Angkor, naissance d’un mythe Louis Delaporte et le Cambodge
coédition Gallimard / musée national des arts asiatiques Guimet

Cet ouvrage qui est préfacé par Sa Majesté le roi du Cambodge est une belle découverte de la renaissance, mais on pourrait dire également de l’invention de ce site extraordinaire que constitue les temples d’Angkor.

Ce livre fait référence à la redécouverte de ce territoire, devenu protectorat de la France à la faveur d’une intervention militaire des amiraux de Napoléon III, contre l’empereur d’Annam. L’intervention française a permis de sauver de la disparition ce royaume, riche d’une histoire prestigieuse mais victime incontestablement de sa géographie, en raison des ambitions de ses deux voisins de l’Est et de l’Ouest, l’empire d’Annam et le royaume du Siam.

Les temples ont été redécouverts en 1858, par le père Bouillevaux et peu de temps après par Henri Mouhaut. Pourtant, c’est sous la IIIe République que les confins du grand royaume dont la capitale avait été située à Angkor ont été explorés, avec Louis Delaporte, lieutenant de vaisseau qui semble avoir eu l’intuition que la sculpture khmère exprimait une puissance et une originalité qu’il émancipait très largement des modèles indiens.

Sans la curiosité de ses découvreurs, la civilisation khmère aurait probablement pu disparaître définitivement tans la végétation est agressive, et tant ce territoire a été traversé par différentes catégories d’envahisseurs.

La mise en perspective historique de cette redécouverte des temples d’Angkor est rédigée par notre ami Jean-François Klein, dont nous avons pu mesurer l’immense savoir et la détermination dans la transmission des connaissances lors du salon du livre des sciences humaines pour son édition 2012, auquel il a été invité par les Clionautes.

Son article, Angkor et le Cambodge, ambivalences en situation coloniale (1866 – 1909) et une véritable invitation à la découverte de la construction d’un mythe. Dans le même temps, Jean-François Klein fait œuvre d’historien, resituant ces découvertes dans les organes de propagande du « parti colonial » et dans les expositions coloniales de Marseille en 1906 et en 1922, et enfin lors de l’exposition coloniale internationale de Vincennes en 1931. Ces temples apparaissent comme les marqueurs identitaires de l’Indochine coloniale.

Dans cet article, en quelques lignes, l’auteur résume l’effondrement d’un royaume puissant qui dominait les deux tiers de la péninsule indochinoise pendant prés de six siècles, qui s’est peu à peu délité, en raison des troubles internes suscités par des rivalités entre familles princières. Le dynamisme et l’agressivité des voisins, et notamment des Thaïs et des Chams, la descente des Vietnamiens à la fin du XVIIe siècle vers le sud finissent par porter un coup fatal à ce royaume. Obligé de payer tribut à ses voisins le royaume khmer se retrouve entre 1834 1841 annexer dans sa totalité.

Dès 1848, le roi khmer Ang Duong, cherche à prendre contact avec la France, par l’intermédiaire du vicaire apostolique des missions étrangères de Paris pour attirer dans son royaume une puissance occidentale qui ne soit pas l’Angleterre. En effet, les Britanniques viennent d’annexer les provinces côtières birmanes, et la France apparaît comme moins expansionniste. C’est seulement avec la guerre de l’opium, entre 1856 et 1860, et le fait que le Cambodge se trouve situé comme un point d’appui sur la route de l’Extrême-Orient qui est alors dominée par les Britanniques qui conduit les Français à s’intéresser à ce territoire, même si dans un premier temps les cotes de Cochinchine suscitent un intérêt supérieur.

Ce sont pourtant les amiraux gouverneurs de Cochinchine qui poussent le roi Norodom Ier à signer un traité de protectorat avec la France, dans des conditions que Jean-François Klein qui ne pouvait pas laisser passer l’occasion rappelle : « pistolet sur la table ». Et on peut supposer que ce n’est pas seulement une image.
Jean-François Klein revient sur l’histoire de cette découverte qui doit beaucoup à des explorateurs réunis par les amiraux, comme le botaniste Clovis Thorel, le géologue Lucien Joubert, et enfin Louis Delaporte chargé de la documentation de l’expédition.

Des bouddhistes destructeurs

Ces temples ne sont pas aussi abandonnés qu’il n’y paraît, des monastères bouddhiques d’obédience siamoise ont été construits sur les sites hindouistes et des milliers de pèlerins pouvaient s’y réunir à l’occasion de grandes fêtes.
Les Français doivent faire face a des tentations expansionnistes de la Chine qui finit tout de même par reconnaître le protectorat français sur le Nord du Vietnam en 1885. Dans le même temps la tentation est forte de regrouper le Cambodge avec l’ensemble Vietnamiens, l’Annam, le Tonkin et la Cochinchine, mais cela suscite une forte réaction de la population jusqu’en 1886. Entre le gouverneur général de l’Indochine et le résident supérieur du Cambodge, hauts fonctionnaire français, les conflits de compétences sont multiples mais au final, il s’agit tout de même d’empêcher la progression du royaume de Siam, ce qui permet au passage d’imposer le protectorat français sur le territoire du Laos. Certaines divisions de territoire entre la colonie de Cochinchine et les provinces orientales du Cambodge ont suscité des revendications multiples y compris en 1979 de la part des Khmers rouges à l’encontre des Vietnamiens.

