Albert Thomas, un réformateur s’en va en guerre
Albert Thomas, figure importante du socialisme réformiste entre la fin du XIXe siècle et les années 1930, attendait encore son (sa) biographe. Sur son action au sein de l’Union Sacrée, entre 1915 et 1917, c’est désormais chose faite avec la publication du mémoire de Master 2 d’Adeline Blaszkiewicz-Maison, prix Jean Maitron 2013 et prix Jean Jaurès 2014.
Ce travail témoigne d’une triple redécouverte historiographique. D’abord, celle d’un socialisme longtemps taxé d’« opportuniste » parce que favorable à l’exercice du pouvoir. Ensuite, celle des pratiques des réformateurs et des réseaux qui se structurent entre la fin du XIXe siècle et les années 1930. Enfin, une approche transnationale du politique que l’ouvrage évoque et qui est un élément essentiel à la compréhension de l’apport d’Albert Thomas.

Pour un « socialisme réalisateur »

L’histoire du socialisme s’est caractérisée ces dernières années par un « retour aux sources » de son réformisme, au plan doctrinal E. Jousse, Réviser le marxisme ? d’Édouard Bernstein à Albert Thomas, 1896-1914, Paris, L’Harmattan, 2007 (Des poings et des roses). Voir également Vincent Chambarlhac, « Emmanuel Jousse, Réviser le marxisme ? D’Édouard Bernstein à Albert Thomas, 1896-1914 », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 104 | 2008. comme au plan pratique A. Chamouard, Une autre histoire du socialisme, Paris, CNRS éditions, 2013.. Ces études mettent en évidence la tension entre discours révolutionnaire et discours réformiste. Le livre d’Adeline Blaszkiewicz-Maison illustre cette histoire des clivages internes au socialisme français. La pratique des réformes est au coeur du « socialisme réalisateur », municipal d’abord, puis au sein du gouvernement, car « le rôle des socialistes était, à ses yeux, d’insuffler un peu de socialisme partout où il était possible de le faire » [174].
La différence entre conquête du pouvoir et exercice du pouvoir a fait l’objet de débats internes au socialisme, mais ils sont éclairés aujourd’hui par l’analyse de la « nébuleuse réformatrice » dont le cabinet Thomas est un jalon. D’abord par une analyse de la pratique du réformisme, singulièrement autour de la Grande Guerre. Ensuite parce que ces idées et ces pratiques se retrouvent dans le « tournant transnational » du Bureau International du Travail présidé par Thomas entre 1919 et 1932. Il était donc utile de revenir sur l’expérience fondatrice de cette conception pragmatique de l’action économique.
Le « ministre des Obus » a été « l’artisan de la mobilisation industrielle et ouvrière à l’arrière » par une politique dirigiste de l’économie, dénoncée par ses adversaires comme « collaboration de classe » – sa nécrologie parue en 1932 dans L’Humanité fait de Thomas de lui un « corrupteur » de la classe ouvrière [11]. C’est en même temps une tentative de « modernisation de l’économie » qui fait de Thomas le « socialiste qui a réussi » au gouvernement, par contraste avec Marcel Sembat Pierre Chancerel, Les Travaux publics sous le ministère de Marcel Sembat (1914-1916), Thèse de doctorat d’histoire, Ecole des Chartes, 2012, p. 362.
Car au-delà des circonstances, ce sont les les relations sociales dans la production qui sont repensées. A la logique d’affrontement, Albert Thomas entend substituer la négociation tripartite entre Etat, représentants ouvriers et représentants patronaux. Mais cette organisation par la coopération n’est ni proudhonienne ni libertaire ; c’est au contraire le resserrement du contrôle sur les ouvriers [100]. Entre la possibilité d’une révolution prolétarienne qui s’accroit en 1917 [118] et la mauvaise volonté patronale dénoncée par Thomas, on perçoit les limites de ce réformisme certes pragmatique, mais néanmoins optimiste.

Un socialiste au coeur de la tempête

En se rangeant dans le camp de la défense de la patrie en danger et de l’Union sacrée, Albert Thomas assume la possibilité d’une participation ministérielle, position pourtant rejetée par la IIe Internationale en 1904 [47]. Parlementaire, Thomas vote également les crédits militaire le 23 décembre 1914, là encore pour la « défense de la France » et dans le sillage du Jaurès de L’Armée nouvelle. Enfin, il est mobilisé puis détaché au cabinet de Marcel Sembat comme « agent de liaison entre l’État- major général de l’Armée et les services techniques du ministère des Travaux publics » pour son expertise en matière de chemins de fer [49].
Ces choix décident de l’intégration progressive de Thomas au gouvernement, jusqu’à devenir sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et aux Munitions en mai 1915 et ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre en décembre 1916. Il est combattu de plus en plus clairement par Jean Longuet, fondateur en 1916 du Populaire et opposant du « chef par défaut » de la majorité de guerre qui risque de brouiller le projet socialiste, pacifiste et révolutionnaire [58 et 68]. Thomas défend l’idée qu’une victoire militaire doit permettre d’améliorer le sort des ouvriers dans l’“organisation industrielle” et d’affirmer la force du socialisme de gouvernement. Thomas se retrouve toutefois de plus en plus seul après les démissions de Sembat et Guesde, tout en bénéficiant du soutien d’Aristide Briand.

