Un vent de mélancolie soufflerait-il sur l’histoire en France?

Pourtant, à y regarder de plus près, l’histoire, cette « passion française », demeure bien présente dans notre quotidien, l’actualité tant artistique (documentaires, reconstitutions, expositions…) que politique (commémorations, discours politiques…) de notre pays s’en fait régulièrement l’écho.
Et c’est peut-être là que le malaise se niche, dans ces échos devenus presque assourdissants. Car, dans le même temps, la discipline historique souffre de la concurrence des autres sciences humaines telles la sociologie et la géopolitiquePrenons par exemple le succès mérité, tant dans les médias que les librairies, de l’expertise géopolitique de Pascal Boniface, directeur de l’IRIS. , mais surtout doit encaisser un inquiétant recul dans le nouveau lycéeTout comme dans l’ancien collège agonisant pour lequel les réformes successives des programmes d’histoire-géographie démontrent une totale inadéquation entre les attentes des concepteurs et le niveau moyen d’un collégien, le thématique conceptuel et abstrait, avatar de l’université, a supplanté le chrono-thématique en histoire, par exemple. dont la réforme, encore plus surprenant, n’a suscité que peu d’hostilité et de réaction voire même a bénéficié d’une certaine allégeance (carriériste ?) de la part des inspecteurs généraux d’histoireOn ne soulignera jamais assez l’absence de réactions quant à la suppression de l’histoire en Terminale scientifique, attitude incompréhensible voire servile dont la motivation paraît inexplicable…Quoique… Laurent Wirth a été fait chevalier de la légion d’honneur en juillet 2010 par le Ministre de l’Education Nationale…
Si la question posée aux grands historiens français du moment par Emmanuel Laurentin, journaliste ayant poursuivi des études d’histoire médiévale, dans le cadre de son émission, La fabrique de l’histoire, n’est pas nouvelle et constitue même un hommage à Marc BlochLa question posée à ces grands spécialistes est en effet celle que posait son fils à Marc Bloch dans Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, 1941. , elle traduit tout de même l’emprise de l’utilité de nature économique et de l’impératif de rentabilité sur la société et l’homme en général.
Classiquement, l’ouvrage se présente comme un catalogue des réponses des historiennes et historiens interrogés de septembre 2009 à juillet 2010, mais, derrière les mots, le style, les sensibilités de chacun de ces spécialistes, il est possible d’y dégager des aspirations, des traits communs, des lignes de forces mais surtout d’y déceler certains signes d’inquiétude quant à la place de l’Histoire dans notre société.

