Ministre de l’Education nationale dans le gouvernement de Pierre Laval de 1942 à 1944, ultra de la collaboration, réfugié à Sigmaringen avec Pétain, Laval et le dernier carré des collaborateurs, Abel Bonnard n’a guère laissé de trace dans l’histoire contemporaine de la France. Normalien de l’École normale supérieure Paris-Saclay, Benjamin Azoulay a consacré son mémoire de recherche en histoire politique à Abel Bonnard, sous la direction d’Olivier Wieviorka, et cet ouvrage en est directement issu. Il nous fait découvrir un poète reconnu de l’entre-deux-guerres, élu à l’Académie française à 48 ans en 1932, grand voyageur, brillant causeur de salon, devenu fervent collaborationniste, admirateur de Hitler et de la doctrine nazie, théoricien d’un collaborationnisme à la française qui n’en est guère différent, zélateur de la Milice et créateur de deux chaires d’antisémitisme à la Sorbonne. A lire la platitude des extraits de poèmes cités, la prétention des théories développées par Bonnard à longueur d’articles et de discours, et à considérer le parcours fasciste du personnage, on se dit qu’il a fallu beaucoup d’abnégation à l’historien pour passer tant d’heures en compagnie d’un tel personnage ! On se trompe cependant car il nous avoue dans l’introduction qu’il trouve le personnage « fascinant ». Même si l’auteur semble parfois trop bienveillant à l’égard de son sujet d’étude, même si on comprend mal l’empathie qu’on croit parfois percevoir à l’égard d’un tel personnage, cette biographie est une étude rigoureuse et approfondie, fondée sur un corpus de sources quasiment exhaustif
La première biographie historique d’Abel Bonnard
L’aspect le plus novateur du travail réside dans le fait que « cette étude s’appuie sur l’exploitation de logiciels informatiques développés spécialement pour ce travail afin d’appuyer certaines affirmations sur des éléments de quantification solides (…) Le plus abouti de ces outils, Gallicagram, est un logiciel de lexicométrie, disponible sur Internet, qui représente graphiquement l’évolution de l’usage des mots au cours du temps parmi plus de trois millions de journaux numérisés par la Bibliothèque nationale de France. En y cherchant le nom de notre personnage, on peut ainsi suivre à la fois les fluctuations de sa notoriété publique et de son activité journalistique. » Outre les bases de données et outils informatiques conçus pour l’étude, les sources sont constituées par des archives diverses, la correspondance d’Abel Bonnard, des sources radiophoniques et cinématographiques, les nombreuses publications de Bonnard (écrits littéraires, discours, préfaces, articles de presse) et les publications évoquant Abel Bonnard. L’ouvrage comprend cinq parties chronologiques, dont les titres révèlent que l’auteur a le sens de la formule : Les chemins qui mènent à Rome (1893-1918) ; Changer de monde ou changer le monde ? De l’évasion à l’action (1918-1940) ; L’académicien en habit vert-de-gris (1940-1942) ; « Abetz Bonnard », ministre de l’Éducation nationale (1942-1944) ; Le poète de Haute Cour (1944-1968). Une trentaine de pages de notes, les sources, une solide biographie et un index, complètent cette importante biographie historique, très structurée et d’une remarquable clarté, y compris dans les thèmes les plus complexes.
« Les chemins qui mènent à Rome (1883-1918) »
De modestes études
Abel Bonnard est né à Poitiers en 1893. Son père est directeur des prisons ; sa mère est issue d’une bonne famille corse d’Ajaccio. L’enfant ne va pas à l’école car sa mère, femme d’une grande culture, prend en charge son éducation primaire. Tandis que le père est successivement muté à travers la France, son épouse et ses deux fils demeurent à Marseille ou Abel suit une scolarité secondaire brillante. Très tôt il écrit des vers. En 1900, titulaire d’une bourse, il entre au lycée Louis-le-Grand à Pa ris où il se distingue en littérature, en histoire et en latin. Mais il affectionne encore plus les courses de chevaux et les salons de la bonne société où il est très tôt introduit par des parents éloignés. Il est aime parler, briller, et se révèle franchement réactionnaire, alors que son père est un républicain antidreyfusard. Il tient sans doute cette orientation de sa mère à laquelle il voue un véritable culte. Il échoue au concours de l’ École normale, entre au lycée Henri IV, obtient une licence de lettres en 1903, fait un voyage en Italie, puis au retour entre à l’École du Louvre.
