Ce volume est le premier d’une trilogie dont on suppose, en l’absence d’informations complémentaires, qu’elle couvrira l’histoire allemande de 1945 jusqu’à nos jours. L’objectif, dont on peut dire qu’il est dans l’ensemble atteint, est de présenter aux lecteurs français les évolutions récentes de l’historiographie sur ce sujet. Ce recueil de contributions parvient à éviter l’impression d’éparpillement que suscite souvent le genre, malgré quelques inévitables redites, et ainsi à offrir une mise en contexte très précise de l’évolution des deux Allemagnes. Il montre en particulier à quel point l’existence de l’autre Allemagne fut pour la RFA comme pour la RDA un facteur déterminant durant ces décennies.

Un pays de réfugiés

Entre 1939 et 1946, la population des quatre zones d’occupation a augmenté, malgré les victimes de la guerre, en raison de l’afflux de réfugiés (Vertriebene) chassés des territoires allemands annexés par la Pologne et la Russie d’une part, et des minorités allemandes dans d’autres pays d’autre part. Entre 11 et 12 millions de personnes partirent, pour la plupart très tôt, avant 1946, mais environ 2 millions périrent en route ; un certain nombre d’entre eux devinrent par la suite aussi des fugitifs (Flüchtlinge) en passant de la zone d’occupation soviétique ou de la RDA en zone occidentale ou RFA. En 1950, ces expulsés représentaient 22% de la population de la RDA contre 16% en RFA : on imagine les conséquences d’un tel bouleversement, d’autant que nombre d’habitants demeurés dans ces pays avaient eux aussi dû quitter leur région natale à la suite des destructions. Par la suite, la RFA accueillit encore 3,5 millions d’Allemands de l’Est, et, après 1961, plusieurs dizaines de milliers de retraités dont la RDA se débarrassait en les laissant passer à l’ouest.

Le rôle trouble de la France

Bien qu’il ne s’agisse pas du sujet premier du livre, plusieurs contributions viennent rappeler que le rapprochement franco-allemand fut bien plus douloureux que ne le disent les programmes officiels du secondaire : dernière arrivée à la table des négociations, la France voulut à tout prix empêcher la reconstitution d’une Allemagne dotée d’institutions centrales (du reste, les Alliés avaient pendant la guerre émis, puis abandonné, l’idée d’une partition de l’Allemagne). Elle insista pour séparer la rive gauche du Rhin et la Sarre ; dans cette dernière, elle introduisit même une citoyenneté sarroise, avant, à la suite de l’échec d’un référendum en 1955, de consentir à la céder à la RFA.
L’analyse du traité de l’Elysée de 1963 vue du côté allemand montre qu’il s’inscrit dans le jeu géopolitique mené par Konrad Adenauer : mécontent de la détente qui conduisait les Américains à admettre le statu quo de la partition, ce dernier se rapprocha de la France en guise de représailles, suscitant de fait la fureur des diplomates étatuniens.

Les hésitations soviétiques

La comparaison des différentes contributions montre que les jugements portés sur l’attitude de l’URSS divergent fortement : les uns soulignent que, dès les premiers mois d’occupation, l’Armée Rouge fait de la zone soviétique une dépendance de l’URSS et que la fusion des partis communistes (KPD) et social-démocrate (SPD) de cette zone dans le SED en 1946 laisse augurer d’une stratégie consciente de la division de l’Allemagne ; d’autres historiens prennent au sérieux la volonté affichée par les Soviétiques de maintenir une Allemagne unifiée et neutralisée. Staline était semble-t-il convaincu que le peuple allemand ne tolérerait pas cette division et il a à plusieurs reprises tenté de faire valoir son point de vue : s’il paraît certain que ses protestations sont progressivement devenues un pur moyen de pression, il est difficile de préciser quand s’est faite cette évolution, dont les conséquences ont déstabilisé le nouvel état est-allemand, qui, jusqu’en 1952-53, n’était pas censé avoir une existence durable.

La lutte pour la légitimité

Nombre des contributions portent sur les différents moyens déployées par les deux Etats pour s’affirmer sur la scène nationale et internationale comme le seul légitime (RFA) ou comme également légitime (RDA). La RFA insista sur la continuité qu’elle incarnait avec le Reich allemand, ce qui justifiait sa prétention à être la seule représentante de l’Allemagne, mais l’exposait également à l’accusation d’être corrompue par l’époque nazie ; le rôle restreint tenu par les cérémonies mémorielles traduit du reste une certaine gêne face à ce passé. À l’inverse, la RDA souligna qu’elle était une création postérieure et qu’elle était totalement dénuée de tout relent nazi, à l’aide d’une dénazification spectaculaire (mais, comme à l’ouest, suivie d’une réintégration de nombreux condamnés) et de grandes cérémonies à la gloire des antifascistes – dans lesquels le génocide juif ne tenait aucune place ou presque – en divers lieux de mémoire. Cet affrontement vira parfois à la guerre pichrocoline : la description des luttes entre institutions culturelles et universitaires des deux Allemagnes pour établir des relations avec l’étranger semble parfois sortie d’un roman de Rabelais.

Et les Allemands?

Ce livre offre bien d’autres perspectives encore, en particulier sur les émeutes des 16 et 17 juin 1953 à Berlin-est, qui sont replacées dans leur contexte économique et politique, mais aussi ensuite, mémoriel, puisque la RFA fit immédiatement du 17 juin un jour férié, « de l’unité allemande », qui servit la propagande anticommuniste d’Adenauer (laquelle avait aussi une visée intérieure puisqu’elle lui permit de marginaliser la SPD). Il ne se lit pas comme un roman mais chacune des contributions apporte sa contribution à une meilleure contribution de ces années qui paraissent dorénavant si lointaines.

On fera toute fois deux réserves pour finir : la première porte sur la forme et sur le nombre bien trop élevé de coquilles de tout types, jusqu’à des (rares) disparitions de mots, voire de lignes entières. En revanche, les presses du Septentrion ont dorénavant des reliures qui ne cassent plus à la première ouverture, tous ceux qui ont eu à utiliser les anciens volumes conviendront qu’il s’agit là d’un progrès notable.

La seconde porte sur le contenu et sur la stupéfiante disparition des individus et de leur perception : on se trouve face à une histoire politique, économique, démographique et culturelle écrite comme il y a un siècle. L’histoire des Églises est faite sans les croyants, celle de la culture se limite à quelques intellectuels, l’histoire politique est celle de l’affrontement entre la CDU d’Adenauer et la SPD de Kurt Schumacher puis Willy Brandt, avec quelques autres hommes politiques de très haut niveau. Seuls les citoyens de RDA bénéficient d’une certaine attention, dans la mesure où leur mécontentement et leur fuite massive à l’ouest entraîna la construction du Mur de Berlin. On aimerait en particulier soit une analyse, soit au moins la présentation de quelques vies de ces réfugiés, si nombreux à l’époque, qui se devaient tout recommencer dans des régions inconnues : nul doute que leurs traumatismes et la manière dont ils les ont gérés ont exercé une forte influence sur l’histoire allemande après 1945. Il serait aussi souhaitable de savoir comment s’est forgé dans l’électorat le consensus autour d’Adenauer qui a permis à la CDU de demeurer au pouvoir jusqu’en 1966 et, avec l’appui de la SPD, jusqu’en 1969.

Yann Coz © Clionautes