Qu’est-ce que l’histoire ? Qu’est-ce qu’être historien(ne) ? Un métier d’artisan

Question préalable en effet, avant de s’interroger sur l’utilité ou les finalités de l’histoire, il convient avant tout de la définir et de circonscrire son objet. Chaque contribution dessine son propre territoire de l’histoire, plus ou moins explicitement, mais presque tout ces territoires ou ces définitions se recoupent, se rejoignent afin de dessiner les contours d’un portrait-robot de l’histoire tel que les historiens français les plus reconnus le conçoivent.
Au cœur de ces définitions, on retrouve toujours la même idée, celle de construction, de fabrique ; l’historien de métier reste un artisan qui « façonne », travaille ses matériaux d’une diversité incroyable. Ces matériaux, ces sources ou ces traces s’agencent ensuite pour reconstruire « le passé en quête de vérité » comme le soutiennent Claude Gauvard ou Michelle PerrotClaude Gauvard est professeur à Paris I et spécialiste d’histoire médiévale, p. 119-122. Michelle Perrot est spécialiste d’histoire contemporaine des femmes, p. 166-167.. Là est le cœur du métier pour Julien Vincent, à savoir bien sélectionner ses sources car de ces sources émergent un cadre spatio-temporel dans lequel les phénomènes étudiés vont prendre sens et leur sens peut changer si on modifie la focale en restreignant ou élargissant le champ d’investigation, on peut insister sur la nouveauté (temps court) ou la filiation (temps long)Julien Vincent est spécialiste de l’histoire de la Grande-Bretagne du XIXème siècle, p. 15..
Ces spécialistes de l’histoire s’attachent également à cerner l’objet de leur recherche, à savoir l’homme envisagé dans son cadre global, la société. Jacques Le Goff, Christophe Charle, par exemple, aboutissent à une définition classique mais limpide, l’histoire est l’étude des sociétés humaines du passé, prises dans leurs évolutions. Jean-Clément Martin, plus que l’étude du changement, y voit une quête des origines ; son territoire qu’est la Révolution française n’est peut-être pas étrangère à sa conception de l’histoireJean-Clément Martin est professeur à Paris I, spécialiste de la révolution française, p. 39-43.
Définition limpide mais travail ingrat nous raconte Claire Zalc ou Danièle Voldman pour qui l’histoire est avant tout un travail de démythification visant à transformer les légendes en histoireClaire Zalc est spécialiste de l’histoire de l’immigration dans la France du XXème siècle, p. 91. Danièle Voldman est spécialiste d’histoire architecturale contemporaine, p. 105.… Christophe Charle abonde également dans ce sens en avouant, peut-être à contrecœur mais en toute lucidité, que l’histoire est une entreprise sans fin, sans espoir d’exhaustivitéChristophe Charles est spécialiste d’histoire contemporaine sociale et culturelle, p.71.. L’histoire est donc perçue comme une activité intellectuelle exigeante, un dur labeur car c’est avant tout une connaissance lacunaire, par traces, expression de Seignobos plusieurs fois convoquée par les spécialistes interrogés.
De ces définitions qui se rejoignent et s’entremêlent, en ressort l’essence même de l’histoire, sa colonne vertébrale en quelque sorte : sa méthode qui se veut scientifique car fondée sur des règles, une rigueur et une exigence intellectuelle.

L’histoire, une méthode, une rigueur, des preuves : une science ?

L’historien est un savant, un expert, un spécialiste de l’homme dans le passé réaffirme ainsi Emmanuel DroitEmmanuel Droit est spécialiste d’histoire allemande contemporaine, p. 118. car il maîtrise et convoque un savoir pointu et technique fondé sur une méthode. L’historien ne devient cependant expert qu’après un long apprentissage comme le rappellent conjointement Annette WieviorkaAnnette Wieviorka est spécialiste de la mémoire de la Shoah, p. 100-102. et Christine BardChristine Bard est spécialiste de l’histoire contemporaine des femmes, p. 139-143.. Apprentissage à la fois méthodologique et cognitif qui lui permet alors de restituer les faits du passé de manière scientifique c’est-à-dire à l’aide de procédures et de preuves. Le travail d’analyse critique est alors ici au cœur de la procédure scientifique comme le rappelle Sophie CoeuréSophie Coeuré est spécialiste de l’histoire des représentations de la Russie et de l’URSS, p. 22. en essayant de comprendre comment ces traces du passé ont été produites. Ces traces du passé doivent ensuite être interrogées, l’histoire questionne ces sources comme nous le rappelle joliment Claire Zalc : « l’histoire répond aux grandes questions par des petites histoires »Op.cit., p. 93.. Mais ce travail d’analyse reste le fruit d’un apprentissage nécessitant surtout du temps ; du temps nécessaire et imposé par l’activité de recherche, de chiffonnier pour reprendre le qualificatif (provocateur ?) de Lucien Febvre, mais également par la nécessaire maturation intellectuelle indispensable à la circonscription et de la mise à distance de l’objet étudié. Mathieu Flonneau nous rappelle même que l’on est et on reste « toujours un apprenti-historien »Mathieu Flonneau est spécialiste de l’histoire urbaine et des mobilités, p. 144..

