Marc-Antoine Pérouse de MontclosDe nombreux articles en ligne sur le site de l’IRD voit dans la question de l’islamisation de l’Afrique subsaharienne une question fondamentale du XXIe siècle du fait de la démographie de la région. Il pose, à la fois, la question de la globalisation des faits religieux et celle du rapport des musulmans au politique et à l’État. Il invite à une vision raisonnée face à la complexité de l’évolution récente de l’islam africain. Il rappelle que les groupes djihadistes font beaucoup de victimes parmi les musulmans qu’il faudrait ramener dans « le droit chemin ». Son objectif : une étude des « stratégies diverses pour répondre aux défis de l’ère contemporaine » des musulmans de l’Afrique subsaharienne en tentant d’éviter le piège des généralisations abusives, vu la complexité de l’islam dans cette partie du monde.

De l’expansion à la globalisation

L’islamisation de l’Afrique : un débat avec, contre… et sans les chiffres

Peut-on parler d’une islamisation de l’Afrique alors même que les chiffres sont incertains ?

Les musulmans noirs sont de plus en plus nombreux parce que la population augmente. Ils représentent désormais le quart des musulmans dans le monde. Mais, comme sur d’autres continents, la part des non-croyants a beaucoup augmenté.

L’auteur fait un détour par l’histoire. Pour lui la période coloniale a été favorable aux religions du Livre aux dépens de l’animisme. Les autorités coloniales se sont appuyées sur les élites islamisées pour la gestion quotidienne des populations. D’autre part le brassage de populations a favorisé le développement de l’islam qui acceptait la polygamie et l’esclavage domestique. Les exemples cités montrent une diversité de situations.

Les chiffres actuels sont peu fiables, car ils s’appuient sur du déclaratif et sont souvent contestés (Nigeria). Néanmoins les populations musulmanes ont souvent plus d’enfants que les populations chrétiennes. Les indicateurs, tels que le nombre d’écoles coraniques, de mosquées ou de pèlerinages à La Mecque, les pratiques alimentaires ou vestimentaires ne sont guère plus fiables comme le montre l’analyse qui en est faite.

L’Afrique musulmane à l’épreuve du récit de la globalisation

L’auteur analyse le poids des technologies de l’information dans la diffusion des messages religieux. Si l’islam vient historiquement du monde arabe, déjà dans la période pré-coloniale les relations s’étaient distendues ; même le pèlerinage à La Mecque est, en quelques sortes, concurrencé par exemple par le Magal qui réunit les Mourides à Touba, au Sénégal.

L’auteur nuance fortement l’idée d’une centralité du monde arabe qui ferait de l’Afrique subsaharienne une périphérie de l’islam. Longtemps considérés comme des descendants d’esclaves, les Africains ont développé leurs propres doctrines et interprétations du Coran, c’est notamment le rôle des Imams peuls. Il montre la complexité des échanges et de la circulation des idées entre la péninsule arabe et l’Afrique subsaharienne. Le pèlerinage à La Mecque a joué un grand rôle dans la création des routes commerciales avant le XIXe siècle et l’évolution actuelle de ce pèlerinage est marquée par les situations politiques et économiques des pays de départ comme des pays traversés.

L’auteur développe l’exemple du Nigeria au cours du XXe siècle : fluctuations du nombre de pèlerins et phénomène migratoire.

Une politisation ambivalente

La politisation de l’islam : des chimères et quelques réalités

L’islam a toujours eu des liens avec le politique : « L’histoire des premiers temps de l’Islam confirme la nature fondamentalement politique d’une religion sans clergé. » (p. 72)

La religion a été étroitement liée au pouvoir politique : le califat pouvait recouvrir des ambitions de puissance y compris économique. L’auteur donne l’exemple, entre autres, de la lutte entre les souverains du Borno et du Songhaï, tous deux califes. Dans l’Afrique pré-coloniale, l’islam a favorisé des formes d’État notamment dans les régions concernées aujourd’hui par les mouvements djihadistes (le Macina au Mali). Au XIXe siècle l’islam a cristallisé une opposition à la colonisation dont l’attitude face à l’islam a souvent été ambiguë : lutte contre les émirats sahéliens mais respect d’une religion monothéiste plus fiable aux yeux du colonisateur que les animistes. L’auteur fournit plusieurs exemples de cette situation de résistance/collaboration.
Les mouvements indépendantistes ont été plutôt chrétiens quand les musulmans étaient plus conservateurs. C’est le cas surtout dans l’Afrique francophone où indépendance rime avec laïcité voire socialisme, comme au Sénégal même si les confréries y ont toujours eu des rapports étroits avec les pouvoirs politiques.

