Sylvain BoulouqueIl est historien. Il enseigne dans l’académie de Versailles et il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’anarchisme, dont Les anarchistes français face aux guerres coloniales (Atelier de création libertaire, 2020) ou encore l’Affaire de l’Humanité ( Larousse, 2010). propose de faire l’histoire du peuple du drapeau noir, c’est à dire une histoire des anarchistes en France aux XXe et XXIe siècles. Il entend répondre à la question des raisons de la survie et de l’adaptation de cette petite minorité, de ces « increvables anarchistes » (titre d’un ouvrage de Luis Mercier Vega).

Après avoir proposé une définition de l’anarchisme, mouvement pluriel et complexe s’il en est, caractérisé d’abord par le refus viscéral de l’autorité, Sylvain Boulouque aborde les origines et la formation du mouvement anarchiste. Les « pères fondateurs » de l’anarchisme sont présentés (Proudhon, Bakounine) ainsi que d’autres figures marquantes (Kropotkine). Le rôle des anarchistes dans la Commune et l’importance de cette dernière dans la construction d’une culture commune sont évoqués. L’auteur souligne également la pluralité et la diversité du mouvement anarchiste. Le lecteur découvre l’impact de l’Affaire Dreyfus sur le mouvement libertaire. Des pages passionnantes sont consacrées aux rapports de ces derniers avec le syndicalisme, notamment au sein de la CGT. Les années 1880- 1914 marquent l’âge d’or du mouvement anarchiste, mouvement qui s’organise et se divise notamment sur la question de l’insurrection ou celle de la violence, utilisée par certains partisans de la célèbre « propagande par le fait ».

L’auteur analyse ensuite le choc traumatique que constitue la Première guerre mondiale pour les anarchistes. Antimilitaristes, ceux-ci sont néanmoins nombreux à rejoindre leur régiment lors de la mobilisation générale en 1914. L’impact de la Révolution russe sur le mouvement anarchiste est ensuite étudié, notamment à travers la force d’attraction que constitue la révolution bolchévique, mais aussi avec les premières formes de rejet qu’elle provoque déjà chez certains libertaires. Les conséquences sur le mouvement syndical, qui conduisent à la scission et à la création de la CGTU (confédération générale du travail unitaire, 1921), sont clairement expliquées.

Sylvain Boulouque montre ensuite que, marginalisés, les anarchistes se replient sur eux-mêmes tout en revenant à leurs pratiques militantes traditionnelles. Dans les les années 1920 et 1930, la question de l’organisation devient centrale, par refus de toute forme d’organisation, ou par incapacité à se structurer. Ces années sont marquées par l’apparition d’un anticommunisme libertaire et par un véritable éparpillement syndical. Le sursaut arrive cependant face à la montée du péril fasciste dans les années 1930. Pourtant, lors des grèves consécutives à la victoire du Front Populaire en 1936, les anarchistes sont incapables d’organiser des luttes sociales d’ampleur. C’est la guerre d’Espagne, pendant laquelle nombre d’anarchistes apportent un soutien à leurs frères espagnols, qui incarne selon l’auteur « l’expérience la plus aboutie de l’anarchisme dans ce début de XX ème siècle », rejoignant ainsi la Commune et l’expérience de Makhno en Ukraine dans la mémoire commune anarchiste.

Dans une nouvelle partie, l’auteur aborde les défaites du mouvement anarchiste lors de la Seconde guerre mondiale. Le mouvement libertaire se décompose et semble alors incapable de se relever. En 1939, les désertions sont alors minoritaires et de nombreux libertaires rejoignent les rangs de la Résistance pour combattre le nazisme. S. Boulouque rappelle que si une petite minorité d’anarchistes fait toutefois le choix de la collaboration, l’immense majorité demeure toutefois passive. Le demi-millier d’anarchistes organisés se rassemble en 1945 au sein de la Fédération Anarchiste (FA). Le mouvement anarchiste connaît après-guerre une certaine audience (le journal Le Libertaire tire à 100 000 exemplaires en 1946 !), puis entame un rapide déclin à partir de 1947-1948.

Leurs pratiques libertaires se renouvellent, notamment dans le domaine syndical , avec la fondationde la Confédération Nationale du Travail (CNT) en 1946. De nombreux libertaires rejoignent aussi les rangs de la CGT-FO à partir de 1947. En 1953, la Fédération anarchiste devient la Fédération communiste libertaire, dotée d’une structure très centralisée. La FCL disparaît en 1956.