C’est ici que Christine BardChristine Bard est spécialiste de l’histoire contemporaine des femmes, p. 141. s’inquiète et voit cette méthode historique menacée. Menacée par quoi ? Par cette dichotomie de temporalité entre le travail de l’historien et l’immédiateté de notre époque. Ainsi, Christine Bard pointe du doigt les exigences de rentabilité immédiate de notre société, l’empire voire la dictature des modes et sujets porteurs, l’appauvrissement des masters de recherche et la trop courte durée des thèses… Annette Wieviorka dénonce, elle aussi, la réforme du CAPES qui pourrait conduire à la mort de la recherche. En clair, l’histoire universitaire serait menacée par le présentismeLe présentisme, expression de François Hartog, en histoire désigne un nouveau régime d’historicité à l’œuvre aujourd’hui caractérisé par l’omniprésence du présent et de l’immédiateté. de notre société selon Christine Bard qui témoignerait d’une « crise du temps » pour Joëlle BurnoufJoëlle Burnouf est spécialiste d’archéologie médiévale, p. 113. et expliquerait en partie les doutes qui assailliraient les historien(ne)s d’aujourd’hui.
D’autres auteurs, comme Danièle Voldman, la rejoignent en soulignant que l’investigation historique, cette quête de vérité prend place dans le temps long et nécessite patience et humilité alors que la politique est mue par le temps court et les certitudes faciles.

L’histoire contre le présentisme ou la guerre des temporalités

En effet, l’historien n’évolue pas dans la même temporalité que ses contemporains et cette spécificité temporelle devrait l’écarter, selon Jean-Luc MayaudJean-Luc Mayaud est spécialiste d’histoire contemporaine de la ruralité, p. 19. , de tout impératif d’utilité. Mayaud poursuit ainsi, d’un brin provocateur, en se demandant si l’utilité de l’historien ne se mesure pas à son inutilité dans le présent… Mathieu FlonneauMathieu Flonneau est spécialiste d’histoire contemporaine urbaine et des mobilités, p. 146. abonde dans son sens en avouant que faire de l’histoire est un luxe car c’est rester à l’écart du bouillonnement du quotidien, de l’immédiat, de l’actualité et ainsi adopter une attitude décalée, hors du temps voire critique sur les gesticulations de nos contemporains.
C’est une des spécificités de l’histoire et de l’historien, ils vivent, vagabondent à côté du présent, presqu’en marge, c’est la particularité de la durée historique, il faut du temps à l’histoire pour exister.
L’histoire travaille sur les hommes mais également sur le temps, c’est-à-dire qu’elle permet de saisir l’historicité des objets qu’elle étudie comme le souligne Judith Lyon-CaenJudith Lyon-Caen est spécialiste des usages sociaux de la littérature dans la France contemporaine, p. 26. et ainsi de déployer sous nos yeux toutes les temporalités de l’existence humaine et notamment celle du temps long et de nous ouvrir finalement, les portes des couloirs du temps.
Et parcourir ces couloirs du temps, emprunter ces différentes temporalités comme celle de la création, des émotions, de la décision politique, des mentalités, c’est finalement partir à la découverte de l’autre, se frotter aux multiples facettes de l’altérité comme le font remarquer nombre d’historien(ne)s interrogés.
Ainsi l’histoire selon Henry RoussoHenry Rousso est spécialiste de la seconde guerre mondiale, p. 162-165. constitue le meilleur des moyens pour rencontrer l’altérité : celle du temps qui passe, celle des autres qui passent ou sont passés.
En ce sens, l’historien est un passeur, mot qui revient souvent sous les plumes des spécialistes interrogés ; un passeur qui permet de rejoindre les différentes berges comme autant de temporalités. Faire, lire ou étudier de l’histoire, c’est donc avant tout se frotter au temps, et notamment au temps des autres.
Cependant, Rousso, dans une contribution fort intéressante, pointe un paradoxe : dans nos sociétés démocratiques dominées par le présentisme et le fugitif, l’histoire n’a plus le même poids ni la même utilité, elle est convoquée pour le présent, l’anecdotique et souvent même pour se démarquer, discriminer ; ainsi le passé qui est ouverture sur les autres devient éloignement des autres et barrière contre l’altérité.
L’érosion de la place de l’histoire dans l’enseignement national serait-elle le reflet de notre repli sur nous-mêmes ? L’actualité estivale a abondé pour l’instant dans ce sens qui semble aller à l’encontre de notre histoire.

L’Histoire, vigie du présent ?