Jeune poète
En 1906, à 23 ans, il publie un recueil de 98 poèmes « en alexandrins et rimes plates (soit six mille vers) mettant en scène les animaux du quotidien ». Il obtient une bonne critique dans le Journal des débats. Soutenu par Ernest Dupuy, inspecteur général de l’Instruction publique, républicain radical, probablement son parrain, il remporte en 1906 la « Bourse nationale de voyage pour les poètes » et le prix de poésie de l’Académie française. François Coppée, chef de file du mouvement parnassien, lui décerne des louanges dans la presse, et le reconnait comme son héritier. Il devient l’invité des salons mondains et littéraire du « Tout Paris »
Introduit dans les milieux aristocratiques
A l’automne 1906, il part pour un voyage de six mois en Italie. Le très fortuné comte Joseph Primoli, descendant de Bonaparte, neveu de la princesse Mathilde, met à sa disposition l’un de ses palais dans la campagne romaine. Il fréquente princesses et cardinaux, théâtres, opéras et salons, recommandé et introduit par Joseph Primoli, qui est pour lui « un mécène et un ami intime ». Primoli l’introduit dans ses réseaux, Revue de Paris, Le Figaro, salons, Académie française. L’auteur reconstitue son « cercle de sociabilité » ; les aristocrates y sont nombreux, ce qui est en complet décalage avec la modestie de son milieu d’origine. Il a dès cette époque la réputation d’être homosexuel, mais l’auteur affirme que rien dans ses recherches ne lui a permis d’étayer cette thèse. Il le réaffirmera au cours des chapitres qui traitent de la période de l’Occupation, sans vraiment convaincre tant les indices contraires sont nombreux, même s’il fréquente Anna de Noailles, la princesse Edmond de Polignac, Elisabeth de Gramont et d’autres, et s’il eu pour maitresse Thérèse Murat. On le dit « brillant » et l’auteur parle souvent de sa délicatesse…
Coqueluche des salons parisiens
En 1908, paraît son second recueil de poésie, qui « compile des poèmes d’amour, des mythologies et diverses élégies ». La critique n’est pas bonne, et il en va de même pour le recueil suivant. Il obtient néanmoins une chronique régulière dans Le Figaro, ce qui n’est pas mal à 24 ans. Il repart en Italie pour trois mois avec son ami Jérôme Carcopino. L’auteur dit ne pas avoir pu identifier l’origine de sa fortune. Toujours est-il que son train de vie est celui d’un homme fortuné et oisif. Chaque année il fera un voyage en Italie, jusqu’à la Grande Guerre. Il est alors un personnage célèbre, « ses talents de causeur en font un invité prisé, ce qui lui confère une belle stature mondaine et lui conserve ouverte les portes de tous les salons ». Il n’aborde pas les questions politiques. Dans sa correspondance privée, il évoque la puissance des Juifs en France, et « l’ignoble Jaurès ». En 1912 et 1914, il publie deux romans d’amour qui suscitent l’admiration de Marcel Proust, qui lui envoie Du côté de chez Swann, accompagné d’un autographe flatteur. Benjamin Azoulay s’avance peut-être imprudemment en évoquant la possibilité que l’œuvre romanesque d’Abel Bonnard ait pu avoir une influence sur celle de Marcel Proust…
Il passe la Grande Guerre « dans de bonnes conditions, parfois loin des combats, toujours hors des tranchées et à des postes privilégiés », mais obtient néanmoins la croix de guerre, et la Légion d’honneur pour ses services d’état-major.
« Changer de monde ou changer le monde ? De l’évasion à l’action (1918-1940) »
Ecrivain voyageur
Les années 1920 sont celles des voyages. En 1920, La revue des Deux Mondes le charge d’aller visiter la Chine et d’en relater ses impressions. Benjamin Azoulay le décrit en reporter, mais aussi en voyageur et en historien, ventant la « clairvoyance » et la « finesse » de ses analyses. Son voyage dure neuf mois, avec un retour par l’Amérique, le Japon, l’Indochine et Singapour. Il publie ses articles dans La revue des Deux-Mondes, puis les réunit dans un ouvrage, En Chine. Il est ensuite invité par l’industriel millionnaire Pierre Lebaudy, actionnaire principal du Journal des débats, à des croisières « féériques » sur son yacht. Il en tirera deux ouvrages Au Maroc et Océan et Brésil. Il voyage toujours beaucoup en Italie. « En renouvelant considérablement le récit de voyage dans l’entre-deux-guerres, il est assurément apparu come l’un des grands voyageurs de cette époque. »
Académicien
Après la poésie, le roman, le récit de voyage, Abel Bonnard publie des essais, historiques et littéraires. Il est aussi chroniqueur dans de grands journaux, ce qui lui permet d’étayer son réseau de relations mondaines et littéraires. S’imposant comme « l’un des écrivains incontournables de la période », « doté d’une œuvre considérable et fort d’un réseau littéraire et mondain de premier ordre », il est reçu sous la Coupole par le cardinal Baudrillart le 16 mars 1933. Benjamin Azoulay estime que « sa prose reprend les formes les plus pures du style classique », prose qui lui demande beaucoup de travail, Bonnard « est un laborieux ».
