains de plus en plus nombreux font l’objet d’une surveillance accrue de la part d’un Etat à la crise duquel ils contribuent, et qui débouchera sur la chute de l’Ancien Régime.
Robert Darnton dresse pour la première fois le tableau d’une France littéraire composite au XVIIIe siècle alors que la montée en puissance de l’écrivain apparaît comme un nouveau type de pouvoir dans la fabrique du monde moderne.
L’historien Robert Darnton explore la condition réelle des écrivains en France au XVIIIe siècle, une population qui a presque triplé en un siècle, passant de 1200 à 3000 auteurs. Il met en lumière l’impossibilité pour la plupart de vivre de leur plume. Le système reposait non pas sur le marché du livre, mais sur le mécénat, les pensions et le clientélisme, créant un pouvoir culturel étroitement lié aux élites politiques, aux salons et à l’Académie.
Robert Darnton nuance l’idée d’un lien de cause à effet direct entre les Lumières et la Révolution française, rappelant que de grands philosophes s’y sont opposés. Il s’intéresse plutôt à une autre catégorie d’auteurs souvent ignorés : les « Rousseau du ruisseau ». Issus des « bas-fonds littéraires », ces pamphlétaires, libellistes et auteurs de textes pornographiques ont joué un rôle majeur dans la désacralisation du pouvoir et ont souvent fait carrière comme journalistes et figures politiques durant la période révolutionnaire.

Dans le chapitre Introduction, Robert Darnton précise que l’idée vient de son article de 1971 « The High Enlightenment and the Low-Life of Littérature in Pre-Revolutionary France », thèse qui après des débats est depuis accepté. Thèse qui mérite d’être un peu révisée. Les « Rousseau du ruisseau » prolifèrent dans les décennies 1770/80 des « Hautes Lumières » qu’il distingue des « Lumières héroïques » de l’interdiction de l’Encyclopédie des années 1750. Les « livres philosophiques » comprenaient des ouvrages illégaux : ouvrages sérieux, mais aussi des libelles, de la pornographie et des brochures séditieuses. Les écrivains s’identifient davantage à Rousseau qui s’attaque à l’élite qu’à Voltaire qui cherche à les séduire. Ce qui a été négligé est pour l’auteur la ligne de faille qui était plus sociale que philosophique, contradiction à cette République des Lettres. Il porte aussi un regard critique sur ses 1e travaux de recherche, se reprochant un sensibilité journalistique antiélitiste. Il rappelle aussi que les élites étaient sensibilisées aux idées philosophiques. Il estime que ce qui a fait chuter l’Ancien Régime est la dette royale paralysante, l’opposition des parlements, l’incompétence de la gestion royale. Ses recherches portent donc sur l’auctorialité. Il en conclut que la littérature des bas-fonds n’est pas si significative que cela, que l’écrivaillerie ne conduisait pas nécessairement au jacobisme, que la basse littérature ne venait pas toujours des bas-fonds, que la notion même est utilisée dans le but de calomnier leurs ennemis.
Le livre est construit à partir de 4 chapitres : « Des carrières sous l’Ancien Régime », « les faits de la vie littéraire », Commentaires contemporains », « Carrières et détournements révolutionnaires.
Parmi ces « Rousseau du ruisseau » méprisés par Voltaire, contraints de louer leur plume mercenaire, surveillés, embastillés et parfois retournés par la police qui les contraignait à travailler pour elle, ainsi Brissot ou Restif de la Bretonne, on reconnaît Marat, Fabre d’Églantine, Desmoulins, Gorsas, Pétion pour n’en citer que quelques-uns. Tous ceux-là jouèrent un rôle pendant la Révolution accréditant l’idée que des intellectuels frustrés dans leurs espoirs de reconnaissance et d’ascension sociale pouvaient « faire les révolutions ». Avec La condition d’écrivain, Robert Darnton nuance en estimant que les productions littéraires d’un moment ne préjugent pas forcément des engagements politiques futurs de leurs auteurs par temps de révolution.
À partir de l’évocation de trois carrières d’écrivain de profils différents, l’abbé Morellet, Baculard d’Arnaud, Pierre-Louis Manuel, Darnton s’efforce de présenter les dégradés de la condition d’écrivain à la fin du XVIIIe siècle. Le succès du premier d’entre eux tient à la protection de Voltaire, à celle de puissants ministres et à la fréquentation assidue des salons philosophiques en vue. Le second, incarnation de l’homme de lettres moyen, échappe à la précarité au prix de l’intense production d’une littérature sentimentale à la mode. En revanche, le troisième, Manuel, dont on retrouve trace dans les papiers de la police, a tous les traits de « l’écrivassier » condamné aux expédients de toutes sortes pour survivre.
La Révolution vient bouleverser cette hiérarchie. Morellet perd le bénéfice d’une accumulation trop dépendante des institutions culturelles et du fonctionnement social de l’Ancien Régime. À l’inverse, Manuel profite du nouveau régime des publications et de la liberté de la presse à partir de 89. Il met sa plume au service de ses ambitions politiques avant d’être victime des luttes entre factions révolutionnaires. Baculard d’Arnaud, quant à lui, tente de se maintenir difficilement en produisant sans relâche pour satisfaire les attentes du public.
En Conclusion, Robert Darnton indique comme limites la nécessité de protecteurs, le développement du commerce de la librairie, le pouvoir de la police, les contraintes du privilège, les barrières sociales maintiennent les outsiders à l’extérieur des salons. Même s’il y a une surpopulation (x 3). D’autant que l’édition pirate concerne la moitié des ouvrages. En 1789, les écrivains se substituent aux prêtres comme autorité morale. Mais la Révolution s’achète une légitimité en transférant au panthéon Voltaire et Rousseau. En fait, la mobilisation des idées sous forme de révolution culturelle est toujours d’actualité.

Au final, Robert Darnton a réalisé, comme à son habitude, un ouvrage qui se lit agréablement et qui peut aussi donner à réfléchir.