L’histoire, en effet, aurait-elle cette vertu et ce pouvoir de lier différentes temporalités et de rapprocher présent et passé ? Le mot « présent » est très… présent dans ces diverses contributions. L’histoire entretiendrait, selon eux, un lien étroit avec le présent. Mais le ou lesquels ? L’histoire serait-elle un éclairage pour le présent ? Ou une boîte de Pandore d’où en sortirait son sens ? Ou alors serait-elle un miroir plus ou moins fidèle dans lequel on chercherait à contempler le présent voire l’avenir ? Ou plutôt l’histoire serait-elle handicapée par le présent dont elle ne saurait se départir, comme enchaînée par les mailles du temps ?
Certain(e)s historien(ne)s, comme Bénédicte SavoyBénédicte Savoy est spécialiste d’histoire de l’art à Berlin, p. 13. ou Julien Vincent Op. Cit., p. 14. n’hésitent pas à user de l’expression convenue « l’histoire sert à éclairer le présent », mais comment ? En lui attribuant un sens, en permettant, conjointement avec les autres sciences sociales, de répondre aux questions posées par le présent.
Certains historiens avancent ainsi que l’histoire constituerait un miroir dans lequel les questions du présent rechercheraient, dans le passé, sinon des réponses, du moins des pistes de réflexions. Pour Jean-Clément Martin, le présent, ses interrogations et ses angoisses, se transposent dans le passé par le biais de l’histoire et des historiens. C’est également ce que Christophe Charle souligne, à savoir l’influence du présent sur les questionnements appliqués au passé, effets de mode diront-certains auxquels l’histoire ne doit en rien céder…
Mais l’historien est un passeur comme le rappelle Arlette Farge, il a donc à voir avec le passé et le présent mais sans pour autant y succomber ; il doit lui résister comme A. Farge le martèle.
L’historien doit-il être installé dans sa vigie et tendre l’oreille, au loin, vers le passé pour y percevoir des échos du présent ? Ou au contraire rester dans sa vigie aux allures de tour d’ivoire et ne scruter que l’horizon dépassé ?
Les historien(ne)s interrogés sont unanimes, et leur témoignages en est un acte d’aveu, l’historien ne peut être enfermé dans sa tour, loin des turbulences du présent, loin des enjeux politiques et mémoriels. L’historien doit être dans sa vigie pour éclairer le débat et l’opinion publique, il a donc un rapport étroit avec le présent comme le rappelle, par exemple, Emmanuel DroitOp. Cit., p.116..
Si l’histoire doit sans cesse rester au contact du présent, ne jamais le perdre de vue, c’est peut-être aussi parce qu’elle travaille sur l’Homme et qu’elle répond à certains de ses besoins…

L’Histoire, un besoin anthropologique ?

L’histoire serait-elle le propre de l’Homme ? Satisferait-elle un besoin ontologique, existentiel ? Et quel serait exactement ce besoin ?
Ce sont les questions que certains historien(ne)s se posent et auxquelles ils tentent ici de répondre.
Quel(s) besoin(s) l’histoire satisferait-elle, en effet ?
C’est Christophe Charle qui soulève en premier ce lien entre histoire et besoin anthropologiqueOp. Cit., p. 73.. Il définit ce besoin anthropologique comme étant celui du récit, et de l’intrigue qui se marient pour répondre au fameux « pourquoi ? » que nous pose sans cesse le réel.
Ainsi, l’histoire répond tout d’abord à un besoin de récit. Un récit des origines guidé par le besoin d’enquête et le désir de curiosité selon Pascal OryPascal Ory est spécialiste de l’histoire culturelle contemporaine, p. 46.. Le récit, du moins celui des historiens, est porteur de sens car il interprète, éclaircit, rend compréhensible une réalité qui se dérobe souvent à notre sagacité. Tout simplement parce que ce sens du récit historique est un sens critique qui vise à expliquer, à rendre plus clair ce qui ne l’ait pas de prime abord et qui démarque ainsi le récit historique du simple récit de fiction, toujours selon Pascal Ory.
Ce récit qu’est l’histoire sert aussi pour Rousso à assouvir une curiosité mais également à démêler des filiations et à construire des identités collectives. L’homme est un être historique et il en est conscient car il sait, comme lui explique l’histoire, qu’il est soumis au changement. Atténuer l’impact du changement en l’explicitant est aussi un des rôles de l’histoire. Rôle thérapeutique ?
Oui, pour Patrick GarciaPatrick Garcia est spécialiste de l’historiographie française, p. 79-81. et Annette BeckerAnnette Becker est spécialiste des deux guerres mondiales et en particulier de leurs représentations culturelles, p. 62-65., ce besoin est également et surtout thérapeutique car il aide à guérir les traumatismes, mots qui reviennent successivement sous leur plume. Car le traumatisme, c’est-à-dire l’horreur et la mort, isolent alors que l’explication de l’histoire, relieAnnette Becker cite Paul Ricœur, p. 64.. Elle relie les disparus aux présents et surtout tente d’expliquer par la raison, plus froide que l’émotion, ce qui paraît inexplicable. Cette vocation thérapeutique de l’histoire revient également sous la plume de Christine Bard pour qui l’histoire est avant tout altérité. Une altérité qui permet de relier les vivants entre-eux, mais également les morts aux vivantsOp. Cit., 140..
Enfin, l’histoire est-elle un besoin individuel ou collectif ? Les spécialistes sont ici partagés. Pour Pascal Ory, l’histoire est avant tout un besoin individuel car, pour reprendre son expression, elle est une « amulette » contre le temps qui passe. Philippe ArtièresPhilippe Artières est spécialiste d’écritures ordinaires. rejoint également cette idée de lutte contre le temps et donc la mort et l’oubli. Pour lui, l’histoire sert d’abord à rester en vieIbid., p. 128..
Pour d’autres, ce besoin est collectif, c’est celui de la nation ; mais cet aspect collectif du besoin d’histoire semble peu à peu s’estomper comme le remarque Patrick Garcia.

