Si Thomas Jefferson et Alexander Hamilton, les deux plus célèbres secrétaires de George Washington, ne s’appréciaient guère, il ne faut toutefois pas caricaturer cette opposition. Il n’y a pas d’un côté l’Homme de la Révolution et de l’autre celui de la Constitution. Les choses sont plus compliquées et c’est ce que Magali Bessone montre dans son livre. Elle analyse ce que chacun a apporté à la constitution de la pensée politique américaine et à la mise en place du système politique américain.

Magali Bessone est agrégée de philosophie. Elle a soutenu sa thèse en philosophie politique sur une généalogie du concept de transparence dans la naissance de la nation américaine. Elle est maître de conférences en philosophie morale et politique à l’Université de Rennes I.
Elle a notamment publié La Justice aux éditions GF – Flammarion et une traduction annotée et commentée des Âmes du peuple noir de W.E.B. Du Bois aux éditions Rue d’Ulm.

Les œuvres et les mémoires des deux hommes ont été beaucoup utilisées pour légitimer une chose et son contraire. Après la Guerre de Sécession, Alexander Hamilton devient l’icône du parti républicain jusque dans les années 1920. De son côté, Jefferson est utilisé par Roosevelt et le parti démocrate. Il semble alors incarner toutes les vertus du peuple américain et de la démocratie. Pourtant, depuis les années 1990, la personnalité de Jefferson est assombrie par le fait que Jefferson était propriétaire d’esclaves et partisan d’une phallocratie.
Au-delà de l’utilisation de chacun par les uns et les autres, il faut faire la part de ce que chacun a apporté à la constitution de la pensée politique américaine et à la mise en place du système politique américain.

Magali Bessone analyse les principes de philosophie politique des deux hommes, tels qu’ils apparaissent dans leurs écrits. Elle organise son propos autour de quelques grandes idées : l’idée de nation, celles de républicanisme et de constitutionnalisme, les principes d’économie politique et l’idée que se font les deux auteurs de la politique étrangère américaine.

Jefferson et Hamilton sont des hommes des Lumières. Pour eux, l’idée de nature est centrale dans les rapports de l’Homme et du monde. C’est à ce titre qu’il y a une égalité de droit entre les Hommes. Jefferson nuance, toutefois, cette égalité par les qualifications différentielles des races, de genre et de talents. Ces différences légitiment l’exclusion de certains (les noirs, les femmes et les indiens) du corps politique. Pour Jefferson, le groupe racial est une entité naturelle. L’étude des notes et de la correspondance de Jefferson montre à quel point le racisme du rédacteur de la Déclaration d’Indépendance est puissant.
Hamilton diffère en cela de la pensée de Jefferson. Il voit les esclaves comme des égaux aux blancs. Il est favorable à l’émancipation des noirs.

Hamilton insiste sur l’importance d’un gouvernement central énergique et puissant : sorte de « gouvernement des Meilleurs ». Il est favorable à la mise en place d’un pouvoir fédéral fort pour assurer la continuité de la République. Jefferson, au contraire, met en avant la volonté des populations localement exprimée. Il critique la longueur du mandat du président (trop longue, elle tend au monarchisme, surtout quand le président a la possibilité d’être réélu). Il est favorable à une révision de la Constitution tous les vingt ans (la durée de vie d’une génération) pour que celle-ci appartienne aux vivants.

En matière d’économie politique, les deux hommes s’opposent encore. La question est de savoir si l’Amérique doit être une République agraire ou commerciale. Hamilton engage en 1789 l’Amérique sur la voie de la commercialisation. Il pense que c’est le seul moyen pour les Etats-Unis d’acquérir la puissance nécessaire pour assurer son indépendance économique, politique et morale vis-à-vis de la Grande Bretagne. Jefferson défend le droit au bonheur des individus. Les Hommes doivent y parvenir par la pratique de l’agriculture, basée sur la propriété du sol et le travail de la terre. Les Américains ont donc besoin de contrôler un nombre croissant de terres. Il ne s’oppose pas à l’industrialisation mais pense que son essor doit être contrôlé. C’est sous Jefferson, président, que l’Etat fédéral achète la Louisiane en 1803, lance des expéditions d’explorations et encourage l’appropriation des terres indiennes.

La politique étrangère oppose les deux hommes. Jefferson ouvre la voie à l’idéalisme wilsonien selon lequel la mission de l’Amérique est de répandre dans le monde les valeurs morales américaines. Il soutient la Révolution française. Hamilton se méfie d’elle car elle impose ses idéaux dans le sang (Terreur). Elle traduit le triomphe de l’égalité sur la liberté. Il craint la propagation de la violence et des principes français aux Etats-Unis. Pour toutes ces raisons, il s’oppose à toute alliance diplomatique avec la France. Même si il existe des accords commerciaux entre la France et les Etats-Unis (1778), les Etats-Unis cherchent le plus longtemps à rester neutre de manière à pouvoir continuer à commercer avec la France et la Grande Bretagne. En 1794, une politique de conciliation envers la Grande Bretagne est malgré tout instaurée. Les Etats-Unis n’ont pas les moyens de faire la guerre.

Le combat de Jefferson et d’Hamilton est à replacer dans le contexte de la République américaine naissante. Ils ont mené une réflexion qui a alimenté les débats futurs sur le rôle et la place des Etats-Unis. Toutefois, leurs grilles de lecture étaient essentiellement européennes. Ainsi, ils n’ont, à aucun moment, compris la spécificité de la société américaine sur la question de la conquête de l’Ouest et l’esclavagisme. La guerre de Sécession achèvera de mettre d’accord les deux modèles. Le nouveau principe établi après la Guerre de Sécession est l’égalité de tous que le gouvernement fédéral se doit de respecter.

Magali Bessone livre ici un travail sérieux dont la lecture n’est pas toujours aisée. Même si elle a le souci de faire le rappel des évènements historiques, les concepts qu’elle manie sont difficiles. Le sujet est très périphérique aux programmes scolaires. La Révolution américaine est rapidement abordée en classe de quatrième et de seconde. La personnalité de Jefferson y est centrale. Celle d’Hamilton ne retient pas l’attention des programmes. Pourtant, il peut être intéressant de montrer que la mise en place d’une Constitution et des principes de philosophie politique d’un Etat est le fruit de débats.

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