L’étude de B. Brillant s’étend du début des années 1960 au début des années 1970 et part du constat d’un  » quasi-silence historiographique  » sur l’histoire des intellectuels en mai 68…
Professeur agrégé d’Histoire, Bernard Brillant, après un DEA consacré à l’itinéraire politique de Pierre Halbwachs, a soutenu en 2002, sous la direction de Jean-François Sirinelli, à l’IEP de Paris, une thèse de doctorat d’Histoire intitulée  » Du Vietnam au Quartier latin : les Intellectuels et la contestation. Mai 68 et ses prodromes en France. De la légitimité de la contestation à la contestation d’une légitimité « , dont est tirée ce livre
L’étude de B. Brillant s’étend du début des années 1960 au début des années 1970 et part du constat d’un  » quasi-silence historiographique  » : mai 68 est un  » point aveugle  » de l’histoire des intellectuels (étudiés plutôt pour l’après mai) alors que dans le même temps l’événement est considéré comme une crise du monde intellectuel et de l’Université,  » fabrique des intellectuels « . B. Brillant conduit sa recherche autour de trois pôles :
– celui de l’intellectuel, défini selon trois dimensions : sa fonction professionnelle (son point d’ancrage et sa ligne de défense); sa vocation politique (sa surface de représentation); la reconnaissance (son volume) ;
– celui de l’événement mai 68, surchargé d’interprétations ;
– celui de la contestation, concept complexe et omniprésent dans les discours de l’époque car alors concept en construction.Bernard Brillant organise ensuite son analyse autour de trois temps intitulés  » Fermentation « ,  » Ébullition  » et  » Cristallisation « .
Dans une première partie (p. 15-174), il explore la fermentation des idées qui précède mai 68, en examinant la part des intellectuels dans l’élaboration d’une pensée critique et leurs liens avec la jeunesse étudiante. Dans les années 60, la philosophie (surtoutl’existentialisme sartrien) perd du terrain au profit des sciences humaines, particulièrement la vague structuraliste (Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Foucault qui publie Les Mots et les Choses en 1966) qui fait entrer toute une génération dans la conscience critique et  » l’ère du soupçon « . C’est aussi le temps des relectures du marxisme, humanistes d’un côté (Garaudy, Henri Lefebvre ou André Gorz ), scientifique de l’autre (Althusser rue d’Ulm). Tout cela a été pour la jeune génération intellectuelle la matrice de discours et de comportements de rupture et de délégitimation qui fondent la contestation radicale des années 68.
Participe du même esprit l’essor d’une avant-garde artistique contre la « société bourgeoise  » et la  » culture de consommation  » : art conceptuel, Nouvelle Figuration, happenings, revue Tel Quel avec Sollers et Jean-Edern Hallier, situationnisme de Guy Debord. Les années 60 voient aussi naître une extrême-gauche qui se veut avant-garde de la classe ouvrière. Ces avant-gardes ont pour horizon une révolution totale, qui fait de la culture le lieu d’une contestation et d’une politisation permanente, comme en témoigne l’affaire Langlois autour de la Cinémathèque début 1968. À cela s’ajoute un horizon international (le Vietnam, Cuba, la Chine) qui va lancer la jeunesse étudiante dans les luttes anti-impérialistes, aux côtés des générations aînées de militants et d’intellectuels tiers-mondistes et anticolonialistes (par exemple en 1966 les Comités Vietnam ou le Tribunal Russell sur la guerre américaine au Vietnam).