Ce besoin se décline même en vertu, presque. L’histoire devient alors école de liberté, de discernement, de modestie, de civisme, en un mot d’humanité pour Annette Wieviorka.
Besoin individuel ou collectif, thérapeutique ou anthropologique, l’histoire peut aussi tout simplement être perçue comme un plaisir répondant au besoin d’évasion ou de résistance au diktat de la rentabilité…

L’histoire comme une source de plaisir, et une forme de résistance à l’utilitarisme de nos sociétés

Sur ce point les historien(ne)s interrogés sont partagés et certains éprouvent quelques réticences à rapprocher l’histoire du divertissement et de la distraction. Marc Bloch le premier évoquait l’aspect distrayant de l’histoire dans son dernier ouvrage, car elle passionne, elle étonne et donne à voir les vies des gens du passé. C’est le cas notamment de Jacques Le GoffJacques Le Goff est spécialiste du Moyen Age, p. 123., pour qui l’histoire n’est pas un divertissement car elle n’est pas un roman qui pourrait conduire vers la nostalgie . Au contraire, l’Histoire est un tremplin qui doit conduire vers le présent et l’avenir.
Cependant, pour d’autres, comme Christine Bard, Michèle Perrot, Judith Lyon-Caen, Claude GauvardIl est intéressant ici de noter que la relation entre Histoire, plaisir et Beau est mise en avant par des historiennes. , l’Histoire peut-être synonyme de plaisir voire de beau : plaisir de l’enquête, plaisir d’intelligence, plaisir de l’écriture et du récit, du texte ou de l’image, de l’exploration pouvant ainsi susciter de l’excitation. Ces historiennes souhaitent avant tout briser l’image d’austérité, d’érudition rébarbative pouvant coller parfois à l’histoire.
Christine Bard tente d’expliciter et caractériser ce plaisir, il serait tour à tour celui du dépaysement, de la rêverie, de l’imagination et au final serait le fruit d’une curiosité foisonnante embrassant la totalité de l’existenceOp. Cit., p. 139.. L’histoire vise alors à recenser et expliquer les choix collectifs effectués selon les époques, les configurations données.
Rousso tente de réunir ces divergences en soulignant le paradoxe de l’histoire, de son rôle et de sa place dans notre société : elle est à la fois là pour soutenir le présent, celui de revendications identitaires ou d’argumentaires politiques mais également pour s’en échapper et l’oublier lorsqu’on l’assigne au rôle de divertissement.