Immédiatement séduit par le fascisme, puis par le nazisme
« Catholique dans son enfance et sa jeunesse, fort d’un réseau social peuplé d’aristocrates (…), conservateur au lycée contre ses camarades boursiers républicains, nationaliste, partisan de l’ordre contre le syndicalisme et le socialisme, il se classe facilement au début des années 1920, à la droite de la bourgeoisie conservatrice, et probablement fut-il alors maurrassien. Dès la prise de pouvoir de Mussolini, il adhère au fascisme mais ne l’annonce qu’après sa réception à l’Académie française en 1933. » Il exprime son dédain des Lumières et du libéralisme, se proclame dès 1924 ouvertement raciste, et défend dans le Journal des débats les théories de Gobineau. Il juge la démocratie libérale et parlementaire, moribonde et dépassée.
Il publie en 1926 un Eloge de l’ignorance, essai qui le montre hostile à l’enseignement primaire obligatoire et contre l’éducation des femmes. C’est un élitiste. Un peuple ignorant est une garantie du maintien de l’ordre social. Il est alors maurassien et soutenu par l’Action française. Mais, avec discrétion, il s’est converti aux idées de Mussolini dès 1923. En 1933, il s’engage ouvertement aux côtés des groupes fascistes français. Il joue ainsi dans les années 1930 un rôle actif de médiateur entre la réaction et le fascisme.
Il publie en 1936 son premier pamphlet politique, Les Modérés, qui « théorise la nécessité de rupture ave le régime en place pour sauver la France des dangers extérieurs (la guerre) comme des périls intérieurs (le socialisme) ». Ce pamphlet suscite l’enthousiasme de la droite ; on l’applaudit de Mauriac à Brasillach, dans la rédaction de Je suis partout. En 1937, il se rapproche de Jacques Doriot et adhère au PPF. Envoyé en Allemagne par Le Journal, il assiste à un meeting de Hitler, est séduit pas le discours de Goebbels, rencontre Rosenberg, puis Hitler lui-même qui le séduit en défendant l’idée de « la force par la joie ». Il soutient Franco, acclame Salazar. A la veille de la Seconde Guerre mondiale il est convaincu que la France doit abandonner la démocratie « au profit d’un régime fasciste d’inspiration national-socialiste(…) Esprit absolu et intransigeant (…) il a la certitude d’avoir raison contre tous ».
« L’académicien en habit vert-de-gris (1940-1942) »
« Figure de proue du collaborationnisme parisien »
Admirateur du nazisme, il accueille avec satisfaction la défaite et l’Occupation et devient rapidement une figure importante du collaborationnisme parisien, Il signe de nombreux articles dans la presse collaborationniste, donne des conférences, côtoie Céline, Brasillach, Alphonse de Châteaubriant, Jacques Doriot, Dominique Sordet, fondateur de l’agence de presse Inter-France. Il patronne le Groupe Collaboration, la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF), harangue la foule dans les meetings du PPF. Il est très proche des autorités allemandes d’occupation ; Otto Abetz est son ami et il est de tous les événements culturels organisés par l’ambassade d’Allemagne. A l’automne 1941, il participe au voyage des écrivains en Allemagne
Mais aussi candidat à un poste ministériel dans le gouvernement de Vichy
Parallèlement et contradictoirement, il déploie de gros efforts pour obtenir un poste ministériel dans le gouvernement de Vichy, que critiquent les collaborationnistes. Pour entrer au gouvernement, il bénéficie de l’appui déterminant d’Otto Abetz qui demande à Darlan de lui confier le secrétariat d’État à l’instruction publique en remplacement de Jacques Chevalier, en février 1941. Darlan accepte mais Pétain s’y oppose absolument, semble-t-il à cause des rumeurs d’homosexualité, peut-être suite à une vieille inimitié née dans les fauteuils de l’Académie. C’est Jérôme Carcopino, ami de Bonnard, qui l’emporte. Bonnard aura sa seconde chance. Quand Abetz exige le retour de Laval au pouvoir en avril 1942, il exige aussi que Bonnard entre dans son gouvernement. Laval lui offre donc l’ Éducation nationale. Pétain cette fois doit se plier à la volonté allemande. Dans ce gouvernement Bonnard « sert de caution aux Parisiens et de garantie aux Allemands »
