Nicolas Bernard n’est pas historien de formation mais avocat. Pour autant, l’auteur vient de réaliser, avec la production de cette colossale étude, un ouvrage digne d’un véritable travail d’historien. Le sujet traité, La guerre dite du Pacifique, a toujours été, en France, le parent pauvre de l’historiographie – éloignement de ce théâtre d’opérations ou par désintérêt ? -, ce sujet retrouve, enfin, une place de choix grâce au travail réalisé par son auteur qui, du reste, n’en n’est pas à son premier essai du genre. Il avait, voici bientôt quatre ans, publié La guerre germano-soviétiqueLa guerre germano-soviétique, Tallandier, 2013, 800 p. qui s’était imposée comme une référence dès sa publication.

N’ayons pas peur des mots. Nicolas Bernard s’est employé à un véritable tour de force historiographique car la guerre dite « du Pacifique» a embrassé une gigantesque superficie allant de la frontière des États-Unis à l’Inde à celle de la Chine, de la Corée, de la Thaïlande, de la Malaise, des Indes néerlandaises, de la Birmanie, des Philippines, du Royaume-Uni et de l’URSS. L’auteur braque ainsi les projecteurs depuis les exécutants sur le terrain jusqu’aux plus hautes instances de décision politique et stratégique. Ce faisant, il décrit minutieusement les convergences et interactions de préjugés, de conflits, de rivalités, de craintes, de collusions d’ambitions qui finissent par créer l’événement. L’auteur brosse aussi, avec une véritable concision psychologique, les portraits d’innombrables acteurs du conflit, depuis le Premier ministre japonais Tojo, jusqu’au Président Roosevelt, en passant par le généralissime chinois Tchiang Kaï-shek, l’amiral Yamamoto, cerveau de l’attaque de Pearl Harbor, ou le tonitruant général MacArthur. Ce travail de Romain nous procure bien des révélations et brise ainsi les images créées par notre inconscient, notamment sur le rôle de l’empereur Hiro-Hito avant et pendant le conflit, de même que sur les rivalités internes parmi les dirigeants japonais qui ont provoqué ce colossal affrontement, sur les décisions ou considérations lourdes de conséquence sur l’orientation des choix stratégiques et donc, du conflit. On distingue par conséquent, dans l’écheveau complexe des relations humaines, les luttes intestines et les décisions plus ou moins rationnelles des deux côtés de la rive du Pacifique, sur le débat relatif à la bombe atomique aux États-Unis comme sur le programme nucléaire japonais, sans omettre, bien évidemment, les contraintes diplomatiques, politiques, industrielles et logistiques qui s’imposaient de facto à tous les belligérants.

On cantonne bien trop souvent à un duel mortel l’affrontement militaire entre le Japon et les États-Unis. Or, l’auteur nous emmène bien amont de cette catastrophe, dans le Japon de l’ère Meji. Ainsi, les explications claires et précises de cette ascension nous relient directement à la genèse du conflit. On comprend dès lors pourquoi le Japon comptait sur une guerre-éclair, lui aussi, pour l’emporter sur les puissances occidentales, pourquoi les États-Unis ont été aussi réticents à se laisser entraîner vers cette guerre annoncée, pourquoi, enfin, la Chine nationaliste, malgré ses faiblesses intrinsèques, a considérablement contribué à enliser la machine de guerre nipponne. Et, chose surprenante, on apprend, également, que la Japon n’a jamais cessé d’espérer une négociation avec les États-Unis, même s’il s’agissait, pour l’essentiel, de légitimer ses conquêtes militaires.