L’Université reste un lieu d’affrontement entre les aînés et la nouvelle génération militante et intellectuelle. Elle entre en crise par l’effet de la poussée démographique et des mutations socio-économiques, de l’affirmation des jeunes comme groupe social, de l’opposition entre mandarins et maîtres-asistants ou assistants, du refus par les étudiants de l’autoritarisme des enseignants. Cette crise suscite de grands essais (La Montée des Jeunes de Sauvy, Les Héritiers de Bourdieu et Passeron), de grands colloques (Caen en 1966, Amiens en 1968), tandis que la haute intelligentsia et l’innovation intellectuelle se manifestent hors de ses murs (à l’EHESS, à l’EPHE, au CNRS, à l’INSEE, rue d’Ulm…). Nanterre devient à ce titre le laboratoire de la contestation étudiante (Cohn-Bendit) et intellectuelle (Henri Lefebvre, Touraine, Baudrillard, Ricoeur, Levinas).Dans sa deuxième partie,  » Ébullition  » (p. 175-433), Bernard Brillant se fait plus descriptif,  » collant  » aux événements pour analyser les manifestations pour ou contre le mouvement étudiant puis ouvrier. Les intellectuels, surtout les universitaires, jouent d’abord le rôle d’une force d’interposition pour protéger les libertés universitaires et les étudiants, éviter l’escalade, mais aussi protester contre les brutalités policières. Ils lancent une véritable bataille de la presse dans Le Monde, Combat, Le Nouvel Observateur. Après la manifestation du 13 mai et l’entrée dans la phase ouvrière, les intellectuels désertent, ou entrent dans l’action avec l’occupation des établissements d’enseignement supérieur, longuement étudiée par B. Brillant. Dans les facultés occupées, étudiants et enseignants participent à des états généraux spontanés prônant la refonte de l’Université. Ils expriment une volonté de transformation de la société et dénoncent la culture et le savoir comme moyen de domination des  » classes possédantes « , ce qui débouche sur une contestation du rôle de l’enseignant comme détenteur du savoir et du pouvoir.
Autres lieux d’action des intellectuels, les lieux de la création littéraire et artistique sont touchés, à partir de la prise de l’Odéon le 15 mai. Écrivains et créateurs contestent la  » culture bourgeoise « , la  » culture de consommation  » mercantile et le monopole de spécialistes chargés de son élaboration et de sa diffusion, pour revendiquer l’effacement des frontières entre créateurs et  » consommateurs « , la contestation et la subversion culturelles. Cela aboutit à la contestation de la politique culturelle menée par Malraux : remise en cause de la légitimité de l’État-mécène, contestation du rôle de l’artiste, révolution de l’objectif de démocratisation (il ne s’agit plus de diffuser mais de s’effacer pour permettre à tous de créer).
C’est donc le groupe des intellectuels et sa légitimité qui sont la cible de la contestation, souvent avec l’appui d’intellectuels considérés comme traîtres par les clercs hostiles au mouvement.  » Cette mise en cause radicale des fonctions de médiation de l’intelligentsia, à la fois dans sa dimension sociale (assurer la circulation des idées, du savoir, des valeurs) et dans sa dimension politique, témoigne d’une crise du  » modèle  » hérité des Lumières.  » (p. 430).
B. Brillant étudie ensuite les mouvements qui frappent la presse, en s’attachant à quelques  » grandes voix  » qui analysent à chaud mai 68 : Morin dans Le Monde, Aron dans Le Figaro, Sartre dans Le Nouvel Observateur, Clavel dans Esprit. Puis il s’attarde plus particulièrement sur deux  » chapelles  » intellectuelles touchées par la contestation : le PCF et le monde intellectuel chrétien. Enfin il consacre un dernier chapitre aux modalités du reflux du mouvement chez les intellectuels, qui reviennent aux moyens traditionnels de la protestation et des manifestes électoraux, avec des règlements de compte (Raymond Aron face à Sartre ou Clavel), les premiers bilans et les tentatives de prolonger mai pendant l’été (Jean Vilar contesté au Festival d’Avignon par exemple)..Dans sa dernière partie,  » Cristallisation  » (p. 435-561), Bernard Brillant s’intéresse aux relectures de mai 68 par les intellectuels. Il souligne l’aspect  » auberge espagnole  » de Mai 68, chacun y voyant la confirmation d’analyses antérieures (la sociologie y a la part du lion). B. Brillant propose la typologie suivante :
– Mai 68 comme retour de la révolution en France et dans les pays développés : André Glucksmann, Daniel Bensaïd, Daniel Cohn-Bendit, Geismar et July, Morin, Lefort et Castoriadis;
– Mai 68 comme  » révolution culturelle  » (aussi bien bouleversements dans la culture que subversion de la culture ou transformation de la société par la culture) : Esprit de J.-M. Domenach, Ricoeur, Joffre Dumazedier, Michel de Certeau ;
– Mai 68 comme renaissance de l’Homme, retour de l’humanisme enterré par le structuralisme triomphant : c’est l’analyse de nombreux intellectuels chrétiens (Études, Christianisme social, Spiritus, André Philip), des revues Raison présente et Europe liées au PCF.