Adeline Blaszkiewicz-Maison souligne l’importance des contradictions révélée en 1915 par Le Manifeste de la Haute-Vienne, expression d’une minorité critique [55] qui se radicalise et s’organise, notamment après la division du congrès de décembre 1915 qui fait suite Congrès Zimmerwal, jusqu’à la « scission morale » – et très politique – du printemps 2016. Le problème prend une dimension nouvelle avec la réunion de l’Internationale socialiste à Stockholm à l’été 1917, creusant encore les divisions entre les partisans de la paix « chauffés » par les socialistes russes et les tenants de la guerre au nom des engagements pris et de l’impératif de victoire sur l’impérialisme allemand [124]. Les risques d’éclatement sont alors nombreux au sein de l’Internationale, et la question des buts de guerre finit par entraîner la démission d’Albert Thomas, sur fond de délitement de l’Union Sacrée et la fin des « circonstances exceptionnelles ». Actée par le Congrès de Bordeaux de la SFIO en octobre 1917 [145], la décision socialiste de basculer dans l’opposition au gouvernement, tout en validant les mérites de l’expérience Thomas, fait de lui un « repoussoir du socialisme ».

Un homme de réseau

Albert Thomas doit une partie de sa célébrité au réseau qu’il a constitué, un « brain trust du social » Adeline Blaszkiewicz-Maison emprunte l’expression à Christophe Prochasson [73].. On y croise des socialistes normaliens : Mario Roques, François Simiand, Maurice Halbwachs et Hubert Bourgin, venu de la droite de la SFIO et qui défend à partir de 1916 « un socialisme éminemment national – si ce n’est nationaliste » [76] à la Chambre et dans l’opinion. Il y a également des juristes comme William Oualid, des ingénieurs civils comme l’inspecteur du travail Henri Bourillon ou Emile Hugoniot, ainsi que l’industriel Louis Loucheur. Hors du ministère, Albert Thomas peut compter sur son réseau d’avant-guerre avec Arthur Fontaine M. Cointepas, Arthur Fontaine, 1860-1931. Un réformateur, pacifiste et mécène au sommet de la Troisième République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2 mai 2008., Henri Sellier, Marius Moutet et Léon Jouhaux de la CGT. Adeline Blaszkiewicz-Maison fait justement remarquer ce que le réformisme doit à la sociologie de Durkheim [91 et 112] et à l’héritage solidariste de Bourgeois et Bouglé. Le socialisme d’Albert Thomas fait ainsi le pont entre réformisme politique et sciences sociales dans ses logiques de rationalisation du social ; une conception nouvelle de l’État organisateur et animateur émerge, par exemple à l’arsenal de Roanne [107].
Ce réseau incarne un « socialisme des intellectuels » associant théorie sociale et pratique politico-administrative. Il permet également de mieux comprendre la promotion d’une politique de l’expertise qui n’est pas sans rappeler l’analyse de Nicolas Rousselier sur la réorganisation du pouvoir exécutif à la même période N. Roussellier, La force de gouverner : le pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, 2015 (NRF essais). L’objectif de rationalisation est à la fois politique pour améliorer l’efficacité de la décision, et économique pour l’organisation de l’effort de guerre. Le volontarisme affiché par Thomas est l’expression d’une doctrine industrielle s’intéresse aussi bien les enjeux de production (innovation technologique et maximisation de la production qui concoure au développement du taylorisme Dans sa belle bibliographie, Adeline Blaszkiewicz-Maison signale les travaux de Patrick Fridenson mais ne mentionne le beau travail de T. Cayet, Rationaliser le travail, organiser la production: le Bureau international du travail et la modernisation économique durant l’entre-deux-guerres, Rennes, Presses Univ. de Rennes, 2010 (Pour une histoire du travail), qui, comme son titre ne l’indique pas, n’étudie pas seulement l’entre-deux-guerres.) que sociaux (bien-être ouvrier par la création de crèches, de cantines dans les usines et surveillance de la santé et des conditions de travail ; contrôle des prix). Ces réformes ne se font pas sans résistances mais elles sont dans la continuité du socialisme municipal d’avant-guerre qu’elles prolongent dans les années 1920 et 1930.