Le nom de Tudi Kernalegenn n’évoque probablement pas grand chose (pas encore…) pour la plupart d’entre nous. Aujourd’hui chargé de cours à l’université Rennes II Haute-Bretagne, et membre du CRAPE (Centre de recherche sur l’action politique en Europe), au sein duquel il poursuit ses travaux en vue d’une thèse sur les luttes sociales en Bretagne, Écosse et Galice, il est l’auteur de deux ouvrages qui reprennent ses principaux travaux de recherche Avec Nathalie Dugalès et Yann Fournis (dir.), il s’apprête à faire paraître Bretagne plurielle. Culture, territoire et politique, Presses universitaires de Rennes, coll. «Essais», 2007

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_ Le premier a paru en 2005 : Drapeaux rouges et Gwen-ha-du Tudi Kernalegenn, Drapeaux rouges et Gwen-Ha-Du. L’extrême gauche et le Bretagne dans les années 1970, éd. Apogée, Rennes, 2005, 224 pages a été rédigé sur la base de son mémoire de DEA, soutenu à l’IEP de Rennes, sous la direction d’Érik Neveu. L’objet de ce travail était alors d’étudier l’émergence d’une extrême gauche bretonne tout à fois numériquement peu nombreuse (au regard des relais locaux des principaux partis politiques), issue de courants idéologiques très divers (PSU, maoïsme, trotskisme…), porteuse de thèmes relativement nouveaux (féminisme, écologie) qui germent et fructifient au gré des épisodes du mouvement social régional. En même temps, T. Kernalegenn démontre en quoi, au travers de luttes sociales comme celle du Joint français (Saint-Brieuc, 1972) La grève de huit semaines est popularisée par Gilles Servat, Claude Nougaro ou encore le groupe Tri Yann. On gardera ce trait à l’esprit… et plus encore la contestation du nucléaire, notamment, ces formations contribuent à revivifier l’identité bretonne et à modifier une part de l’image que renvoie la Bretagne dans le reste du pays.

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En réalité, ce travail, très riche, très précis dans ses analyses et sa documentation (souvent reproduite, au moins pour la partie iconographique) n’est pas né ex nihilo : le mémoire de maîtrise d’Histoire contemporaine (soutenu en 2001 à Rennes II) de l’auteur en portait déjà les prémisses. C’est ce qui a paru aux éditions Yoran Embanner, à Fouesnant, et on doit saluer cette heureuse initiative au moins par le fait qu’elle nous permet de suivre les débuts et le mûrissement d’un jeune chercheur, en même temps qu’elle facilite la compréhension de ses recherches, par un éclairage apporté mutuellement par ses deux publications.

La parenté entre Drapeaux rouges et Luttes écologistes se remarque d’abord d’un point de vue formel. On y retrouve une certaine identité dans la structure de la présentation et les mêmes qualités, à commencer par la richesse documentaire. Dans l’ouvrage qui nous intéresse, il n’y a pas moins de 52 pages de reproductions diverses (affiches, graphiques, cartes, autocollants, journaux…) offertes au lecteur. Celui-ci dispose en outre d’un lexique (qualifié de « dictionnaire ») breton-français des noms de lieux et de cours d’eau, bien utile pour qui n’est pas bretonnant. Une chronologie permet de suivre les événements de la période, doublée d’un point sur l’avancement de l’enquête d’utilité publique de la centrale nucléaire de Plogoff (1980).
_ En revanche, l’absence d’un index est à déplorer Il n’y en a malheureusement pas plus dans Drapeaux rouges : compte tenu de la densité des informations en tous genres, il aurait grandement facilité l’utilisation de l’ouvrage. De la même façon, le choix de placer les notes infra-paginales en fin de chaque chapitre n’a pas été très heureux : le procédé oblige à une compulsion excessive du livre. Le même problème se pose pour connaître la signification des sigles des diverses structures (associations…), rassemblés une fois pour toutes en début d’ouvrage : leur nombre ne permet pas de les retenir aisément Toutefois, un glossaire (p. 309 à 311) rassemble l’essentiel des informations nécessaires pour suivre l’évolution des principales organisations dont il est question ici.. Faute de les avoir réintroduits dans le propos, et en dépit d’une familiarisation qui se fait malgré tout, on est contraint de s’y reporter trop souvent. Ces défauts ralentissent immanquablement la lecture et peuvent contribuer à gêner la compréhension du propos. Ce faisant, la vocation du livre à être un véritable outil à l’usage du chercheur ou du simple curieux s’en trouve malheureusement réduite : cela vient limiter un tant soit peu tout le profit qu’on pourrait retirer de l’ouvrage.

