Cet ouvrage collectif résulte de deux journées d’étude : Les déplacements de frontières et annexions dans l’Occident médiéval (XIIe-XVe siècle) qui se sont tenues le 26 novembre 2016 à l’université Paris-Est pour la première, le 10 juin 2013 à l’École pratique des hautes études pour la seconde. Elles ont été organisées par les deux directeurs de cet ouvrage : Stéphane Péquignot (EPHE) et Pierre Savy (Paris-Est).
Ce travail interroge le phénomène de l’annexion au bas Moyen Âge en privilégiant, non pas la réflexion sur la prise de contrôle et la domination d’un territoire, mais l’étude sur le processus du passage d’une souveraineté à une autre, sur les formes de légitimation de ce passage, sur les modalités de sa mise en œuvre et enfin sur les tensions qui existent entre la théorie (droit des frontières) et la pratique effective de l’annexion.

Cet ouvrage permet également de dépasser la vieille tradition historiographique qui repose sur une vision téléologique de la formation de l’unité française : celle d’une politique expansionniste consciente de la part des Capétiens et des Valois qui auraient cherché à atteindre les « frontières naturelles » de la France.

Le présent travail est composé de neuf articles qui, chacun par leur angle d’attaque, viennent apporter un complément de réponse à cette problématique de l’annexion à la fin du Moyen Âge. Quatre d’entre-eux concernent des territoires hors du royaume de France et invitent ainsi à la comparaison. En guise de porte d’entrée sur ce vaste champ de recherche historique, Flocel Sabaté nous emmène de l’autre côté des Pyrénées, en proposant un questionnement sur la notion de frontière au bas Moyen Âge et sur la construction d’un territoire comme la Catalogne. Antoine Franzini focalise son terrain d’enquête sur le cas très particulier des territoires insulaires au Moyen Âge avec l’exemple de la Corse. Élodie Lecuppre-desjardins, quant à elle, s’interroge sur la perception de l’espace de pouvoir et de vie qu’ont eu le duc de Bourgogne et ses sujets du complexe territorial bourguignon. Enfin, Valérie Théis met en évidence l’importance des enquêtes et des archives lors de la prise effective d’un territoire – le Comtat Venaissin – par son nouveau seigneur – le Pape –. Les cinq autres articles nous proposent des études d’annexions notables des rois de France au bas Moyen Âge : des réussites comme dans le cas du Dauphiné (Anne Lemonde-Santamaria) ou du Lyonnais (Georg Jostkleigrewe) et des échecs – ou plutôt de réussites sans lendemain – comme dans le cas de Gênes (Pierre Savy) ou du Roussillon (Stéphane Péquignot). Tous deux sont menés pendant le « moment Louis XI », que nous expliciterons plus bas. Enfin, Léonard Dauphant porte son étude sur les territoires qui se trouvent à la frontière entre Regnum et Imperium sur la frontière de la haute Saône et la haute Meuse.

L’étude menée par Flocel Sabaté – professeur à l’université de Lleida – est intéressante dans la mesure où la Catalogne a la particularité d’être un territoire qui s’est uni socialement, économiquement et culturellement avant de l’être politiquement. Dans son propos, le chercheur catalan met en avant la pluralité des frontières – qui se superposent à l’intérieur et avec l’extérieur du royaume d’Aragon et principauté de Catalogne – et le certain équilibre qui existe alors entre elles au Moyen Âge ; alors que la frontière politique prendra le dessus dès la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne avec l’intervention toujours plus pressante du pouvoir souverain dans l’appropriation de la frontière des deux côtés de celle-ci. L’historien rappelle également que le pouvoir au Moyen Âge est avant tout une affaire de consensus et de l’aboutissement d’un accord entre le pouvoir souverain et les pouvoirs locaux ; d’autant plus dans le cas caractéristique de la Catalogne qu’il en ressort que ces représentants politiques et sociaux se confondent progressivement et avec succès aux fortes identités régionales.