De vieilles revendications territoriales

Au fur et à mesure que les explorateurs et les marins français renforcés la mainmise coloniale sur la péninsule indochinoise, la toute nouvelle école française d’Extrême-Orient, fondée en 1898, se voit attribuer par le décret du 4 décembre 1907 la gestion du site archéologique d’Angkor.

Le choix qui est fait par les Français et de conserver en partie la végétation pour que l’on puisse ressentir les impressions des premiers découvreurs. Dans le même temps, l’imagination des romanciers « coloniaux » fait découvrir à un public très large des éléments de cette civilisation.
Mais en réalité, la démarche politique des administrateurs coloniaux était bien d’ancrer la domination française sur l’ensemble de ce territoire et donc de restituer ce qui a été la capitale historique du royaume khmer au moment de son apogée au centre du protectorat. La France assume « le fardeau de l’homme blanc » en permettant la régénérescence d’une culture que ses héritiers avaient laissée se disperser, ce que la communauté internationale fait aujourd’hui, après que tant de guerres se soient déroulées, entre 1971 et 1991. Aujourd’hui, des équipes de restauration, indiennes, japonaises, allemandes et françaises, font revivre ces sites sans que pour autant une véritable cohérence entre les conceptions de ces restaurations ne puisse s’imposer.

Leçon de modestie

L’ensemble de l’ouvrage est évidemment consacré à la façon dont Louis Delaporte s’est investi au service de la sauvegarde de ce site. Accompagné par un photographe, Émile Gsell, dont les clichés sont étonnants de fraîcheur, Louis Delaporte s’engage passionnément dans la sauvegarde et dans la conservation d’Angkor. Il participa de mission, l’une en 1865 et l’autre en 1873, et la seconde aurait pu d’ailleurs tourner court puisque les 102 caisses d’antiquités khmères, ont été refusé au Louvre ainsi d’ailleurs que par le palais de l’industrie. Faute de mieux le directeur des Beaux-Arts décide de les envoyer au château de Compiègne pour y organiser un petit musée. C’est l’exposition universelle de 1878 qui permet de faire reconnaître cet art khmer qu’il va essayer de promouvoir pendant le reste de sa vie.
Les éditions Gallimard ont intégré dans l’ouvrage les dessins à l’aquarelle et à la mine graphite de Louis Delaporte, y compris par une série de dépliants qui permettent d’avoir une vision globale de ces vestiges en 1865. On les retrouve cette végétation luxuriante que les équipes de restaurations et c’est aujourd’hui de maîtriser, une faune qui doit beaucoup à l’imagination de l’auteur, même si on se doute bien de la présence de quelques crocodiles peu engageant dans les étangs. Louis Delaporte réalise quantité de moulage à la gélatine et ce sont ces travaux qui permettent aujourd’hui, malgré les destructions des Khmers rouges qui ont été précédées par les « prélèvements » de quelques amateurs plus ou moins éclairés, comme André Malraux, de restaurer une partie importante du site même s’il reste encore beaucoup à faire.

Plusieurs notices sont consacrées aux expositions coloniales, et notamment celle de Marseille en 1922 et bien entendus celles de Paris en 1931. La reconstitution de la pyramide d’Angkor Vat figure en bonne place, de même que cette coupure de presse du journal le libertaire du vendredi 22 mai 1931 dont le titre est sans équivoque : a bas le colonialisme assassin !

Lorsque l’on a eu la chance de passer plusieurs jours sur le site, ce qui a été mon cas en 2012, tenir cet ouvrage entre les mains regarder ces photos prises il y a plus d’un siècle et demi, ramène n’importe quel photographe, amateur plus ou moins éclairé, bardé d’électronique japonaise, à une certaine modestie. Entre 1865 et 1880, pendant près de 20 ans, avec des carnets de croquis, quelques mines de graphites et un peu d’aquarelle, Louis Delaporte a inventorié de façon systématique tout ce qu’il pouvait trouver. À ses côtés, des photographes, le plus souvent anonyme là est connu comme Émile Gsell, ont multiplié les clichés, à l’albumine sur papier à partir de négatifs au collodion sur plaque de verre. Étonnant travail de mise au point sur des monuments figés par les siècles mais qu’une végétation luxuriante continue de faire vivre.

Bruno Modica