Théoricien du collaborationnisme français
De 1940 à 1942 Bonnard « joue, à Paris, un rôle de premier plan sur la scène collaborationniste. Il devient alors le chantre et le prophète de l’Ordre nouveau, cette révolution à la fois diplomatique, politique et anthropologique fondée sur le modèle nazi, qu’il annonce partout comme un nouvel âge de l’histoire universelle (…) Écrivain éloquent, éclatant tribun, il développe à longueur de colonnes les fondements d’une doctrine collaborationniste rigoureuse ». L’auteur consacre trois chapitres à l’analyse de cette « doctrine solidement argumentée », finalement pas très originale. Bonnard se trompe complètement sur les intentions de l’Allemagne : il croit à une réconciliation profonde entre les deux peuples, il croit que dans une Europe allemande la France aura sa place aux côtés de l’Allemagne et pourra diffuser sa haute culture. Mais pour cela, la Collaboration doit être totale, idéologique, culturelle et militaire.
Bonnard condamne la démocratie libérale et parlementaire, le gaullisme, le communisme. Il s’est vite éloigné de la doctrine de Charles Maurras qui inspire la Révolution nationale de Pétain. Il élabore une doctrine politique et sociale fasciste dénuée de nationalisme, alors que le nationalisme est au fondement du fascisme et du nazisme. Il défend la nécessité d’un Chef, qui ne peut être que Pétain, prêche le goût du travail et de l’effort, critique la dépravation de la jeunesse, défend l’idée d’un ordre social hiérarchisé, et donc la création des Chantiers de la jeunesse et l’adoption du corporatisme. Il accorde une importance fondamentale à la formation des enfants et des adolescents, exalte le culte du corps. « La doctrine fasciste qu’il théorise insiste particulièrement sur son aspect viriliste, allant parfois jusqu’à l’ambigüité homosexuelle (…) La conception que se fait Bonnard de la relation amoureuse, voire sexuelle, lui sert donc de véritable grille de lecture historique et politique. La virilité phallique est obsédante sous sa plume. »
La doctrine de Bonnard est fort proche du nazisme et donne une large place à l’antisémitisme, un antisémitisme plus proche de celui d’Hitler que de celui de Maurras. L’expulsion des Juifs de France est pour lui une condition de la renaissance nationale de la France. Bonnard se plait aussi à philosopher et prétend développer une théorie de l’histoire. La guerre a ouvert de nouvelles issues historiques, Hitler et même Pétain sont de grands hommes capables de transformer l’histoire, d’engager ce qu’il appelle « un changement d’époque ». « Bonnard laisse entendre que le monde arrive à la fin des temps. Sous sa plume apparaissent des visions apocalyptiques qui sonnent comme des invocations » Staline est l’incarnation du diable, Roosevelt une figure du Mal, la Collaboration, un cadeau du destin. Benjamin Azoulay semble le considérer comme un grand penseur contemporain quand il écrit : « L’idéologie de Bonnard intègre donc à la fois une théorie de l’histoire et une philosophie de l’action ». N’est-ce as exagéré ?
« Abetz Bonnard », ministre de l’Education nationale (1942-1944)
Un ministre despotique, inefficace et mal-aimé
« Son autoritarisme despotique et sa méconnaissance des affaires publiques font de lui un ministre despotique et mal-aimé. » C’est un homme colérique, violent, grossier, impulsif ; c’est un ministre odieux avec ses subordonnés qu’il juge tous incompétents et qu’il se plait à humilier. Il est égoïste, égocentrique, très attaché à son confort personnel et à profiter des avantages de sa charge, sensible à la flagornerie, cynique, ambitieux, suffisant. Toujours hésitant, versatile, velléitaire, il n’est pas un homme d’action et donc inadapté à la fonction. Finalement, et sans doute tant mieux, ce fut un ministre inefficace !