Antoine Franzini – chercheur à l’université Paris-Est – questionne les déplacements de frontières dans le cas très particulier d’une île de la mer Méditerranée : la Corse. Il faut rappeler que le droit féodal dans le Moyen Âge européen est avant tout un droit terrien qui ignore la mer. En théorie, la souveraineté sur l’île de Beauté est détenue par la papauté – qui évoque la prétendue donation de Constantin – qui délègue ensuite son pouvoir aux puissances temporelles. L’histoire de la Corse entre le XIIe et le XVe siècle est extrêment mouvementée. La réalité politique corse se résume entre un intérieur des terres – véritable mosaïque politique – exempté de toute domination et le rivage que se concurrencent les puissances extérieures : Pise, Aragon et finalement Gênes d’une part mais également les seigneurs et les communes populaires de l’île d’autre part. La première idée forte de cet article est que la véritable frontière politique de la Corse se matérialise avec le littoral. La deuxième idée forte est que la domination sur la Corse se concrétise différemment que sur le Continent par un contrôle, plutôt que par une souveraineté sur l’île, qui s’exerce par la puissance génoise en concédant des offices et des bénéfices, en salariant les puissants, en contrôlant les groupes, les parentèles et les lignages. En un mot, en s’assurant une clientèle fidèle sur l’île.

Élodie Lecuppre-desjardin – historienne à l’université de Lille 3 – analyse les connaissances qu’avaient le duc de Bourgogne et ses sujets de cet espace de pouvoir et de vie, accumulation territoriale impressionnante et éparpillée, que constitue la Grande principauté bourguignonne au XVe siècle. Cet espace semble avoir été perçu par le pouvoir souverain avant tout comme une accumulation de dignités et de conquêtes. La mesure de l’espace de ce complexe territorial bourguignon coïncide avec une inconsistance géographique chronique, résultat d’une frontière extrêmement mouvante certes, mais surtout par le recours systématique, dans les textes relatif aux nouveaux droits ou aux transports de territoire, à la synthèse géographique – qui détaille une somme de droits (privilèges et bénéfices) plutôt qu’une énumération de lieux précis –. À l’échelle locale, ces délimitations imprécises profitent aux frontaliers qui eux, connaissent leurs failles et leurs incertitudes pour faire de l’«optimisation fiscale». Dans les faits, l’autorité du duc est solidement établie dans ses territoires. Il n’a pas de véritable nécessité à connaître les délimitations précises de son territoire. Par contre, lorsqu’en certains points des frontières franco-bourguignonne – sur la Saône et l’Escaut notamment – se cristallisent des tensions, le duc doit effectuer des enquêtes – et donc rassembler des témoignages et des preuves – pour prouver son bon droit lors de procès. Dans un deuxième temps, Élodie Lecuppre-Desjardins explore la mesure de l’espace par le biais des cartes. Leur conception soutient automatiquement une action précise et ciblée dans le temps : d’ordre militaire – la défense ou l’attaque d’une ville –, économique et juridique – pour renforcer l’argumentation dans un procès ou lors de contestations de frontières –. En outre, la représentation de l’espace reste profondément attachée à un idéal culturel, aux dépens de l’exactitude de terrain. Ainsi, la carte du Brabant réalisée par Gilles van der Hecken (v. 1538) est de forme ronde pour respecter l’harmonie cosmologique et mettre en connexion le duché, la terre et le ciel.

Valérie Theis – maître de conférences à l’université Paris-Est – s’interroge sur l’acquisition (à la mort d’Alphonse de Poitiers en 1273) d’un bloc territorial de la taille du Comtat Venaissin par un nouveau seigneur – le pape Grégoire X –. Dans les faits, l’acquisition révèle bien des difficultés dans ce transfert de souveraineté ; difficultés qui relèvent autant de la délimitation que de la description du territoire. Au niveau local, les délimitations sont précises – les castra : villes ou villages qui dominent une zone explicite et bornée – mais ne sont pensées que pour la seule échelle locale. À l’échelle du principauté, le seul moyen de procéder est de faire la somme de ces castra… De plus, il existe des différences de nature entre les castra : ceux qui demeurent sous domination directe du seigneur et ceux qui sont sous le forme de fief. Valérie Théis retrace, à l’aide de cartes, le processus de prise de possession concrète d’une « principauté » dont la papauté vient de faire l’acquisition. Les réclamations des candidats à la succession d’Alphonse de Poitiers permettent à la Papauté de se faire une première idée du territoire qu’il vient d’acquérir. Ensuite, le travail méticuleux d’enquêtes de terrain menées par les émissaires du pape allié à l’enregistrement des serments de fidélité des hommes du Comtat à leur nouveau seigneur permettent sur un temps relativement long de prendre possession du territoire. Elles sous-entendent néanmoins d’avoir le soutien des pouvoirs locaux pour mener à bien les enquêtes d’une part, et que les hommes prêtent réellement serment d’autre part. Ce travail long et fastueux aurait gagné en temps et en énergie si le Pape et ses émissaires avaient découvert moins tardivement (20 à 30 ans plus tard) l’existence d’un « livre rouge », enquête réalisée pour le compte d’Alphonse de Poitiers et qui permet de représenter le territoire sur lequel celui-ci exerçait son autorité. Cette méconnaissance de ce document met en évidence l’importance de l’accès aux archives dans le processus d’annexion. En résumé, la papauté doit organiser dans un premier temps tout un travail de « reconstitution », suivi par l’emprise officielle et réelle de ces territoires dans un second temps.