Sylvain Boulouque consacre ensuite plusieurs pages aux rapports entre l’anarchisme et la culture, vecteur de renouvellement, avec par exemple Maurice Joyeux et sa librairie Le Château des brouillards à Montmartre. Dans le monde de la chanson, des artistes comme Georges Brassens ou Léo Ferré sont des sympathisants affichés de la cause libertaire. La littérature sert également à diffuser les idées anarchistes. Albert Camus ( qui n’a jamais été explicitement anarchiste) est un des écrivains préférés des libertaires.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux années 1968 jusqu’à nos jours. L’auteur met en évidence la double rupture générationnelle et culturelle qui affecte alors l’anarchisme. C’est durant la décennie 1968 que s’opère une coupure sémantique entre les termes « anarchiste » et « libertaire », auparavant équivalents voire synonymes. La dénomination libertaire renvoie dès lors à une pratique politique, culturelle et sociale, quand le terme anarchiste renvoie à sa signification plus idéologique. Cette évolution se fait notamment au contact du mouvement situationniste, sous l’influence de la revue Noir et Rouge et des écrits de Daniel Guérin. Ces évolutions permettent entre autres des rapprochements avec des trotskistes lambertistes ou avec la JCR (Jeunesse Communiste Révolutionnaire).

Avant mai 1968, les idées libertaires ont déjà commencé à être portées dans la société française au-delà de leur cercle initial. Un des temps forts de cette contestation libertaire est par exemple la naissance du Mouvement du 22 mars à l’université de Nanterre. Pour autant, à la veille des évènements de Mai 1968, on ne compte pas plus de 1000 militants anarchistes, répartis en 3 organisations (FA, Union des groupes communistes anarchistes et CNT).

Les anarchistes passent à côté de Mai 1968, dépassés par les évènements, leur rôle est presque nul dans les journées de Mai. C’est là le paradoxe souligné par l’auteur, celui d’un mouvement anarchiste quasi absent en Mai 68, alors que les idées libertaires n’ont jamais autant pénétré la société. Dans la décennie libertaire qui s’ouvre , de nombreux thèmes de contestation peuvent se rattacher aux idées libertaires mais pas à l’anarchisme : le féminisme, la naissance du mouvement homosexuel, l’antimilitarisme (manifestations du Larzac en 1973), l’autogestion…

Les années 1970 s’accompagnent d’un renouveau musical (Jehan Jonas, Jean-Roger Caussimont, Renaud…) Cette proximité culturelle entre de nombreux artistes et les idées libertaires est portée par le mouvement des radios libres et notamment Radio Libertaire, station créée en 1981 et qui émet encore aujourd’hui. Les années 1980 sont celle de la vague punk et du rock alternatif (Bérurier noir) et du développement de l’antifascisme radical (SCALP, section carrément anti-LePen). Le renouvellement de la culture libertaire passe également par la littérature (la BD, le roman policier avec Jean-Bernard Pouy).

Après la chute de l’URSS, le mouvement libertaire se rapproche des mouvements anti-mondialisation et de nouvelles organisations (SUD, Act Up, Droit au Logement…).

Le nombre de militants reste stable (environ 1000) principalement organisés au sein de la FA, de son journal, Le Monde libertaire et de Radio Libertaire. D’autres mouvements existent comme Alternative libertaire, devenue l’UCL (Union communiste libertaire). L’anarchisme bénéficie également d’un renouvellement récent grâce aux nouvelles stratégies de lutte (ZAD), à de nombreuses organisations, groupes locaux, cercles de réflexion, librairies….

En conclusion, Sylvain Bouloqueconstate que les anarchistes d’aujourd’hui sont « de lointains cousins de ceux d’hier ». Les ouvriers, qui était le socle des mouvements anarchistes sont devenus marginaux. Les libertaires «  se recrutent dans les professions intermédiaires et dans les services publics». Les références culturelles et théoriques ne sont plus les mêmes. Les idées libertaires semblent avoir « quelque peu déteint sur les autres composantes de la société ».

Des traits communs demeurent pourtant, qu’il s’agisse de l’art de vivre en marge, et bien entendu, d’un refus de l’autorité sous toutes ses formes.

Sylvain Boulouque livre ici une très belle synthèse du mouvement anarchiste en France. Cette fresque historique passionnante offre en outre de beaux portraits d’anarchistes et accorde une large place aux aspects culturels. Son étude permet d’avoir une vision plus claire des multiples formes et visages de l’anarchie. Le lecteur curieux de mieux connaître et comprendre « cet increvable anarchisme » pourra ensuite s’orienter vers les nombreuses références bibliographiques citées par l’auteur.

Nous pouvons remercier Sylvain Boulouque de nous rappeler par son travail et par son livre que, comme le chantait Léo Ferré : « Y en a pas un sur cent et pourtant ils existent » (Les Anarchistes, 1969).