Jean-Paul Cahn, Ulrich Pfeil, éds, Allemagne, 1961-1974, De la construction du Mur à l’Ostpolitik,vol. 2/3, Presses Universitaires du Septentrion, 400 p., 22 euros.
Le deuxième volume de cette histoire des Allemagne de 1945 à 1989, publiée à l’occasion du vingtième anniversaire de la chute du Mur, reprend la formule du premier : un recueil de contributions dont les premières traitent des événements dans une perspective politique et internationale, tandis que les suivantes analysent les évolutions sociales, économiques ou culturelles de la RFA et de la RDA. À chaque fois, l’accent est mis sur les différents types d’interaction entre ces deux États. La bibliographie est extrêmement riche et récente.
La construction du Mur
Les premiers articles permettent de préciser le contexte de la construction du Mur et de la Détente, et d’en montrer la complexité. L’urgence que revêtait la fermeture de la frontière interzonale berlinoise est bien connue, puisqu’entre 1949 et 1961 un sixième de la population de la RDA a émigré. Mais Khrouchtchev n’était pas prêt à laisser Ulbricht agir à sa guise tant qu’il pouvait espérer un règlement global de la question allemande – règlement qui n’aurait pas nécessairement été à l’avantage de la RDA. Après l’échec du sommet de Vienne en juin 1961, le dirigeant est-allemand exerce un véritable chantage en aggravant volontairement l’exode durant l’été : les membres du pacte de Varsovie poussent alors à la construction du Mur pour stabiliser la RDA qu’ils ne souhaitent plus continuer à subventionner. Parallèlement Kennedy et son administration laissent entendre que la fermeture de la frontière serait légale et acceptable ; la décision de construire le Mur est donc prise début août et les préparatifs logistiques (car il a bien fallu apporter et stocker les tonnes de barbelés et autres matériaux nécessaires) s’accélèrent. La réaction des Occidentaux est résumée par le titre du quotidien Bild, le 14 août : « L’Ouest ne fait rien. Kennedy se tait. Macmillan part à la chasse. Adenauer injurie Brandt ». De fait, le vieux chancelier a paru dépassé par un événement qui symbolisait l’échec de sa politique de réunification, ne s’est pas rendu à Berlin sur le champ, et a ainsi laissé le maire de Berlin-ouest apparaître en pleine lumière.
Les conséquences du 13 août 1961
Cet événement marque un tournant profond pour les deux Allemagnes : la RDA, enfin stabilisée, connaît un essor économique réel et gagne une certaine autonomie par rapport à l’URSS. La RFA doit renoncer à nombre d’illusions sur la protection américaine, et l’opinion publique commencer à accepter l’idée qu’il existe bien deux États allemands, une idée que Willy Brandt semble avoir développé dès les années 1950. La doctrine Hallstein devenait pour la RFA de plus en plus difficile à tenir dans le contexte de la Détente, ce qu’illustre par exemple une contribution sur l’enjeu olympique dans les relations inter-allemandes : de 1956 à 1968 l’Allemagne fut représentée aux J.O. par une seule équipe, au prix d’interminables tractations sur les hymnes à jouer, le porteur du drapeau et autres symboles. Aux J.O. de Munich, en 1972, la RFA dut finalement accepter, sur son sol, la présence d’une délégation de la RDA avec son hymne et son drapeau.
D’un point de vue diplomatique, le jeu était complexe : si la RDA s’efforçait de sortir de son isolement, elle n’en craignait pas moins ce « changement par le rapprochement » (« Wandel durch Annäherung »), qualifié d’ « agression en charentaises » par son ministre des Affaires étrangères, et insistait pour se démarquer de sa voisine occidentale. En 1974, elle alla jusqu’à supprimer toute référence à la nation allemande dans sa constitution. Pour Bonn, il s’agissait d’obtenir des concessions de la RDA, qui n’avait pas renoncé à récupérer la totalité de Berlin, en proposant à l’URSS un accord global pour marginaliser la RDA. Le remplacement d’Ulbricht, trop indépendant de Moscou, par Honecker, totalement dévoué au Kremlin, en 1971, est pour partie la conséquence de ce jeu qu’on ne saurait donc résumer à un affrontement entre blocs. On connaît la série de traités signés par la RFA avec l’URSS, la Pologne, puis entre les alliés sur Berlin, et enfin entre la RFA et la RDA en 1972, mais on en comprend mieux les implications à la lecture de ces contributions.
Combien d’Allemagnes? Ce que parler veut dire
Faute de pouvoir résumer l’ensemble des articles, on posera ici quelques interrogations nées de cette lecture : s’il est clair que chacun des États avait l’oeil rivé sur l’autre, est-il pour autant pertinent d’appliquer le concept de « convergence des systèmes » élaboré par certains intellectuels dans les années 1960 ? Ne risque-t-on pas, à établir des comparaisons et des parallélismes trop poussés, de perdre de vue le fossé qui sépare l’évolution de la RDA de celle de la RFA ? Dans son désir de prendre l’histoire de la RDA autrement que comme une parenthèse dans l’histoire allemande, cette historiographie semble parfois traversée par un relativisme moral : mais l’histoire de la RDA n’était-elle pas condamnée à être une parenthèse ? On croit deviner à la lecture de certaines contributions une mauvaise conscience liée à la manière dont s’est déroulée la réunification, comme si le peu de cas fait à l’époque des historiens d’Allemagne de l’est provoquait aujourd’hui une gêne dans la corporation universitaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une sur-interprétation personnelle.
Les scrupules historiographiques expliquent également le titre curieux de cette série : refusant de parler d’une histoire de l’Allemagne, puisqu’il y a deux États, et d’une histoire des deux Allemagnes, puisque ces deux États étaient toujours tournés l’un vers l’autre, les éditeurs s’en tiennent à un sobre « Allemagne, 1961-1974 ». Ils ajoutent qu’il s’agit du deuxième volume sur trois, mais sans dire de quoi : le lecteur doit reconstituer par lui-même le propos de la série, ce qui est pour le moins curieux. On peut se demander si de telles réticences ne risquent pas de conduire un jour à l’aphasie et, plus sûrement, de compliquer la recherche bibliographique.
Ces remarques sont moins des critiques que le reflet de la stimulation intellectuelle provoquée par cette lecture : l’ouvrage permet de comprendre pourquoi les historiens allemands ont un rapport complexe à cette histoire si particulière et, par delà les réserves ponctuelles, on ne peut que se féliciter les responsables de cette entreprise.
Lien vers le compte rendu du premier volume : http://www.clionautes.org/?p=2401