Georg Jostkleigrewe, chercheur à l’université de Münster s’intéresse à l’«annexion de Lyon» en 1312. Avant de définir les spécificités de ce rattachement au royaume de France, l’historien allemand élargit son chmp d’étude en étudiant d’autres cas aux frontières du royaume : à la frontière méridionale entre la France et le royaume de Majorque qui traverse l’étang de Leucate d’une part, et à la frontière maritime franco-génoise d’autre part. Il fait également un point sur la situation à l’intérieur du royaume en évoquant le cas des sergents royaux et de leurs excès, manifestations sensibles à l’échelle locale d’un État en pleine phase d’expansion. L’approfondissement de ces conflits locaux aux frontières – litige féodal pour le premier, conflit commercial pour le second – met en évidence que l’intrusion du pouvoir souverain est avant tout le résultat d’un appel des pouvoirs locaux au soutien et à l’aide du roi. Or, le bas Moyen Âge correspond à l’époque où la personne du roi se confond de plus en plus avec la majesté royale. C’est en cela que ces conflits limités aux frontières prennent des proportions d’affaires d’État. Le rattachement de Lyon, à l’aune de ces précisions, doit donc être perçu, moins comme l’expression d’une volonté expansionniste de la part des rois de France d’acquérir des territoires relevant de l’Empire, mais plus comme un mouvement d’accroissement irrépressible de la souveraineté royale à l’intérieur et sur les frontières.

Anne Lemonde-Santamaria, maître de conférence à l’université de Grenoble, analyse quant à elle un des plus importants déplacements de frontière que connaît l’Occident au cours du bas Moyen Âge : le transport du Dauphiné en 1349. Et celui-ci fut à tout point de vue une « intégration réussie » : la nouvelle province correspond pour longtemps à un territoire pacifique, fidèle, rentable, servile et serviable. À ce tableau idyllique, la chercheuse iséroise oppose néanmoins quelques nuances. La première est qu’une bonne partie du travail de cette intégration est réalisée après 1349 (notamment sous le règne de Charles V), avec l’approbation des élites locales : aristocratie et officiers dauphinois. La deuxième rejoint ce qui a été dit sur l’«annexion de Lyon», comme quoi cet événement ne fait pas partie d’une politique annexionniste du pouvoir royal français, d’un « Drag nach Osten » français aux dépens de l’Empire. Enfin, la principale conclusion de l’article d’Anne Lemonde-Santamaria est que le transport du Dauphiné serait une création géopolitique originale, qui a reçu l’assentiment (tacite pour certains) des puissants de l’époque : des premiers concernés, le Dauphin et le roi de France ; mais également et surtout de l’Empereur, de qui découle toute légitimité dans l’ancien royaume d’Arles-Bourgogne et du Pape, seul véritable concurrent de l’Empereur dans la région depuis le concile de Lyon (1245). Cet événement est original en cela qu’il sert un idéal : la paix durable dans la région.

Les deux articles qui suivent reviennent sur des projets entrepris par le roi Louis XI dans les premières années de son règne. Moment qui correspond à la volonté royale – incarnée précisément par la personnalité de ce roi – de repousser les frontières du royaume dans toutes les directions, sans véritable volonté ou crainte de justifier et légitimer les annexions qui en découlent.