Pour être tout à fait objectif, ces défauts restent bien mineurs au regard de l’intérêt de l’important travail d’enquête et d’analyse qui a été effectué par Tudi Kernalegenn. Ce travail repose d’abord sur des sources très diverses : la presse régionale (Le Télégramme de Brest, Ouest-France) et nationale (Le Monde, Libération), les bulletins et les tracts militants, des films cinématographiques (éléments importants dans la mobilisation de l’opinion publique), des photographies, des entretiens, des chansons… L’auteur a choisi de couvrir une période qui culmine à l’orée des années quatre-vingts, qui correspondent à la fois à la marée noire provoquée par l’Amoco Cadiz (1978) et au point culminant de la contestation du projet de centrale nucléaire à Plogoff (1980), dont le retentissement, émotionnel et passionnel, dépasse largement le cadre géographique de la seule Bretagne. En même que s’effectue la prise de conscience de l’opinion publique et que se constituent des associations militantes, l’écologie devient un thème politique : des candidats s’en réclament directement, et leur présence devient une constante aux différentes élections. Pourtant, Tudi Kernalegenn constate que cet engouement est alors récent. Le Torrey Canyon provoque la catastrophe que l’on sait en 1967, mais, malgré le relais de la presse, il n’y a pas de mobilisation. La création (1962) et la mise en exploitation (1967) d’une centrale nucléaire expérimentale à Brennilis n’a pas plus de conséquences. En une douzaine d’années, le contraste est important. La mobilisation dépasse largement le problème lié au transport maritime du pétrole et du nucléaire pour se faire aussi sur les thèmes du remembrement, de la protection de l’environnement et des côtes : ce sont ces « chemins de l’écologie » que la Bretagne trace et creuse dans ces années, en particulier dans le Finistère, puisque c’est là que les menaces environnementales sont les mieux ressenties et que, par conséquent, les luttes écologistes parviennent à se développer le mieux. C’est la naissance d’une « conscience écologiste » (p. 13) que l’auteur cherche à cerner dans le cadre de ce département, sans toutefois s’y laisser enfermer : la dimension de laboratoire s’apprécie d’autant mieux que T. Kernalegenn ne se prive pas de le considérer dans une perspective régionale et nationale.