Il met sa légitimité officielle au service du collaborationnisme. Il est applaudi par les collaborationnistes quand il installe son ministère à Paris, ce qui l’oblige à faire l’aller-retour à Vichy pour assister au Conseil des ministres. Il soutient dans le gouvernement les positions allemandes et celles des collaborationnistes. C’est d’ailleurs l’Occupant qui le maintient au gouvernement, satisfait de ses positions. De ce fait, « il représente une figure publique nuisible à la popularité du régime à rebours de la propagande maréchaliste ». Il publie une circulaire choc qui affirme que l’école doit être engagée dans la construction de l’Ordre nouveau et que les enseignants doivent propager les idées de la Révolution nationale et de la Collaboration, et y convertir leurs élèves.
Il annonce une révolution pédagogique
Voila donc un ennemi de la démocratie, des Lumières et de l’école républicaine, un apologiste de l’ignorance, devenu ministre de l’Éducation nationale ! Il entend lutter contre l’intellectualisme, dévaluer la culture classique et revaloriser l’enseignement technique pour les garçons et l’enseignement ménager pour les filles, afin de préparer les jeunes filles à « la grandeur de leur future tâche d’épouse et de mère ». Il faut cependant reconnaitre que certains des aspects de sa doctrine sont proches de celle de Jean Zay qui fut ministre de 1936 à 1939 : attention portée au bien être des élèves, priorité accordée à l’enseignement primaire, alléger les programmes, noter avec bienveillance, faire du sport un instrument d’éducation. En ce sens il est avec Jean Zay (qui sera assassiné par les amis de Bonnard) un précurseur de la pédagogie moderne. Mais là s’arrête la comparaison.
L’école doit se mettre au service de la Collaboration et des idées collaborationnistes. Le ministre appelle les jeunes à adhérer aux organismes collaborationnistes, à commencer par la Milice. En créant les « Equipes nationales », il cherche à créer une jeunesse unique sur les modèles fasciste et nazi. Pour y parvenir, mais il n’y parviendra pas, il cherche à séduire les instituteurs, organise la propagande, et ne recule pas devant la répression en dernier recours. Il flatte les instituteurs, les augmente, absous les communistes et socialistes qui se rallieront au régime. Il cherche à créer un mode de surveillance politique du personnel enseignant et instaure une notation idéologique. Néanmoins « la désobéissance s’infiltre à tous les niveaux de l’administration » et le programme échoue dans toutes ses dimensions. Dès le début de 1943, Bonnard a abandonné son projet de révolution pédagogique.
« Un pivot essentiel de la germanisation et de la fascisation du régime »
« Plus qu’un simple ministre de l’Éducation nationale, Abel Bonnard est avant tout, durant le temps de son mandat, un puissant relais du collaborationnisme parisien à Vichy, et en ce sens un pivot essentiel de la germanisation et de la fascisation du régime. » Il organise autour de lui un cabinet collaborationniste. Il se pose comme le père spirituel de la Milice et le premier prédicateur de la LVF. « Inconditionnel de Darnand, il participe à l’aventure milicienne du début à la fin. » Il s’enthousiasme devant l’invasion de la zone Sud de la France en 1943, et défend une déclaration de guerre aux États-Unis. Alors que Pétain demande de nouveau son éviction du gouvernement, Laval renforce sa position et en fait le quatrième personnage du gouvernement. Plus que jamais il est l’homme des Allemands dans le gouvernement de Vichy. Il organise une propagande favorable à la Relève puis au Service du travail obligatoire (STO). Il dépasse les Allemands en souhaitant un Service des femmes. Il prend des mesures contre les étudiants réfractaires
Il joue un rôle modeste mais réel dans la persécution des Juifs de France. Il organise l’exclusion des professeurs et des élèves juifs de certaines organisations placées sous sa tutelle, ainsi que la promotion de la propagande antisémite. Il crée une chaire de judaïsme en Sorbonne, ainsi qu’un institut d’anthropo-sociologie dirigé par le raciste biologiste Vacher de Lapouge, et l’Institut d’étude des questions juives et ethnologiques, dirigé par George Montandon.