– Mai 68 marque le retour du social contre la technocratie, pour des intellectuels comme : Jacques Julliard, Alain Touraine, Paul-Henry Chombart de Lauwe ;
– Les intellectuels de la gauche non communiste (Gilles Martinet par exemple, ou le Club Jean Moulin) se posent quant à eux la question de la place de mai 68 dans le processus de transformation de la société et l’articulent à un projet de reconstruction d’une force de gauche (réformisme révolutionnaire) qui aboutit en 1971 au programme du nouveau PS :  » Changer la vie « . Le PCF maintient son analyse de mai 68 comme lutte revendicative de grande ampleur (mais pas révolution) dans le cadre de la lutte des classes, mais se trouve traversé par les questions et les critiques ;
– Beaucoup s’interrogent sur la place de la jeunesse dans les événements de mai 68 : certains l’analyse comme un conflit de générations ou une  » lutte de classes d’âge  » (Edgar Morin, Gérard Mendel), d’autres contestent ces interprétations tout en reconnaissant le rôle décisif de la jeunesse (Alain Touraine, Henri Lefebvre). Le PCF refuse le  » jeunisme  » destiné à affaiblir la classe ouvrière et son parti. Des psychologues et psychanalystes le refusent aussi.
– Une partie de l’intelligentsia refuse de prendre cette  » révolution  » au sérieux, n’y voyant qu’un  » psychodrame  » (Raymond Aron) et des dérapages (François Bourricaud) pouvant mener au totalitarisme (Jean Cau ou Jean Guitton). D’autres au contraires abordent mai 68 comme un véritable objet de recherche : Morin, Crozier et Barthes dans la revue Communications, des historiens dans Le Mouvement social (Jean-Claude Perrot, Michelle Perrot, Madeleine Rebérioux, Jean Maitron), ou des livres (Alain Schnapp et Pierre Vidal-Naquet, Journal de la commune étudiante, 1969).
B. Brillant montre ainsi combien Mai 68 a  » contribué à l’hybridation des cultures politiques, des valeurs et des discours  » (p. 502), particulièrement entre les marxismes hors PCF et les courants chrétiens progressistes. Il décrit la formation d’une  » nébuleuse contestataire  » qui explique la progression électorale du PSU en juin 68 et qui nourrit la CFDT pour les années à venir, bref ce qu’on a appelé la  » deuxième gauche « .
B. Brillant revient ensuite longuement sur le concept clé de la période, celui de  » contestation « , objet d’une bataille sémantique chez les intellectuels,  » langue  » privilégiée de Mai 68 et des années suivantes, dont il dresse une grammaire :
– ses fonctions : le refus, la critique, la subversion, la revendication
– ses formes : l’action avant tout, exemplaire et spectaculaire, la transgression, la violence, le harcèlement et la guérilla, la provocation, l’humour et la dérision
– – ses modes : le symbolisme, la rupture, l’utopie, la révolte, l’agitation, le désordre et l’irrationnel,
Sa nature, son essence, c’est  » la délégitimation de l’organisation politique, sociale et culturelle ainsi que de l’ensemble du système de valeurs et de représentations de la société.  » (p. 534). Ainsi, pour B. Brillant, la contestation présente tous les traits d’une culture politique dont on retrouve aujourd’hui les traces à l’extrême gauche, chez les Verts, dans les mouvements de lutte  » contre la mondialisation libérale « .