L’auteur distingue plusieurs périodes dans l’émergence des « luttes écologistes ». La première va jusqu’en 1974, qui se caractérise par la faiblesse des mobilisations. Le terme d’écologie n’est guère employé avant cette période. Ses tenants se conçoivent et sont perçus comme des « naturalistes », au sens d’observateurs et de protecteurs de la nature ; c’est le cas de la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB). Ils sont aussi qualifiés (mais plus tardivement) d’ « environnementalistes » : leur motivation est beaucoup clairement la protection de la nature menacée par les entreprises humaines. Le troisième stade est celui de l’ « écologisme », terme qui apparaît au milieu des années 1970 et qui reprend le thème de défense de la nature, en ajoutant (mais pas toujours) une dimension politique : il s’agit de remettre en cause la société, dont les bases de fonctionnement sont jugées néfastes. Dépourvues de cet élément, on comprend que les mobilisations soient relativement faibles jusqu’au milieu des années soixante-dix, que ce soit en ce qui concerne la pollution des côtes et des cours d’eau, la destruction de certaines espèces, les conséquences des opérations de remembrement foncier, etc. « Faibles » ? Entendons que les mobilisations le sont en comparaison de celles qui vont se développer à la fin de la décennie ; on est loin d’une population bretonne inerte, atone et passive face aux destructions : l’échouage du Torrey Canyon et ses conséquences spectaculaires suscitent une forte émotion, qui dépasse d’ailleurs la Bretagne. De même, les projets d’aménagement touristique du littoral suscitent la création d’associations de défense, qui prennent une ampleur de plus en plus importante à mesure que l’on entre dans les années soixante-dix. La mobilisation se fait au nom d’intérêts particuliers, dans un premier temps, mais T. Kernalegenn note qu’elle aborde, par la suite et de plus en plus, des thèmes qui les dépassent : ceux de l’environnement et de la qualité de la vie, en particulier. On en arrive donc à la défense d’intérêts généraux qui permettent d’impliquer beaucoup plus de monde. Le glissement vers le terrain politique s’opère parallèlement à la prise de conscience de la population et de son implication dans ces luttes ; le noyau se trouve dans les associations naturalistes et environnementalistes, qui dérive vers l’écologisme. C’est par exemple le cas d’une l’Association pour la protection et la production du saumon en Bretagne (APPSB), à l’intitulé a priori assez banal, qui glisse de la défense du saumon à l’environnementalisme puis, de là, à l’écologie politique : « il ne suffit pas de protéger la rivière, mais […] il faut aussi changer les gens qui l’entourent, et surtout leur conception du monde » (p. 192).

1974 est le début du septennat de V. Giscard ; l’année s’ouvre sur les premiers chocs pétroliers qui viennent de se produire : l’idée d’une indépendance énergétique devient plus cruciale en Occident. C’est le moment où le gouvernement Messmer vient de s’engager (mars 1974) dans un programme de développement du nucléaire. Plogoff est l’un des sites retenus pour l’implantation d’une centrale : la contestation commence. Elle se nourrit en premier lieu de la défense des intérêts particuliers (réfutation de la légitimité de l’État à exproprier des terrains…) puis tout de suite celle d’intérêts plus généraux. Sont avancées les atteintes à la santé et à l’environnement par les rejets radioactifs, imperceptibles, invisibles. Cette peur est renforcée par le thème de la mauvaise maîtrise d’une énergie formidable, destructrice, car associée aux bombes lancées contre le Japon en 1945. Et on trouve également la défense des libertés face à un État omnipotent. La lutte contre le nucléaire sert ainsi de catalyseur à des populations sensibilisées au préalable, et prend une tournure résolument politique : des réseaux se créent très rapidement, soutenus par la gauche autogestionnaire, réseaux que l’on peut clairement appelés « écologistes ».
_ La prise de conscience a commencé, ou au moins une forme de sensibilisation, mais le passage à l’action ne se produit pas encore. Il se fait en deux temps, dès lors que se concrétisent les menaces. Il s’agit d’abord de la série des trois marées noires (Olympic Bravery, Böhlen, Amoco Cadiz) qui affectent gravement les côtes bretonnes en l’espace de deux ans. Le second élément est que site de Plogoff est retenu par le pouvoir central pour accueillir une centrale nucléaire. Dans ce dernier cas, l’enquête d’utilité publique n’est pas encore déclenchée : un rapport de force peut donc être établi pour contrecarrer le projet. C’est donc là, entre 1978 et 1980, que l’essentiel de la mobilisation se fait, sur un mode plus radicale. En constituant le point de cristallisation qui parachève la prise de conscience écologiste en Bretagne, Plogoff devient alors l’un des symboles de la lutte antinucléaire en France, une sorte de second Larzac. On voit alors les différentes organisations écologistes converger autour de projets d’action communs. On voit également l’écologie entrer dans le champ électoral : malgré les modestes débuts de René Dumont aux présidentielles de 1974 (le Finistère lui donne 1,14 %…), des candidatures apparaissent surtout à partir de 1977. C’est le cas de la liste Concarneau 2000 (menée par le président de la Société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne – SEPNB – déjà rencontrée) aux municipales de cette année (9 % des voix) ; en 1978, deux candidats se présentent aux législatives (Bretagne écologie 78), sans compter ceux du Front autogestionnaire breton (FAB). Les résultats restent faibles, mais les tenants de l’écologie sont en tête des « petits » candidats.
_ Enfin, le succès des luttes écologistes ne peuvent s’expliquer complètement si l’on n’aborde pas leur convergence avec la culture bretonne : dans les deux cas, il s’agit de protéger un patrimoine régional. Comme dans le cas de la grève du Joint français, des solidarités sont tissées avec des chanteurs comme Gilles Servat, par exemple, dont l’écologie et l’antinucléaire devient l’un des thèmes d’inspiration (Atome Sweet Atome), tout comme Tri Yann ou le groupe rock Storlok (Keleir Plogoff – Les Nouvelles de Plogoff) ; des disques sont enregistrés au moment de l’Amoco Cadiz. Une cinquantaine d’artistes bretons se déclare solidaires de la lutte contre toute implantation de centrales nucléaires en Bretagne ou ailleurs (p. 232). Les festoù-noz constituent également une chambre d’écho amplifiant les thèmes écologistes. La lutte de Plogoff « peut être considérée comme un moment de reconstruction de l’identité » bretonne (p. 237). L’écologie est donc à voir également comme un phénomène culturel.