« Abetz Bonnard », « La Belle Bonnard », « Tante Abel », « Gestapette » : une cible privilégiée de la propagande de la Résistance
La Résistance tire à boulets rouges sur le collaborationniste à la solde de l’Allemagne et multiplie les attaques ad hominem relatives à son homosexualité présumée. Dans la presse clandestine et sur les ondes de la BBC, Abel Bonnard est décrit comme un agent allemand imposé par l’occupant et stipendié par lui, un personnage vénal et sans scrupule, un parfait incompétent, un parvenu de la littérature, un poète de salon, un cuistre prétentieux, un hitlérophile etc. Mais surtout il est moqué pour son homosexualité supposée. Sur ce point Benjamin Azoulay écrit que « ces attaques semblent infondées (…) Nul document antérieur à la guerre ne laisse envisager qu’il ait pu entretenir des amours masculines (…) Son célibat et sa préciosité suffisent pourtant à faire de lui la proie idéale de tels bruits ». Pétain lui-même, conscient de la contre productivité de sa présence dans son gouvernement, se serait écrié « C’est une honte de confier la jeunesse à la Gestapette ! »
« Le poète de Haute Cour (1944-1968) »
La fuite et l’exil
Sur le point de quitter Paris, alors que les Alliés approchent de la capitale, Bonnard se fait voler sa voiture avec sa garde-robe et 6 à 7 millions de francs en liquide. Son ami Abetz lui prête un véhicule, qui lui permet de gagner Belfort, puis Sigmaringen et son gouvernement fantoche. Il ne loge pas au château, mais en ville, et se lie d’amitié avec Céline qui vient soigner sa mère, très âgée et très malade, qui meurt début mars 1945. Il a la chance d’être prévenu par Laval de sa fuite discrète et se pose avec lui dans un avion allemand sur l’aéroport de Barcelone, le 2 mai 1945. Bien que condamné à mort par contumace par la Haute Cour de Justice, il est sauvé. Franco le protège et lui accorde une carte de résident. Il vit en Espagne jusqu’en 1958.
Le retour en France au bénéfice de l’amnistie
Ses avocats ont longuement préparé son retour. Les lois d’amnistie, celle de 1953 en particulier, lui assurent que son procès par contumace pourra être révisé et le verdict de 1945 suspendu. Ses avocats obtiennent la garantie qu’une nouvelle information judiciaire serait ouverte rapidement et que leur client ne serait pas incarcéré. Le 30 juin 1958, son avion se pose au Bourget. Bonnard obtient une mise en liberté provisoire pour raison médicale, et même un passeport français qui lui permettra de se rendre par trois fois en Espagne avant son procès.
Un procès bienveillant et une condamnation légère
Le procès en Haute Cour d’Abel Bonnard s’ouvre le 22 mars 1960. La composition du jury placé sous la présidence de Jean de Broglie penche vers le centre droit et ne compte aucun communiste. L’avocat général Raymond Lindon avait à la Libération requis la peine de mort contre Jean Luchaire et Henri Béraud. S’il ne renie pas son passé collaborationniste, Bonnard affirme avoir agi par idéal européen, n’avoir été qu’un théoricien, et n’avoir pas mis sa fonction ministérielle au profit de la diffusion de son idéologie. Il nie ainsi l’évidence. L’avocat général rappelle les multiples actes de collaboration intellectuelle au service de la propagande allemande, le soutien à la Milice, à la LVF, la chasse aux enseignants résistants, le soutien au STO, la lutte contre les réfractaires : une « trahison absolue, totale et sans retour ». Il propose une peine de bannissement, « infamante sans être afflictive » et le renvoi de Bonnard en Espagne. Il ne s’oppose pas à ce qu’il soit dédommagé pour les confiscations qui lui ont été faites. L’avocat de la défense plaide l’irresponsabilité de Bonnard concernant la politique générale qui, selon lui, ne dépendait que de Pétain et de Laval, et demande l’acquittement. Bonnard est condamné à une peine de dix ans de bannissement, mais à partir du 2 mai 1945. Les temps ont bien changé car Brasillach avait été fusillé pour moins que cela ! Certes Bonnard n’a pas été acquitté, mais il repart libre du tribunal, sa nationalité et ses biens recouvrés. Ce qui ne l’empêche pas de se plaindre d’avoir perdu ses livres et ses bibelots chinois… Il repart pour Madrid où il continue à écrire des articles pour la presse espagnole et quelques journaux d’extrême droite française. Il meurt à Madrid le 31 mai 1968.
A la gloire littéraire et à la notoriété politique succèdent donc la déchéance, le mépris et bientôt l’oubli. Son œuvre littéraire est totalement oubliée. Sa doctrine politique a « nourri une frange de l’extrême droite païenne et occidentaliste des années 1950 à nos jours ». On trouve les louanges d’Abel Bonnard aux Ecrits de Paris ou à Rivarol ; quelques petites maisons d’édition d’extrême droite ont réédité certains de ses écrits, telle celle fondée par Alain Soral.
© Joël Drogland pour les Clionautes