A qui sert l’histoire ? L’ombre menaçante du politique et de la morale

Au détour de ces témoignages d’historiens et d’historiennes français, semblent émerger quelques lueurs de doutes, de perplexité voire même parfois de désenchantement. La majorité de ces grands spécialistes ne cachent pas leur inquiétude sur le devenir de l’histoire dans notre pays et beaucoup reviennent sur l’actualité des réformes toutes récentes qui ont concerné (abîmé ?) l’enseignement de l’histoire au lycée, mais également sur les utilisations parasites et intempestives qu’en font les dirigeants mais aussi divers groupes identitaires, sans parler du débat sur l’identité nationale ou le musée d’histoire de France.
A qui sert l’Histoire ? C’est la question que se posent, entre autres, Jean-Clément Martin et Pascal Ory dans leur témoignage.
Jean-Clément Martin, spécialiste de la Révolution, s’attache d’abord à identifier quatre groupes d’usagers de l’Histoire qui ont su l’instrumentaliser, au fil du temps, l’histoire afin de servir leurs intérêts personnels. Le premier groupe prend place autour de Lavisse et fit de l’histoire un instrument au service du passé national et de la Nation ; un instrument qui a remplit les cimetières du XXème siècle, selon J.C. Martin. Le second groupe recourt à l’histoire pour satisfaire des revendications d’ordre mémoriel et finalement tenter de réparer le passé afin de le rendre plus présentable. En réaction se forme un troisième groupe composé d’historiens professionnels qui s’érigent en gardiens du passé en revendiquant la liberté pour l’histoire. Enfin, un dernier groupe, dans lequel se place J.C. Martin, considérerait l’histoire comme un miroir permettant de lire dans le passé les interrogations du présent, une sorte de « laboratoire expérimental » dans lequel on pourrait scruter les modalités par lesquelles les individus, au cours de l’histoire, ont « inventé le monde »Op. Cit., p. 42.
Pascal Ory reconnaît aussi que l’histoire a servi, par le passé, à justifier des dynasties, des empires, des impérialismes, bref, à faire de la politique. Non sans humour, Pascal Ory pense qu’elle sert désormais aux artistes, aux argumentaires contradictoires d’intellectuels, aux ménagères de quarante cinq ans, mais elle sert avant tout aux historiens. En effet, Pascal Ory pense plutôt que toute instrumentalisation de l’histoire semble vaine car l’Histoire n’est pas porteuse de leçons.

L’instrumentalisation de l’histoire, dont l’actualité de la France se fait l’écho depuis 2007, interpelle et inquiète plusieurs historien(ne)s dont Claire Zalc, Fabrice D’Almeida ou encore Judith Lyon-Caen. Ainsi, Claire Zalc s’inquiète de la situation actuelle de l’histoire en France qu’elle rapproche de celle de l’époque de Bloch car « les temps sont durs »Op. Cit., p. 90. selon elle et se résument à ce paradoxe : l’histoire est systématiquement convoquée au plus sommet de l’Etat alors que sa place est réduite aussi bien dans le secondaire que dans le supérieur…
Quant à Fabrice D’Almeida, historien très médiatique des médias et de la propagande, et très remonté voire virulent contre la récente réforme du lycée et son impact sur l’enseignement de l’Histoire, il ne mâche pas ses mots : « l’époque, il est vrai, pourrait nous rendre perplexe, quand un ministre de l’Education Nationale a été aussi stupide pour affaiblir la place de l’enseignement de l’histoire dans les classes terminale des sections scientifiques. »Fabrice d’Almeida est spécialiste de la propagande et des medias à l’époque contemporaine, p. 69..
Jacques Le Goff aussi y va de sa critique acerbe du programme de seconde dont l’étude de l’espace méditerranéen médiéval a disparu : « Je pense que c’est une régression et une erreur parce que chaque moment de l’histoire […] a apporté des problèmes qui ne sont pas encore résolus et dont nous ne pouvons comprendre l’actualité qu’en remontant à leur source. Et le Moyen âge est la période où, après la christianisation de l’Europe, est né autour de la Méditerranée, l’Islam. »Op. Cit., p. 125.
Pour Julien Vincent, c’est l’économie de la connaissance initié par le Traité de Lisbonne qui est en cause, celui qui condamnerait ainsi à la confidentialité tout savoir ne contribuant pas directement à la connaissanceOp. Cit., p. 16.. Quant à Christophe Charle, toujours très pertinent et incisif, souligne que rendre l’histoire inutile vise avant tout à protéger l’ordre établi du changement, que cet ordre soit politique, religieux ou idéologiqueOp. Cit., p. 74.… A méditer…

