Dans son roman Ambatomanga, la romancière Michèle Rakotoson raconte l’absurdité et l’aberration de la conquête coloniale de Madagascar par la France, à travers les yeux d’un esclave malgache et d’un jeune officier français. Dans le prologue, elle explique qu’à Madagascar, la douleur prend souvent la forme d’un silence : « D’un silence terrible. Solitude extrême de cette île au bout du monde, oubliée sur ses cailloux, qui servent de terre à sa population de plus en plus hagarde. Les souvenir sont là comme une plage immense, avant de s’apaiser comme les embruns dans le sable qui crisse ».

Michèle Rakotoson est née à Madagascar. Ses arrière-grands-pères étaient évangéliste et instituteur sur l’île. Ses grands-pères étaient médecins pendant les premières années de la colonisation. Le but de ce roman est de perpétuer la mémoire de ses ancêtres, au refus de toute indignité et aux larmes et à la compassion qui remplacent, avec le temps les cris de rage. En 2012, cette écrivaine et dramaturge a été nommée commandeur des Arts et des Lettres malgaches, et a reçu de l’Académie Française, pour l’ensemble de son œuvre, la grande médaille de la Francophonie.

Résumé du roman

En octobre 1894, au début du roman, la menace d’une guerre entre la France et Madagascar se fait de plus en plus pressante. En effet, au nom de la mission civilisatrice, la France se prépare à envahir l’île afin, « d’aider les pays arriérés à sortir de l’état sauvage dans lequel ils baignent tous et d’apporter la civilisation dans les terres lointaines ». A ce moment-là, la population ne veut pas croire à une possible invasion mais l’angoisse montre en même temps que les tensions entre les gouvernements. Le peuple malgache et la reine Razafindrahety veulent croire que Dieu les protégera, d’autant plus qu’un premier affrontement en 1885, qui a institué un protectorat non officiel, a laissé des plaies à vif et un souvenir amère. Cette angoisse s’installe dans les esprits et s’amplifie peu à peu. « Le Blanc » est fantasmé par les populations locales, à cause de ses armes, de son armée, de sa puissance financière, mais aussi d’idées reçues, comme par exemple celle qui dit que les Blancs mangent le cœur de leurs victimes, à cause de leurs croyances religieuses.

Dans le petit village d’Ambatomanga, au centre de l’île, une famille de notables, que nous suivons tout au long du roman, incarne cette montée de l’angoisse au sein des populations locales. Est-ce que le fils aîné, sur le point de finir ses études de médecine, va être mobilisé ? Est-ce que Tavao, l’esclave domestique de la famille va devoir l’accompagner à la guerre, laissant ainsi derrière lui sa femme enceinte ? Comment survivre à la crise économique qu’entraînerait une nouvelle guerre à peine dix ans après le premier affrontement contre la France ? Personne ne veut croire au pire, alors que l’armée malgache est faible, mal équipée et peu entraînée, laissant présager un bain de sang face à une armée française bien plus puissante et organisée.

Entre colère, incrédulité et peur, la population assiste au déclenchement de cette sanglante conquête coloniale. Pendant neuf mois, les soldats de chacun des deux camps subissent de très fortes chaleurs tropicales, des déplacements plus que laborieux sur un terrain inadapté et des affrontements qui tournent systématiquement au massacre. La famine s’installe, de même que le paludisme, diffusé par des moustiques qui prolifèrent dans cette chaleur humide. Les hommes souffrent énormément et se sentent démunis face à un conflit aussi absurde que meurtrier. Les populations sont prises en deux feux : d’un côté, le gouvernement malgache menace de brûler vif tous ceux qui collaboreront avec l’ennemi, refuseront de se battre ou fuiront ; de l’autre, les Français massacrent les populations, obligées de fuir et de subir une importante famine. Les soldats comme les civils semblent être pris en otage par un conflit dénué de sens, aboutissant à la mise en place officielle du protectorat français.

Une reconstitution de la conquête de l’Algérie vue « d’en-bas »

Comme l’annonce le titre du roman, Michèle Rakotoson a fait le choix de ne pas raconter les différentes étapes de la guerre « par le haut ». L’histoire commence dans le petit village d’Ambatomanga, un coin perdu de Madagascar, loin de sa capitale et du pouvoir. Tout au long du récit, nous suivons les pensées et la vision d’un esclave, Tavao, qui travaille pour une famille de notables malgaches. Malgré la peur, l’incertitude et l’obligation d’abandonner sa femme pour défendre le fils aîné de son maître, il tente de garder la tête froide face à l’horreur des événements, face à la destruction, la famine, la maladie et la mort. Tavao incarne les angoisses malgaches et la volonté de défendre le pays face à un ennemi qui semble invincible. Devant suivre le fils aîné de son maître, envoyé soigner les troupes malgaches, il assiste à la mort des populations locales, à une agressive épidémie de paludisme et à la faim, les soldats vivant sur les ressources locales et les populations incendiant les champs avant de fuir.

Nous suivons également Félicien Le Guen, un jeune lieutenant français ayant combattu en Algérie. Il représente le point de vue des puissances coloniales, convaincu du bien-fondé et de la grandeur de sa mission. Néanmoins, il se laisse rapidement gagner par le doute et la peur. Il pressent très vite le risque d’enlisement sur ce terrain qu’il connaît mal. Il subit les stratégies des hauts fonctionnaires parisiens, déconnectés des réalités de la guerre et ignorants des conséquences d’une attaque en pleine saison des pluies. Sous une accablante chaleur humide, il progresse très difficilement dans les forêts et les marécages infestés de moustiques, subissant la stratégie de guérilla des populations locales et le paludisme qui décime ses hommes. Félicien tente, néanmoins, de lutter contre ses incertitudes et d’obéir aux ordres de sa hiérarchie, mais ne se fait guère d’illusions sur les importantes pertes à venir. Il sent que les perspectives de victoire et de survie s’amenuisent, les affrontements tournant systématiquement à la boucherie. Félicien perd peu à peu ses convictions, prenant conscience des erreurs stratégiques de sa hiérarchie et de l’aberration de la guerre coloniale.

Enfin, plusieurs chapitres sont consacrés au peuple malgache, montrant la résurgence de croyances animistes face à l’angoisse qui monte.

Le silence et la douleur

Au-delà du choix de ne pas suivre les dirigeants et de se focaliser sur les « petits » et les vaincus, l’autrice met en place une véritable fresque qui s’intéresse essentiellement aux bouleversements économiques, sociaux et psychologiques de la guerre. L’intrigue se déploie lentement, suivant le développement d’une angoisse que tentent de refouler les protagonistes. Ils ont peur et souffrent en silence, victimes de cette absurde tragédie.

Ces choix narratifs rendent ce roman aussi bouleversant que passionnant. Les personnages, écrasés par les événements, nous livrent leurs pensées les plus intimes, pensant à leurs amours, leurs proches, leur passé, conscients qu’il n’y a pas d’avenir pour eux, que seules la mort et la souffrance les attendent. De plus, ce roman rend accessible un pan de l’histoire coloniale française assez mal connu du grand public et, globalement, peu enseigné dans le secondaire. Au travers d’une écriture fluide et presque poétique, Michèle Rokotoson, par la parole qu’elle donne aux « petits » et aux vaincus, met en évidence que cette conquête coloniale (si l’on exclut les dirigeants français) n’a fait que des perdants.