Dernier aspect de ces réflexions sur Mai 68, celui de la place désormais assignée aux intellectuels dans la société et les futurs mouvements révolutionnaires. Pour B. Brillant,  » les intellectuels semblent souffrir d’une triple délégitimation au sortir du printemps 1968. Leur magistère moral est mis à mal par ceux qui les accusent d’avoir provoqué le chaos. Leur fonction politico-prophétique de gardiens du temple des valeurs et de la conscience critique est revendiquée par une partie de la jeunesse intellectuelle qui leur dénie le droit de parler  » au nom des masses « . Leur pouvoir social, enfin, subit la concurrence de  » nouveaux intellectuels  » promus  » alliés objectifs  » de la classe ouvrière, voire nouvelle avant-garde des transformations sociales et politiques à venir.  » (p. 561).

Au final, il s’agit d’une très riche, importante et convaincante étude sur un événement qu’on pensait pourtant bien connu. Travail sur l’histoire du temps présent, il participe à la fois de l’histoire des intellectuels, de l’histoire politique, de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, et s’inscrit aussi dans un mouvement plus vaste de retour à l’événement en histoire du temps présent. Il contribue aussi au débat sur le  » silence  » ou la  » fin  » des intellectuels, avec la notion de  » contestation « , qui est clairement conceptualisée et s’avère être un outil pertinent pour la compréhension de l’après 68, dans la mesure où elle devient  » le moyen de relégitimer l’intervention de l’intellectuel dans les affaires de  » la cité  » (p. 570). Pour B. Brillant, le couple révolution /  » intellectuel prophétique  » cède à la faveur de Mai 68 la place au couple contestation /  » intellectuel spécifique « , porte-parole des minorités et des marginaux, délaissant l’engagement politique global pour des interventions plus ponctuelles dans les domaines sociaux ou culturels. Cette analyse est séduisante, encore qu’on peut se demander si Mai 68 est  » LE  » moment de la délégitimation des intellectuels, ou  » UN  » moment, certes majeur, dans une chronologie plus longue (du rapport Khrouchtchev à la mort de Sartre ?) où d’autres facteurs doivent être avancés (par exemple crise de l’idéologie communiste, crise économique, disparition de grands intellectuels, spécialisation accrue des sciences humaines, arrivée de la gauche au pouvoir).
On peut avancer d’autres critiques mineures, par exemple l’aspect essentiellement parisien de l’étude (mais les principaux lieux du magistère intellectuel sont parisiens), ou le peu de place accordé à la montée de la sociologie avant Mai 68 dans la première partie. Pareillement, le débat culturel est traité par le biais des avant-gardes, alors que bien des interrogations sont déjà formulées au milieu des années 60 au sein de la commission culturelle du Plan (où les sociologues et les milieux de l’éducation populaire tiennent une grande place), dans les rencontres d’Avignon (cf. les travaux de Philippe Poirrier) ou au sein de la Fédération nationale des centres culturels communaux (cf. les travaux de Vincent Dubois). C’est pourquoi on suivra moins volontiers Bernard Brillant lorsqu’il voit dans le passage à  » l’intellectuel spécifique  » la voie ouverte à la figure de  » l’intellectuel expert « .
Tout cela n’enlève bien sûr rien à l’intérêt, au plaisir et à la nécessité de cette lecture, qui apprend énormément, donne à réfléchir et est une grande leçon d’analyse de l’événement contemporain. Eu égard au déroulement de l’actualité ces dernières années (chute du mur de Berlin, effondrement de l’URSS, 11 septembre par exemple) et à la place réduite (pour l’instant) de Mai 68 dans nos enseignements, c’est cette leçon qui me semble précieuse pour nous, professeurs d’Histoire, face au modèle journalistique (le plus familier pour nos élèves) de traitement de l’événement.

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