Ainsi, plusieurs historien(ne)s en viennent à appeler à la résistance en convoquant le souvenir d’un Marc Bloch, figure tutélaire invoquée dans de nombreux témoignages. Celui de Lucien Febvre est également convoqué lorsqu’il s’agit de dénoncer cette instrumentalisation en reprenant sa célèbre formule concernant l’histoire servile« Une histoire qui sert, c’est une histoire serve », leçon inaugurale à l’université de Strasbourg, 1919.
Emmanuel Droit, spécialiste d’histoire allemande, insiste sur le rôle social de l’historien qui doit apporter une parole critique au sein de l’espace public et dans cette perspective, l’histoire incarne « une forme de résistance intellectuelle nécessaire face aux simplifications, aux raccourcis, aux négations, aux tentatives d’instrumentalisation et de réécriture du passé »Op. Cit., p. 118..

Conclusion, des réponses engagées pour des historiens et historiennes passionnés

En effet, le mot « résistance » ou le verbe « résister » reviennent à plusieurs reprises dans ces contributions, et il est symptomatique d’un état d’esprit, d’une atmosphère qui règne au sein du milieu des historien(ne)s professionnels voire même au sein des enseignants d’histoire.
Ce sont donc des historien(ne)s sur la défensive que nous découvrons ici, dans des témoignages souvent engagés et très critiques vis-à-vis de l’actualité politique et sociale qui se présente à eux.
Il en va de même du mot « liberté » qui est associé à l’esprit critique que l’Histoire permet de faire vivre et qui dénote tout de même d’une volonté combattante de ces historien(ne)s qui ne souhaite pas rester de marbre face aux menaces d’instrumentalisation, à des fins souvent douteuses, de leur discipline.
Cependant, force est de constater que c’est souvent le désenchantement qui s’insinue entre les lignes de ces témoignages. A ce titre celui d’Annette Wieviorka est caractéristique et se pare des habits du pessimisme en allant jusqu’à conclure, de manière désabusée et provocante : « […] On peut craindre que la question se décline bientôt au passé. A quoi servait l’histoire ? »Op. Cit., p. 102.

Enfin, au-delà de cette mélancolie insidieuse et corrosive, on pourra également retenir de ces témoignages personnels mais toujours vivants et peu jargonneux, une porte, souvent peu entrouverte, sur le milieu des historien(ne)s, a travers laquelle on peut percevoir une part de leurs ressentis, de leurs aspirations, de leurs craintes, de leurs manières d’appréhender le métier mais aussi apprécier leur regard, toujours incisif et pertinent, sur le présent. Certains témoignages, par leur style, leur originalité, leur dérision, voire leur « intimité » méritent le détour comme ceux de Fabrice D’Almeida très intime et engagé, celui de Jean-Noël Jeanneney très original et stylisé, celui de Christophe ProchassonChristophe Prochasson est spécialiste des politiques culturelles dans la France contemporaine, p. 32-34. très pédagogique prend l’allure d’une petite scénette de bistrot par exemple, ou encore celui de Claire Zalc nous emmène dans son quotidien de chercheuse à Fontainebleau dans un ancien bâtiment de l’Otan… D’autres enfin, plus académiques, nous invitent à la réflexion comme ceux de Christophe Charle, Jean-Clément Martin ou Henry Rousso.

L’enseignant d’histoire du secondaire, désorienté et balloté de réforme en réforme, y trouvera volontiers matière à réflexion, mais il pourra y puiser un certain réconfort, rassuré de voir que ses collègues du supérieur perçoivent également ces ombres menaçantes que projette sur l’avenir de l’histoire en France, enseignement et recherche compris, la toute puissance de l’intérêt économique voire politique…
En effet, la défense de l’histoire n’est jamais bien loin de la défense de la démocratie, nos dirigeants actuels auront bien compris l’intérêt de freiner certaines ardeurs…