Depuis la fin de la guerre froide l’idéologie religieuse de l’islam donne un cadre global de compréhension du monde.

La montée de l’islam politique au sortir de la guerre froide : une descente aux enfers ?

L’islam politique n’est pas une nouveauté, contrairement à ce qu’affirment certains analystes. Les évolutions politiques en Afrique subsaharienne à partir des années 1990 montrent le recul des régimes de parti unique et des dictatures militaires ce qui permet le développement des associations caritatives et politiques adossées à l’islam (ex en Côte d’Ivoire, au Cameroun, Mali, Bénin, Mozambique). L’ouverture au multipartisme a permis la naissance de nombreux partis politiques islamiques, mais sans réels succès, la plupart des pays se déclarant officiellement laïcs dans leur constitution (Sénégal, Niger). Un focus est consacré à deux républiques islamiques : la Mauritanie où les partis islamiques sont peu présents au gouvernement et le Soudan où, s’ils ont connu quelques brefs succès, la partition de 2011 avec le Sud a mis paradoxalement fin au régime islamique du Nord qui a choisi la réalpolitik pour échapper aux sanctions économiques. L’auteur insiste sur la diversité des situations actuelles, les partis musulmans sont dans l’opposition ou au pouvoir.

Il met l’accent sur la différence entre les grands djihads sahéliens des XVIIIe et XIXe siècles qui avaient, malgré l’absence d’États modernes, un réel poids dans l’organisation des sociétés sur de vastes espaces (carte dans l’encart central) et les djihadistes contemporains qui sont des groupes peu structurés, sans vrai projet sociétal, plutôt une opposition à des États qui résistent à leurs tentatives d’islamisation des systèmes politiques (Boko Haram, Chebabs somaliens).

De la violence djihadiste

Entre soumission et désobéissance, une brève histoire du djihad en Afrique

L’auteur revient sur les différentes interprétations du mot « djihad » depuis les débuts même de l’islam. Il propose une histoire des conflits en Afrique contre les « mauvais musulmans » les mal convertis depuis le XIe jusqu’au XIXe siècle qu’il qualifie d’âge d’or des djihadismes africains. Il développe des exemples : le djihad peul d’el-Hadj Oumar Tall qui crée un empire toucouleur et celui d’Ousmane dan Fodio, le califat de Sokoto. Il note que les actuels mouvements se situent dans les mêmes contrées : région de Dori au Burkina Faso par exemple.

Si l’arrivée des colonisateurs européens a mis fin aux États djihadistes, la religion musulmane est demeurée un élément de contestation anti-coloniale : épopée d’Amadou Hamallah au Soudan français dans les années 1920-1940…

L’auteur montre que, si l’islam n’est pas mis en avant dans les mouvements indépendantistes et dans les oppositions post-indépendance, il est souvent sous-jacent (Niger, Touarègues au Mali, Frolinat au Tchad). L’arrivée au pouvoir des islamistes en Iran puis la chute de l’URSS ont permis le développement d’une idéologie islamique.

L’auteur combat l’idée, souvent véhiculée par les analystes aujourd’hui, d’une différence de nature entre les djihads anciens et actuels. Il montre le même refus de certains témoignages anciens quand ils viennent porter atteinte à leur pouvoir : quand Ousmane dan Fodio fait brûler les chroniques des rois musulmans des cités haoussas, ce n’est guère différent de la destruction des tombeaux de Tombouctou en 2012. Même usage de la violence : l’empire Toucouleur et le califat de Sokoto étaient esclavagistes, pratiquaient la razzia, la décapitation et l’exécution des prisonniers de guerre, excès du djihad dénoncés par leurs contemporains. L’auteur évoque la mémoire courte des populationsJe voudrais  nuancer ce propos. Ces excès sont encore présents dans la mémoire collective. Je peux en témoigner pour les Diolas de Casamance qui se souviennent de l’islamisation forcée conduite par les Mandingues,l’histoire biaisée des griots.

Récurrences et similitudes des révoltes portées au nom du Coran

Les actuels groupes djihadistes se présentent comme les successeurs de leurs illustres ancêtres : Boko haram comme réminiscence d’Ousmane dan Fodio. Plus fondamentalement les révoltes islamiques incarnent une protestation sociale anti-élites comme le montrent de nombreux exemples cités en Afrique subsaharienne comme au Maghreb avec une dimension ville/campagne assez constante.

