À l’issue de la première croisade, en 1099, des seigneurs arrivant de l’Occident chrétien décident de rester et de fonder le long du littoral syrien, un ensemble de principautés que l’on nomme les États latins d’Orient. Au sein de ces États tels que le comté de Tripoli, la principauté d’Antioche ou encore le royaume de Jérusalem, ces seigneurs établissent, imposent et légitiment leur contrôle des terres et de leurs habitants. Les pratiques visant à dominer et à gouverner ces espaces sont au cœur de l’ouvrage de Florian BessonFlorian Besson est agrégé et docteur en histoire médiévale. Ses recherches portent sur les croisades, les États latins d’Orient et l’aristocratie médiévale. Il travaille également sur les médiévalismes contemporains, notamment dans la fantasy, et sur les utilisations politiques de l’histoire médiévale., Les Seigneurs de Terre sainte. Pratiques du pouvoir en Orient latin (1097-1230), paru aux éditions Classiques Garnier en novembre 2023.

Au sein de cet ouvrage, Florian Besson place au centre de son étude la domination sociale des seigneurs en Terre sainte, mais également le discours qui vise à la légitimer. Cela permet de comprendre les actes, les paroles, les gestes des seigneurs latins d’Orient. Pour l’auteur, l’enjeu est de voir comment les seigneurs « composent une grammaire politique particulière », c’est-à-dire « un ensemble de règles qui structure un langage politique maîtrisé par les acteurs du temps ».

L’ouvrage est davantage centré sur Jérusalem, car l’auteur ne souhaitait pas faire de doublon avec des travaux respectivement consacrés au comté de Tripoli et à la principauté d’Antioche. Concernant le cadre chronologique, si le début de l’enquête menée par Florian Besson ne pose pas de problème (les États latins d’Orient étant apparus à la suite de la première croisade), il n’en va pas de même pour le choix de l’année 1230, différente des dates plus conventionnelles comme 1187, 1217 ou 1291. L’auteur avance trois raisons qui justifient ce choix : une raison géopolitique, une deuxième plus politique et enfin une dernière qui est essentiellement documentaire. Tout d’abord, en devenant roi de Jérusalem, Frédéric II annonce l’intégration définitive de l’Orient latin dans le jeu politique de l’Occident. Ensuite, Frédéric II est le premier roi de Jérusalem à ne pas résider en Orient. C’est également le dernier roi à se faire couronner dans la ville sainte et aussi à pénétrer dans la ville. C’est également le premier roi de Jérusalem à rencontrer une opposition forte de la part de la noblesse locale. Pour finir, comme l’explique l’auteur la troisième raison est moins visible. En effet, c’est la première fois en 1231 qu’une charte d’Antioche est rédigée en langue française. L’irruption du français dans les sources correspond à la mise en place de textes de droit qui codifient plus systématiquement les règles du jeu féodal.

Les fondations de la domination seigneuriale

Comme le montre Florian Besson, la domination des seigneurs s’inscrit dans l’espace qu’ils marquent notamment lorsqu’ils s’y installent et s’y ancrent. Le fief, même s’il n’est pas le seul mode de détention de la terre, reste le cœur de l’identité aristocratique, car il engendre des relations de pouvoir. La trame féodale change en permanence et cela s’explique par un marché des fiefs alimenté par des décès et des héritages, mais également par une politique royale.
La maîtrise de l’espace s’exerce aussi par la construction de lieux de pouvoirs comme les châteaux, les églises, les tours et les portes des villes. Les seigneurs et leurs officiers territorialisent également leur autorité dans leurs déplacements, chargés d’enjeux politiques et sociaux. Ainsi, la terre est le fondement même de l’autorité seigneuriale.

La domination aristocratique passe également par celle des hommes présents dans l’espace contrôlé par le seigneur. Cette domination prend des formes différentes, ainsi l’auteur revient sur la présence de la violence physique du seigneur sur les paysans et sur les subtilités des processus judiciaires. Il rappelle également que l’économie seigneuriale s’appuie en grande partie sur la captation des revenus des dominés. Ainsi, l’économie seigneuriale conduit à une sujétion des paysans dont les mobilités sont fortement encadrées. Toutefois, Florian Besson tient à nuancer ce tableau et explique que la position économiquement, socialement et politiquement supérieure des seigneurs dépend de leur capacité à prendre, à recevoir, mais aussi à distribuer.

Les seigneurs : un groupe social cohérent

Au sein de cette partie, Florian Besson montre que les mesnies seigneuriales des États latins sont structurées de la même manière qu’en Occident. Elles s’organisent comme un ensemble mouvant de fidèles, d’amis et de parents, qui s’attachent à leurs seigneurs pour en espérer des récompenses. D’ailleurs, ils n’hésitent pas à les quitter pour « suivre un meilleur parti ». En ce qui concerne les mariages, les seigneurs privilégient l’endogamie, tant sociale que géographique. Cela leur permet, tout en évitant la consanguinité, de contrôler le plus possible le mariage des héritières. Dans ce tableau, la place des femmes n’est pas plus enviable dans les États latins qu’en Occident. Comme le remarque Florian Besson, les ressemblances entre Occident et Orient sont essentiellement le résultat d’une civilisation aristocratique féodale que l’on retrouve d’un bout à l’autre du monde chrétien.

