L’histoire d’Al-Andalus a toujours suscité un vif intérêt chez les historiens à la fois en Espagne tout comme à l’extérieur de la péninsule. Parfois simplement considérée comme « une parcelle d’un empire islamique », le territoire d’Al-Andalus n’en demeure pas moins important, car il renvoie l’image d’une terre de coexistence pacifique entre différentes cultures. En France, les ouvrages consacrés à ce thème sont nombreux depuis les années 1950, et beaucoup d’historiens poursuivent les recherches en associant fréquemment Al-Andalus et le Maghreb.
Cependant, l’histoire d’Al-Andalus connaît depuis quelques années en Espagne une vague de révisionnisme voire même de négationnisme. Plusieurs auteurs espagnols à succès opposent leur vision de la conquête à la plupart des historiens de la période. C’est notamment le cas de l’auteur Emilio Gonzalez Ferrín qui cherche « à réduire autant que possible l’influence culturelle du monde musulman sur la péninsule », allant même jusqu’à parler « d’invention » de la conquête musulmane. Le présent ouvrage, Al-Andalus. Une histoire politique VIIIe-XIe s., rédigé par Philippe Sénac, professeur émérite d’histoire médiévale à Sorbonne-Université, spécialiste de l’Occident musulman, et publié par les éditions Armand Colin, s’inscrit dans la volonté de rétablir une vérité historique. L’auteur s’appuie notamment sur les dernières recherches archéologiques en Espagne et au Portugal. Les archéologues ont mis au jour un grand nombre de traces variées apportant un éclairage sur les trois premiers siècles d’Al-Andalus.
Ph. Sénac a fait le choix de diviser l’ouvrage en deux parties : la première retrace en dix chapitres les évènements survenus entre les derniers temps de la monarchie wisigothique de Tolède et la fin du califat de Cordoue ; la deuxième est composée de douze annexes centrées sur des éléments plus spécifiques, accordant une place majeure aux sources archéologiques. Certaines de ces annexes n’ont pas été rédigées par Ph. Sénac, mais ont pour auteur des spécialistes des thèmes abordés. Pour terminer, une sélection bibliographique, une chronologie et un glossaire concluent le livre.
Les dernières années de la monarchie wisigothique connaissent quelques tumultes. Comme le souligne Ph. Sénac, les sources sont lacunaires. Elles témoignent néanmoins des fragilités rencontrées par le pouvoir de Tolède, en partie liées à l’évolution du pouvoir monarchique lui-même. En effet, après avoir abandonné l’arianisme et embrassé le catholicisme, les roi wisigoths ont transformé la monarchie élective trop instable, en introduisant la cérémonie du sacre. Cette évolution a permis de renforcer le pouvoir royal tout en resserrant les liens entre le souverain et l’Église wisigothique, mais rencontre le mécontentement de l’aristocratie laïque. Il faut ajouter à ce contexte des tensions sociales et des difficultés économiques qui peuvent être des facteurs d’explication de la rapidité de l’effondrement du pouvoir monarchique de Tolède. Malgré tout, les seules raisons internes propres à l’Espagne ne suffisent pas à expliquer la rapidité de la domination de la péninsule par les musulmans.
L’auteur rappelle que la conquête du Maghreb a été plus difficile que dans les autres territoires sous contrôle du califat omeyyade. Les troupes arabes ont rencontré une résistance inédite de la part des population berbères. Ce n’est qu’en 698 que les Arabes fondent la ville de Tunis, point de départ pour mener des raids maritimes et ainsi disputer la maîtrise des mers aux Byzantins. L’Ifrîqiya devient alors une des neuf provinces de l’empire omeyyade et reçoit Kairouan comme capitale. Les grandes expéditions navales sont lancées en 703 d’abord vers la Sicile et la Sardaigne, puis en 707 en direction des Baléares. Ce n’est sans doute qu’après la conquête que s’opère le processus d’arabisation par la diffusion de la langue depuis les villes et les voies commerciales. Le christianisme quant à lui s’affaiblit rapidement avec la fuite des élites. Ainsi, la population privée d’un véritable encadrement se convertit plus facilement à l’islam.