Louis le Pensec, ministre de la Mer, annonce finalement l’abandon du projet de centrale nucléaire à Plogoff le 28 mai 1981, immédiatement après l’élection de Fr. Mitterrand. Débarrassé de son objet, la lutte cesse aussitôt, comme cesse aussi l’intérêt de l’action contre les autres projets d’implantation : le slogan « Ni à Plogoff, ni ailleurs » est victime du phénomène Nimby (« not in my back yard »). En réalité, c’est l’ensemble de la militance écologiste qui s’essouffle en Bretagne, en tout cas autour des thèmes des années soixante-dix, car une nouvelle étape s’ouvre. Un Groupe d’action écologique et politique en Cornouailles (GAEPEC) se constitue en 1981 à la suite du soutien à la candidature de Brice Lalonde aux présidentielles : c’est à partir de lui que se constituent les Verts finistériens.

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À l’heure où l’enseignement de la géographie englobe désormais la dimension du développement « durable » (à défaut d’être d’abord soutenable), à l’heure où l’un des thèmes de la récente campagne électorale pour les présidentielles a été l’écologie, à l’heure où des militants s’opposent à la création d’une centrale nucléaire de type EPR EPR pour European Pressurised Reactor : réacteur pressurisé européen à Flamanville, on perçoit tout l’intérêt de l’étude de Tudi Kernalegenn. Son travail nous permet en effet de comprendre les origines historiques des thèmes écologistes en restituant leur complexité, notamment comme composante de l’identité culturelle d’une région (ce qui fait l’originalité du mouvement breton) qu’ils contribuent à faire évoluer. En même temps, on voit comment peut se développer et s’exprimer un phénomène de désobéissance civique, à quoi il peut aboutir, comment il peut contribuer à faire progresser la démocratie sans en négliger les limites. Ce souci d’objectivité est à noter, car Tudi Kernalegenn est lui-même écologiste.
_ En définitive, c’est bien dans la compréhension d’actions concernant la Bretagne mais également d’autres régions françaises (Larzac, mais les mouvements contre les centrales de Chooz, de Creys-Malville…) que l’on peut entrer, au travers de l’exemple du Finistère.

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