Trois autres éléments viennent charpenter l’édifice de cet ouvrage et le dotent d’une caractéristique unique. Nicolas Bernard ne se contente pas de dérouler les opérations militaires. Il évite, de ce fait, une longue et fastidieuse histoire-bataille ; il se penche sur les œuvres littéraires et cinématographiques qui ont jalonné le conflit, de même que sur les représentations mémorielles depuis que les armes se sont tues le 2 septembre 1945. Il faut, en outre noter chez l’auteur une hauteur de vue qui facilite la compréhension de la tournure du conflit : on discerne ainsi chez tous les protagonistes l’alternance d’héroïsme, de machiavélisme, de cruauté, de racisme, d’aveuglement, d’incompétence, de ténacité, de courage et d’idéalisme. Quoique le Japon impérial ait obéi à une logique expansionniste différente de l’Allemagne hitlérienne, les hostilités qu’il a allumées ont profondément interagi avec les événements du théâtre occidental, tant par leurs origines que dans leur déroulement et leur conclusion. Et s’il est vrai que, pour un Occidental la lutte contre Hitler apparaissait prioritaire, il est loin d’être certain qu’un ressortissant asiatique tienne le même discours. Pour les Chinois, la lutte contre le Japon était un combat pour la vie (la guerre de la Résistance) tandis que les peuples colonisés, tant par le Japon (Corée, Taïwan) que par l’Occident, ont vu dans cette conflagration l’opportunité de prendre en main leur propre destinée.

Malgré son ampleur, ce conflit reste méconnu. Son qualificatif n’est pas anodin, comme l’atteste sa plus simple expression de guerre du Pacifique. Mais doit-on utiliser celui de guerre de la Grande Asie orientale inventée par la dictature nipponne peu après Pearl Harbor et reprit par les milieux d’extrême-droite japonais ? Le concept de guerre d’Asie et du Pacifique, plus fidèle à la réalité géographique, est également critiqué pour son imprécision, notamment chronologique, par nombre d’historiens japonais qui usent des termes guerre des Quinze ans pour désigner la période qui court de l’invasion nippone de la Mandchourie en 1931 à la capitulation de 1945. Mais cette proposition soulève aussi des incertitudes, liées à l’analyse de cette guerre, à savoir son bornage chronologique. En effet, faire débuter le conflit par le coup de force de 1931 n’échappe pas à la critique : n’allonge t-on pas grossièrement le conflit, avec un contexte et des faits différents ? Faut-il faire, pour autant, débuter le conflit plus en amont, à la fin des années 1920, comme l’a fait le ministère public américain lors du procès des criminels de guerre de Tokyo en 1945 ? D’aucuns suggèrent même de remonter jusqu’en 1904 (date d’agression de la Russie par le Japon), ou même 1853, lorsque l’Amérique a, de force En juillet 1853, sous prétexte d’un subterfuge douteux, à savoir le traitement des marins de la marine marchande américaine naufragés sur les côtes japonais, le capitaine de vaisseau Perry adresse un ultimatum au gouvernement japonais. L’US Navy revient en mars 1854 et force l’entrée du port de Tokyo. obligé l’archipel nippon à s’ouvrir au monde ? Au-delà de ces débats historiographiques, il n’existe pas, en français, de synthèse sur ce sujet destinée à un public occidental. Les récits anglo-saxons comme celui de Samuel E. Morison The Rising Sun in the Pacific, 1931-April 1942: History of United States Naval Operations in World War II, Volume 3 (History of United States Naval Operations in World War II, Naval Institute Press; 1949, 2010. à celui de d’H.P. Willmott The Pacific War 1941-1945, Oxford – New-York, Osprey Publishings, 2005, Tallandier, 2001. , ne traitent que de la lutte féroce entre les États-Unis et le Japon. D’autres théâtres d’opérations, comme la Chine ou la Birmanie sont négligés et datés. Enfin, la dimension culturelle de la guerre, fortement marquée par un racisme réciproque, n’y était guère abordée hormis par divers historiens comme Christopher Thorne Allies of a kind. The United States, Britain, and the war against Japan, 1914-1945, Oxford, University Press, 1978. ou John Dower. Embracing Defeat: Japan in the Wake of World War II, W. W. Norton & Company; New edition, 2000.

Un magistral travail de synthèse au style enlevé éclaire enfin d’un jour nouveau ce conflit largement méconnu en Europe et qui, de nos jours, reste très présent dans la mémoire collective des pays belligérants. Cette prégnance se traduit ainsi par les récurrentes et vives tensions, pour ne pas dire des protestations chinoises suscitées par les visites des différents Premiers ministres japonais sur le site du temple de Yasukuni, près de Tokyo, qui rend hommage aux militaires japonais tombés durant la guerre du Pacifique.

Bertrand Lamon | © Les Clionautes