Voilà un livre très intéressant, magnifique, qui s’adresse à un très large public : passionnés de photographie, historiens, étudiants, enseignants, tous ceux qui ont vécu ou dont les proches ont vécu ces événements de l’Histoire d’Espagne : la guerre civile et la retirada. Actes Sud nous propose la première monographie complète qui retrace le destin d’un homme exceptionnel, l’un des plus grands photographes espagnols, et nous offre ainsi des photos remarquables qui sont autant de témoignages de cette période aussi bouleversée de l’Histoire d’Espagne. Agustí Centelles était un reporter catalan, engagé dès 1936 aux côtés des républicains espagnols. On le compare à Capa par la qualité de son travail. Contraint à prendre, comme des milliers d’autres espagnols, le chemin de l’exil en février 1939, il emmène pour tout bagage une mallette contenant son Leica et un trésor documentaire: des milliers de négatifs de photos prises pendant la guerre civile à Barcelone d’abord, sur le front d’Aragon ensuite ou lors des combats de rue à Teruel. Il continuera de prendre des photos à Bram dans le camp où il est interné à son arrivée dans l’Aude après une période au camp d’Argelès. Pendant presque 40 ans cette mallette et son précieux contenu restera cachée à Carcassonne chez des amis auxquels il l’avait confiée avant de repartir en Espagne et dont il avait dissimulé l’existence à son épouse et à ses fils pendant toutes ces années. Pendant la retirada devant la cruauté et l’horreur de la guerre et de la défaite il ne pourra prendre aucune photo « j’en ai la gorge nouée dira-t-il dans son journal. Mon esprit de journaliste a disparu et je ne me sens aucun courage pour faire une photo du haut de mon camion-et ne parlons pas d’en descendre ». Ce sont donc des photos uniques qui composent ce livre où nous est également dévoilée la vie d’Agustí Centelles. Après avoir poursuivi dans des conditions précaires, à Bram, son activité de photographe il parvient à trouver un emploi chez un photographe de Carcassonne et créé, à l’insu de son patron, en liaison avec les réseaux de la Résistance, un laboratoire clandestin où il fabrique documents et faux papiers. Quand il rentre clandestinement en Espagne cinq ans plus tard sous le nom d’ Agustí Ossó il reprend son activité professionnelle et se consacre à la photographie industrielle et publicitaire. L’ouvrage publié chez Actes Sud nous en révèle pour la première fois les aspects, dans la dernière partie. Agustí Centelles disparaît en 1985 après avoir reçu le Grand Prix national des arts plastiques.
Les premières pages nous captivent par « les tribulations d’un fragment de photographie » d’Agustí Centelles: la photo d’yeux ( Los ojos) d’une jeune femme inconnue qui fascinait l’un des camarades de Centelles lors de leurs promenades dominicales dans la Rue de la Gare à Carcassonne . Carmen Martín Torres, engagée dans la résistance des maquis de Carcassonne et qui, en tant qu’agent de liaison, y a rencontré Agustí Centelles, nous commente l’histoire peu commune de ce fragment de photographie dans un récit qui nous fait vivre l’amitié, les rêves, le courage de jeunes gens broyés par l’Histoire.
« Les repères biographiques »
par Teresa Ferré évoquent l’engagement du photographe, les grandes étapes de sa vie avec l’excellente idée de reproduire 40 photos le représentant depuis son enfance en 1920 jusqu’à sa vieillesse en 1982.
« Agustí Centelles :photographie, témoignage, engagement »
Dans cette partie Miquel Berga souligne la supériorité de l’image fixe sur le cinéma en prenant pour exemple l’une des photos de Centelles prise alors que l’on filmait également la scène : celle d’une femme agenouillée devant le cadavre de son mari qu’elle vient de reconnaître après le sauvage bombardement de la population civile, à Lérida le 2 Novembre 1937. Agustí Centelles a su capter l’intensité de l’instant, la douleur, la force pathétique du moment. Cette photo est devenue le symbole universel de la douleur, de l’impuissance des victimes lors de nos guerres modernes. Miquel Berga nous explique comment Agustí Centelles s’est démarqué de ses collègues en donnant vie et sens à ses cadrages. Il prend pour exemple les photos que Centelles a pris des files d’électeurs dans les quartiers hauts et bas de Barcelone en trouvant les deux ou trois personnages qui donnent vie et sens à chaque groupe. La réactivité de Centelles atteint une valeur symbolique dans une autre photo qui a fait la une des journaux étrangers de l’époque : celle des trois soldats ouvrant le feu, abrités derrière deux chevaux morts dans les rues de Barcelone, le 19 juillet 1936 (« Gardes d’assaut rue de la Diputació »).