Prises d’otages et attentats suicides

une question pour commencer : une guerre sans prisonniers ?

L’auteur s’interroge sur le traitement médiatique : otages quand il s’agit d’Européens, peu d’informations sur le sort réservé aux djihadistes arrêtés. Le droit international de la Convention de Genève (1949) ne prévoit pas la catégorie « terroriste ». Et le droit islamique, quel sort réserve-t-il aux personnes capturées ? l’auteur rappelle qu’historiquement l’Afrique subsaharienne fut une terre de razzia et d’esclavage.

Si la prise d’otages est une réalité ancienne, les attentats suicides sont nouveaux(1998 contre l’ambassade des États-Unis au Kenya) et leurs victimes très souvent des musulmans. L’auteur ne croit pas à une influence du Moyen-Orient, il appuie son raisonnement sur des exemples anciens de comportements suicidaires au combat.

De la « radicalisation » de l’islam

Des catégories fluides et des amalgames faciles

L’auteur analyse, au-delà des amalgames, les tendances du soufisme et du salafisme. L’islam noir a été souvent présenté comme maraboutique et populaire face au salafisme blanc et arabe. La réalité a été et est encore plus complexe. Ce chapitre propose une tentative de définition du soufisme et une présentation des Confréries présentes en Afrique subsaharienne où l’islam est essentiellement sunnite de rite malékite.

Soufis et salafistes : de la convergence dans mes divergences

C’est la complexité qui domine aujourd’hui et ne facilite pas la compréhension, du phénomène djihadiste. On rencontre des traditionalistes et des réformateurs dans tous les groupes ; au-delà des racines communes bien des divergences existent. Les doctrines qui sous-tendent l’action, aujourd’hui comme hier, sont des constructions politiques influencées par les circonstances de l’époque. Une même pensée, doctrine peut alors déboucher sur des postures et des actions très différentes.

De l’hybridité des doctrines

L’auteur décrit la « plasticité de la notion de djihad »p. 250 et suivantes. Il développe des exemples : Ghana et les affrontements entre salafistes et soufis dans le nord du pays depuis 1964, Sénégal où les soufis passent dans l’opposition quand le parti-état recule.

Le panislamisme : une vision coloniale

Déjà au XIXe siècle, la France s’inquiétait d’une menace islamique : soufis sénégalais ; mahdisme soudanais.Les colonisateurs ont vu ces mouvements comme l’expression d’un fanatisme religieux, associé à un panislamisme turc, alors que certains étaient plutôt des résurgences de conflits entre lignages et chefferies.

L’auteur propose une analyse de l’idée de panislamisme dans le contexte nationaliste du XIXe siècle. Il s’appuie sur l’exemple des soulèvements mahdistes de la fin du siècle et du début du XXe siècle. Il montre l’absence de relation avec le Moyen-Orient et des motivations anticoloniales sans relation avec la religion : révoltes antifiscales, motifs économiques, affirmation communautaire.

Depuis les indépendances jusqu’à nos jours, peut-on parler de « terrorisme global » ? La période de la guerre froide est marquée par la diversité des foyers de militantisme islamique à l’échelle mondiale.

Le wahhabisme saoudien en Afrique subsaharienne

Quel en est le poids ?

L’analyse de la situation en Arabie Saoudite, à la fois le berceau et la victime d’Al-Qaïda qui s’en réclame montre la complexité du phénomène et l’adhésion de divers groupes comme arme d’opposition dans des États conservateurs. L’austérité wahhabite a gêné son expansion en Afrique subsaharienne au-delà d’une élite urbaine. L’auteur prend l’exemple des salafistes en Côte d’Ivoire. Il montre aussi la faible connaissance de l’arabe et l’obstacle linguistique, les traductions du Coran dans les langues africaines sont très récentes. Les groupes djihadistes africains utilisent les langues locales et non l’arabe comme langue d’usage. Le leader de Boko Haram déclare tenir ses enseignements directement du Coran.

Des transformations en profondeur

Laïcités et tentatives de régulation du religieux – l’islam au défi de la puissance coloniale

La période coloniale a tenté un contrôle étroit de la religion et des autorités musulmanes : émirs, sultans, surveillance des agitateurs, des prêches dans les mosquées et des écoles coraniques. Par pragmatisme, les autorités coloniales se sont aussi appuyées sur les structures musulmanes existantes d’encadrement des populations. Elles ont aussi enrôlé des guerriers des djihads dans leurs troupes. On trouve parmi les tirailleurs sénégalais d’anciens esclaves enrôlés par Samory Touré. L’auteur mentionne aussi les tentatives de retournements des troupes coloniales prisonnières des Allemands durant la première guerre mondiale au nom de l’islam incarné par leur allié ottoman.