Les seigneurs se distinguent des autres individus selon divers facteurs. Tout d’abord ce qui leur permet de faire groupe, ce sont les termes qu’ils utilisent pour montrer leur supériorité sociale tels que les puissants, les meilleurs, les plus hauts, les principaux, etc. C’est tout particulièrement dans le domaine militaire que les seigneurs s’approprient des termes et des images qui affichent leur supériorité. Toutefois, Florian Besson montre bien que l’ensemble de ces termes ne recouvre pas toujours le même sens selon les personnes. En effet, l’auteur montre qu’il existe des trajectoires individuelles qui se caractérisent par des mobilités sociales. Elles sont d’ailleurs relativement importantes lorsque l’on prend en compte l’ascension politique de petits seigneurs.

Tout comme en Occident, les seigneurs d’Orient imposent une supériorité sociale envers les populations, comme nous pouvons le voir entre les nobles et les bourgeois. Toutefois, dans cet Orient latin, apparaissent des spécificités au sein même des relations entre les Latins et la majorité de la population non-catholique. Les seigneurs latins, tout en s’assurant de leur supériorité, permettent l’intégration d’un certain nombre de chrétiens d’Orient et parfois même de non-chrétiens au sein de la société nobiliaire. Ainsi, Florian Besson montre l’apparition d’une société multiculturelle au sein de laquelle existent des chevaliers « arabes » et des seigneurs aux noms syriens. Cette ouverture culturelle entraîne cependant une crispation de l’identité aristocratique autour de la foi chrétienne.

Florian Besson détaille les règles qui définissent avec précision qui est noble, qui va le devenir en grandissant, qui ne l’est plus à cause de ses fautes, ou qui l’est encore malgré sa maladie. Ces règles décrivent les pratiques concrètes du pouvoir tout en affirmant la supériorité des nobles dans les faits, par la justice, la violence ou la guerre. L’ensemble de ces règles, que l’on trouve dans les chartes et les chroniques, contribuent à structurer le monde seigneurial et participent à la légitimation de la domination aristocratique.

Les dynamiques politiques de la société nobiliaire

Au sein des deux derniers chapitres, Florian Besson insiste sur la compétition que se livrent les seigneurs latins pour apparaître comme les meilleurs, afin « d’être au-dessus pour ne pas être en-dessous ». La compétition pour le pouvoir est par conséquent au cœur de l’identité des élites aristocratiques du temps. Ainsi, les seigneurs du royaume de Jérusalem, à l’image de ceux présents en Occident, pensent leurs rivalités et gèrent leurs oppositions de la même manière. Le rapport au conflit des élites aristocratiques, depuis l’honneur vindicatif des chevaliers jusqu’aux réconciliations des arbitrages, est un des éléments que les seigneurs latins partagent avec ceux de l’Occident.

L’auteur montre cependant la volonté forte des seigneurs, tant dans l’idéal que dans les pratiques, de partager le pouvoir. Ce partage prend des formes différentes et peut s’exprimer aussi bien pour les charges militaires, le butin de guerre, les fiefs ou des terres, que pour le pouvoir. Les auteurs non-occidentaux identifient un ensemble de pratiques de pouvoirs propre aux Latins sans pour autant qu’elles soient figées dans le temps, notamment le devoir de conseil. Le partage du pouvoir s’exerce notamment dans la prise de décisions lors des conseils, au cours desquels s’opère une promotion de la belle parole. Malgré tout, Florian Besson est conscient de la jalousie qui peut animer les seigneurs concernant leur autorité, ce qui les amène parfois à refuser tout partage et à recourir à la violence afin de reconstituer un bien divisé. De même, l’historien rappelle que les conseils sont également des moments où les seigneurs mettent en scène les hiérarchies internes. 

 

En fin d’ouvrage, en plus d’une importante bibliographie, plusieurs annexes sont présentes, apportant des informations supplémentaires sur les principales sources utilisées pour réaliser ce travail.

Au final, Florian Besson nous livre un ouvrage d’une très grande qualité. L’histoire qu’il nous raconte est riche de détails et foisonne d’exemples qui contribuent à la compréhension de l’ensemble des notions analysées dans le texte. Bien que cet ouvrage soit une version remaniée de sa thèse, l’auteur fait preuve de pédagogie dans sa manière d’écrire afin de toucher le plus grand nombre.  Comme l’auteur l’expliquait dès l’introduction de cet ouvrage, une partie de sa thèse qui était consacrée à l’autorité des rois de Jérusalem n’a pas été incluse dans cette édition. Nous ne pouvons qu’espérer qu’un prochain ouvrage soit publié sur ce thème, complétant ainsi le tableau dressé par Florian Besson.