C’est en 711 que des troupes majoritairement berbères franchissent le détroit. Les conquérants soumettent une grande partie de l’Hispania wisigothique en moins de trois ans. La conquête de cet espace est bien plus rapide qu’elle ne l’avait été pour le Maghreb. En dehors de Séville, seule Mérida oppose une véritable résistance aux nouveaux conquérants. Dans un premier temps, seuls les dignitaires et les membres des grandes familles fuient devant l’avancée des troupes musulmanes. Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que des populations décident de migrer pour rejoindre ce que les sources nomment alors la marche hispanique. Toutefois, de nombreux seniores sont parvenus à maintenir leur autorité dans plusieurs régions en passant des accords avec les nouveaux maîtres.
Les premières décennies qui suivent la phase de conquête sont des années troublées. Vingt-trois gouverneurs différents se succèdent sur une période d’une quarantaine d’années. Pour Ph. Sénac, les raisons de cette instabilité sont multiples : la mise en place d’un régime d’occupation, la fin des expéditions de conquête et la multiplication des tensions entre les Arabes et les Berbères, voire même entre différentes factions arabes. Ce n’est qu’avec la mise en place de l’émirat omeyyade en 756 par l’émir ‘Abd al-Rahmân Ier que la péninsule rencontre une phase de prospérité. La péninsule connaît alors un véritable processus d’islamisation. Toutefois, les troubles sont néanmoins récurrents, en partie dus à la perception des impôts, malgré une accalmie sous le règne d’‘Abd al-Rahmân II. Les émirs doivent également faire face aux monarques du royaume des Asturies, de Pampelune et du royaume franc. À partir du règne de Muhammad Ier, en 852, s’ouvre une période plus troublée, connue sous le nom de première fitna (« désordre, révolte, sédition »), au cours de laquelle le pouvoir cordouan perd complètement le contrôle de certaines régions de l’émirat.
Les séditions prennent fin avec le règne d’‘Abd al-Rahmân III, qui après avoir pris le titre d’émir en 912, rétablit l’ordre dans les territoires d’Al-Andalus. Grâce à ses succès militaires et pour pérenniser le calme retrouvé, ‘Abd al-Rahmân III décide en 929 de prendre le titre de calife. Il rompt ainsi définitivement avec la dynastie abbasside d’Orient. Ph. Sénac souligne que le règne de ce souverain est souvent considéré comme l’âge d’or de l’histoire d’Al-Andalus. Bien que l’autorité du calife de Cordoue ait été contestée par les califes fatimides d’Ifrîqiya, l’État omeyyade est alors une grande puissance du monde méditerranéen. Le règne du calife suivant, al-Hakam II, bien qu’il ait été qualifié de « califat immobile » par Gabriel Martinez-Gros, annonce les transformations à venir. La principale mutation est réalisée dans le contexte du djihad mené contre les chrétiens, où le calife décide de confier une partie du pouvoir aux gouverneurs des provinces. Malgré tout, ce califat est également marqué par un essor artistique et culturel dont les embellissements de la grande mosquée de Cordoue témoignent encore aujourd’hui.
La mort d’al-Hakam II en 976 ouvre une crise dynastique en raison de la jeunesse du nouveau souverain. La réalité du pouvoir échoit entre les mains de Muhammad b. Abî Amir plus connu sous le nom d’al-Mansûr, qui prend le titre de vizir, puis peu après celui de hâdjib (chambellan). Le hâdjib arrive à instaurer une véritable dynastie puisque son fils ‘Abd al-Malik est investi des mêmes fonctions à la mort de son père. L’auteur rappelle que l’époque d’al-Mansûr est considérée par les chroniqueurs arabes comme l’apogée de la puissance de l’État cordouan, car le hâdjib a réussi à dominer ses adversaires, qu’ils soient musulmans (en étendant son autorité sur tout l’ouest du Maghreb) ou chrétiens.
Malgré quelques petites erreurs qui se sont insérées dans le texte, comme celle de la page 150, où il y a confusion entre ‘Abd al-Rahmân et ‘Abd al-Malik de la dynastie amiride, ce manuel est une bonne introduction à l’histoire politique d’Al-Andalus depuis la conquête à la disparition du califat jusqu’à la mise en place des taïfas. Le style employé par Philippe Sénac est aisé à lire et ponctué d’un grand nombre de textes de différents chroniqueurs majoritairement arabes qui offrent de véritables illustrations à ce récit.