« Agustí Centelles, photoreporter » :
Pep Cruanyes précise la place exceptionnelle de Centelles dans la presse espagnole des années 1934 à1936. Ce fut lui qui recueillit les premières images des combats de rue. Il suffit de consulter la presse de Barcelone pour constater que La majorité des photographies de ces épisodes sont siennes. Dans cette guerre révolutionnaire, nous dit l’auteur, la photographie eut un rôle d’information mais aussi de propagande. Centelles devint l’un des photographes clés de la représentation de la guerre vue de la Catalogne républicaine.
« Images de guerre » : Pour Antonio Monegal, l’image de guerre est plus qu’un document, historique ou journalistique, elle peut donner lieu à un discours politique. A la guerre, l’image est une arme. L’auteur évoque les questions qui se posent alors : Quel a été le rôle du photographe dans la scène ? Comment fut prise la photo ? Quelles relations lient le photographe à ceux qu’il photographie et à leur souffrance ? Quels intérêts sert la photographie ? La présence d’un appareil photo peut sauver une vie ou provoquer une mort, nous dit-il, dans une réflexion très riche sur le rôle du reporter de guerre et le sens des photographies prises pendant des temps troublés .Elles s’inscrivent dans l’immédiateté qui leur confère une dimension politique. Leur contenu politique second, durable, est la conséquence de leur inscription dans la mémoire.
« L’apparence de la mort dans la photographie de guerre d’ Agustí Centelles » par Brad Epps :
L’auteur établit un parallèle entre l’écriture et la photographie et souligne que la transparence, impossible dans le domaine des mots , constitue l’une des valeurs principales de la photographie. C’est pour sa transparence ainsi que pour sa « fraîcheur, sa spontanéité et son immédiateté » que furent louées les photographies d’Agustí Centelles. Ce qui interpelle c’est le destin des photographiés, leur mort si visible et anonyme. Le conflit est photographié de manière proche. C’est une guerre à figure humaine chargée d’intense émotion. Le fait que Centelles ait été le premier photographe espagnol à utiliser un Leica lui permettait une mobilité jusqu’alors inconnue de ses confrères. Brad Epps s’intéresse plus particulièrement aux photos sur lesquelles le visage des morts n’apparaît pas, occulté par un mouchoir, un chapeau ou face contre terre. Ces photographies nous dit –il « captent l’obscénité d’une violence qu’aucun héroïsme n’arrive à justifier »
« Images et exil : Le legs d’Agustí Centelles i Ossó « :
Teresa Ferré précise que rapportée à l’histoire de la communication, la guerre civile espagnole est la première guerre photographiée au même titre que le conflit du Vietnam peut –être considéré comme la première guerre télévisée. Lorsqu’elle a entrepris l’analyse du legs de Centelles sur les photos prises au camp de Bram , elle a différencié « le milieu concentrationnaire » (159 images ) c’est-à-dire l’espace commun à tous les détenus , « le milieu groupal (226 images) à savoir le groupe d’hommes dont Centelles faisait partie à sa traversée de la frontière et qui constitua par la suite une sorte de communauté et « le milieu communautaire » (108 images) qui prend en compte les relations sociales au-delà du groupe principal. L’auteur de ces pages analyse ces photos et en fait une synthèse et un commentaire intéressants : survie dans ce camp, travail de réparation, vie quotidienne, vues de l’extérieur et de l’intérieur des baraques, infirmerie, hygiène, lecture, écriture, portraits faits à l’insu des protagonistes souvent….L’auteur souligne également le travail de Centelles qui s’attache à restituer leur dignité à ces hommes maltraités, humiliés, déçus par cette République française dans laquelle ils avaient placé leurs espérances. Tous ces documents présentent une valeur inestimable.
L’ouvrage se poursuit avec les « Photographies, 1931-1939 » d’Agustí Centelles :
Photos de 1932, de Pau Casals, du sculpteur Josep Clará, du président Maciá mais aussi des photos de la plage de la barcelonette à Barcelone en 1933, des fêtes de Pâques de 1934 dans les rues de la ville. Celle de la proclamation de la II° République, en 1931 lorsque Companys est porté en triomphe vers la mairie. Puis les photos plus tragiques des événements d’octobre 1934. Photos d’événements sportifs (instantanés de sportifs qui, même aujourd’hui paraissent techniquement difficiles), de fêtes (feria del libro, fêtes de la Saint jean) derniers moments de paix et d’insouciance. Comme une transition , expliquant à elles seules l’ampleur du drame à venir, nous voyons ensuite deux photos remarquables de files d’électeurs dans des quartiers totalement opposés socialement
puis les nombreuses photos de la guerre civile : barricades dans les rues de Barcelone, départs pour le front, destructions, bombardements de la population civile, photos bouleversantes au cimetière de Lérida en 1937, rationnement, images du front d’Aragon, de belles photos d’enfants prises dans la résidence d’enfants réfugiés à Barcelone en 1937. Meetings, combats, exode, toute l’horreur de la guerre est là dans son quotidien, banalisé, proche, inacceptable. Cette partie s’achève sur des photos prises au camp de concentration de Bram en 1939.
« La photographie publicitaire, ou la troisième vie d’Agustí Centelles « par Enric Satué.