Après les indépendances : l’État entre autoritarisme, indifférence et complaisance

Comme le montre la situation du Nigeria ou du Sénégal, les jeunes États ont cherché à surveiller les imams contestataires, à interdire les prêches avec haut-parleur, contrôler les écoles coraniques. En fait une poursuite de la politique coloniale comme dans le cas des écoles franco-arabes du Sénégal où, toutefois, la relation entre le politique et les confréries est étroitPar exemple le rôle des mourides dans les querelles politiques sénégalaises. Voir Ngor Dieng, Le Sénégal entre illusions et illuminations, L’Harmattan, 2020. L’auteur décrit les exemples du Ghana et du Mozambique. Les tentatives de régulation d’une religion sans clergé ont échoué du fait même de l’absence de consensus sur les normes islamiques qui génère des interprétations diverses.

Musulman ou chrétien ? Vers de nouvelles formes capitalistes et urbaines de syncrétisme

En Afrique, même si les religions monothéistes sont aujourd’hui officiellement dominantes, l’animisme n’a pas disparu. Longtemps l’islam, jusqu’au XIXe siècle a pu se développer comme une religion de progrès et de connaissance. La conversion à l’islam était perçue comme un accès à la civilisation face au fétichisme et à l’ignorance : « La ville de Tombouctou est également connue pour ses savants islamiques. On estime qu’à la fin du XVIe siècle, 10 % de ses 75 000 habitants savent lire le Coran. » (p. 373).

La colonisation a perturbé ce schéma avec l’introduction de nouvelles religions et l’instruction occidentale. Elle vient saper l’autorité des pouvoirs religieux en place en refusant l’esclavage comme le montre l’hostilité des aristocraties peules de Sokoto et kanouri du Borno à l’école qui pourrait endoctriner les anciens esclaves haoussas contre leurs maîtres. Parallèlement on voit aussi une hostilité aux tentatives d’éducation des fils de chefs et surtout des filles. Cette situation a laissé ces groupes, autrefois puissants, marginalisés au moment des indépendances, car incapables faute d’éducation d’intégrer les nouveaux cadres des administrations ou de saisir les opportunités de la vie économique moderne. Au Nigeria on observe le Sud christianisé, éduqué face au Nord musulman, enclavé et féodal ; refus réitéré par Boko Haram contre l’instruction occidentale.

Pourtant l’auteur invite à la prudence dans l’analyse des faits récents. Il évoque les soubassements économiques et tribaux de certains heurts : agriculteurs sédentaires / éleveurs nomades, conflits fonciers (Peuls/Dogons au Mali) même si dans les discours les djihadistes présentent les chrétiens comme des relais de l’hégémonie occidentale. L’auteur montre l’existence d’une coexistence pacifique entre musulmans et chrétiens dans de nombreux pays. L’urbanisation a notamment favorisé les mariages mixtes voire un certain syncrétisme. Historiquement l’islam est un phénomène urbain qui a généré des lieux de sédentarisation des nomades : Kaolack cité de la confrérie tidiane au Sénégal, Ramatoulaye au Burkina Faso. La ville est aussi le creuset d’une universalité de l’islam plus que les communautés rurales traditionnelles, liées à un terroir. La ville est plus favorable aux groupes djihadistes salafites que la campagne par refus du confinement des femmes, si utiles dans l’activité agricole. Enfin le développement d’un capitalisme islamique est à nuancer. Les évolutions dans ce domaine aussi sont complexes : rôle ancien des musulmans dans le commerce à longue distance, implication des mourides dans la culture de l’arachide au Sénégal, promotion de coopératives de production qui sont aussi un frein à l’initiative individuelle.

L’auteur analyse le rôle de l’aumône comme voie d’accès au paradis, les musulmans sont alors en concurrence avec les ONG internationales même si c’est de manière plus informelle qu’au Moyen-Orient.

Conclusion

Rupture ou continuité de l’islam contemporain en Afrique subsaharienne ?

Ce que l’on retient de la lecture de cet ouvrage passionnant, c’est l’extrême diversité des situations, une complexité qu’il serait imprudent de négliger.