Ce professeur de design à l’université Pompeu Fabra de Barcelone nous commente le second volet de l’épopée d’Agustí Centelles, une production d’images publicitaires remarquables elles aussi bien qu’imposée par les circonstances et non désirée (période de 1948 à 1976).L’auteur nous rappelle les conditions de création restrictives en vigueur dans l’Espagne franquiste. Il nous explique la place des photographes catalans dans la publicité alors que la photographie était minoritaire dans les annonces. Il nous parle des studios les plus productifs et les plus indépendants de l’époque, de ceux qui ne purent jamais s’adapter aux nouvelles structures totalitaires du franquisme. La photographie publicitaire, par sa dimension appliquée, nous dit-il, est encore plus le reflet de son époque. Il met en parallèle la production réalisée sous un régime dictatorial comme l’Espagne d’alors et celle issue d’une démocratie tels les Etats Unis : statisme dans un cas, dynamisme dans l’autre. Les modèles, y compris chez Centelles y posent dans un immobilisme sculptural et contraint rappelant le cinéma muet. Fort heureusement, la représentation d’objets inanimés, ajoute t -il, échappe à ces paramètres et les « natures mortes » publicitaires de Centelles témoignent du courant expressionniste qui avait circulé en Europe avant la guerre civile.
« Agustí Centelles, le photographe universel « par Gervasio Sánchez
L’auteur s’attache à différencier le travail d’Agustí Centelles de celui de ses contemporains. Si l’on compare les photographies de Capa et de Centelles sur la guerre civile il en ressort que personne n’a montré la guerre civile espagnole avec le courage, l’émotion et la sensibilité d’Agustí Centelles. On peut nommer plusieurs dizaines de photographes qui ont tiré des images d’une grande justesse de la guerre mais trois raisons les différencient d’Agustí Centelles : ils ont couvert les guerres des autres, ils n’ont jamais été inquiétés dans l’exercice de leur métier et ils ont bénéficié d’une reconnaissance publique. Gervasio Sánchez nous dit très justement que « Agustí Centelles ne fut jamais un voyeur du drame d’autrui, qu’il savait que photographier les morts sans que cela soit strictement nécessaire était un non-sens en temps de guerre, qu’il est facile de montrer l’évidence mais infiniment plus compliqué de photographier la dignité du combattant, la souffrance du civil, ou les déchirures qui surviennent à l’approche du désastre. »
« Un regard juste versus juste un regard » par Joan Fontcuberta
L’auteur nous propose une réflexion sur le photojournalisme contemporain. L’information a cessé d’être un service pour se convertir en marchandise. La révolution technologique qui se développe depuis la fin du XX° siècle dans le domaine de l’image et de la communication (internet, photographie digitalisée, téléphonie mobile) altère les conditions de la traduction visuelle des informations. Les images prises par des touristes ou des photographes amateurs prennent parfois plus de place dans la presse que celles des envoyés spéciaux. Un tel panorama renvoie à l’apport d’Agustí Centelles qui incarne la figure du photographe engagé dans une cause idéologique et dans la reconnaissance de la dignité du photographe documentaire. L’auteur évoque les théories actuelles du photojournalisme qui mettent en avant la notion de neutralité : le photographe doit être impartial, ne pas prendre parti, avoir un regard objectif. Il cite Jean –Luc Godard ironisant à propos de l’objectivité en déclarant que le résultat « n’est pas une image juste, mais juste une image ». Joan Fontcuberta s’interroge également sur l’effet pervers d’une institutionnalisation de la mémoire, la « muséification » du documentaire social qui en désactiverait la dimension critique. Il aborde les relations entre image et texte « la photographie n’aspirant pas à la redondance, mais à apporter des éléments d’information qui échappent aux champs du journalisme écrit ». Le projet sur lequel travaille Joan Fontcuberta s’appelle Googlegramas qui sont une forme particulière de photomosaïque, c’est-à-dire un ensemble de photomontages constitués de milliers de petites photographies recomposant une autre image. Elles sont générées par un programme informatique connecté à internet capturant toutes les images disponibles par mots clés. Ce projet, selon l’auteur, aboutit à la désacralisation de la mémoire et à une redéfinition de la notion même de réalité. Joan Fontcuberta a choisi trois clichés de Centelles, parmi les plus diffusés, et il leur a appliqué ce procédé de « googlegrammage ». Vus d’assez loin ces clichés restent parfaitement identifiables. Vus de près nous découvrons dix mille images issues de trois critères différents : termes liés à la photographie documentaire, contenus sémantiques dérivés de conflits guerriers, noms de photographes de guerre. « Ainsi se déploie » nous dit l’auteur, « la confrontation, la translation, entre une image juste » et « des images banalisées, indiscriminées qui dessinent le canevas de notre réalité et de notre mémoire ».
Un ouvrage très riche, un bijou, auquel donner bonne place dans nos bibliothèques.
Noëlle Bantreil Voisin © Clionautes