Le premier de ces projets concerne la péninsule italienne et fait l’objet d’une étude de la part de Pierre Savy. D’intenses pourparlers sont engagés (de 1461 à 1463) entre le roi de France et le duc de Milan pour lui exposer une double proposition : un changement de suzeraineté pour le duc Francesco Sforza – le roi de France remplaçant l’Empereur – en échange de quoi, le duc de Milan se voit attribuer en fief de Gênes et de Savone – tous deux territoires indépendants à l’heure des négociations – et se voit également honorer de la pairie – qui en ferait automatiquement un vassal du roi de France –. Un accord aboutit certes entre les deux princes, mais qui ne résiste pas plus d’une dizaine d’années (jusqu’en 1478). Cet échec est néanmoins intéressant car il montre, en plus des justifications proposées et du processus que suit cet événement, le champ des possibles et le cheminement de la pensée d’un roi surnommé à juste titre l’« universelle aragne ». La clé de voûte du projet de Louis XI en Italie devait être de devenir lui-même empereur et de « seigneuriser en Italie », en commençant par le duc de Milan, qui aurait été fait roi. Et ainsi, tout serait rentré dans l’ordre ! Plus généralement, ce projet illustre le progrès des Capétiens à l’égard de l’empereur, dans l’ancien royaume de Bourgogne-Provence dès le XIIIe siècle, puis dans la péninsule italienne à partir du XVe siècle.

Le deuxième projet, objet d’une analyse de Stéphane Péquignot, concerne la frontière du royaume dans les Pyrénées orientales. Louis XI propose une aide militaire au roi d’Aragon pour rétablir son autorité, vacillante depuis le début de la guerre civile catalane. Or, les exigences françaises augmentent proportionnellement aux difficultés éprouvées par le roi d’Aragon. Une première expédition militaire française prend le territoire du Roussillon, laissé en gage en échange de l’aide militaire ; une deuxième, quelques mois plus tard, met définitivement au pas ce même territoire. La clé du succès réside dans le glissement entre une prise de possession temporaire, autorisée et prévue par un accord (avec un rappel dans les sources de période aragonaise, qui constitue une forme de continuité légitime) et une proclamation tacite et l’exercice de faire de l’autorité du roi de France dans sa nouvelle province (avec l’oubli dans les sources de la période aragonaise). Cette annexion du Roussillon a pour conséquence de bouleverser l’ordre politique et territorial établi. Le roi de France recherche l’apaisement dans un premier temps, mais c’est pour mieux profiter de l’absence d’une résistance concertée et ne répondre que partiellement aux demandes des autorités politiques locales. Tout en conservant l’intégralité des structures politique et sociale, il remet en cause une partie (les consuls). L’argumentaire royale pour justifier l’annexion est fragile mais est compensée par la présence d’un contingent militaire important sur le terrain. L’annexion du Roussillon constitue ainsi un précédent, en cela que pour Louis XI, l’important est moins de devoir justifier la nouvelle conquête que d’avoir les territoires entre ses mains. Il n’empêche que tout roi de France qu’il est, Louis XI ne peut faire l’économie de justifications – même si celles sont bancales et cyniques – qui paraissent encore obligatoires à la fin du Moyen Âge.

Léonard Dauphant, maître de conférence à l’université de Lorraine, s’interroge aux logiques contradictoires – territoriale, religieuse, féodale, dynastique – dont doit faire face le pouvoir royal français. La logique territoriale qui découle du discours du royaume des 4 rivières fige celui-ci en des limites stables dans une évidence géographie : Escaut, Meuse, Saône et Rhône et permettent au roi de France d’être « empereur en son royaume ». Mais en même temps, il empêche en théorie le roi de France d’aller en avant de ce même périmètre que d’autres logiques – dynastiques (héritages) ou féodales (nouveaux hommages – permettraient de dépasser. La région – la haute Saône et la haute Meuse – est marquée par la fragmentation féodale et par des limites en terme politique, judiciaire, féodal et économique qui ne sont pas nette. Elle demeure donc une zone complexe où les jeux d’influence des États (dont les principaux sont le roi de France, Empereur, duc de Bourgogne) débouchent très souvent sur des tensions périodiques qui ne sont guère perceptibles à une échelle beaucoup plus large. En effet, c’est en rapprochant la focale au plus près de ces territoires frontaliers que s’ouvre à nous tout le microcosme des sociétés politiques locales. Celles-ci n’hésitent pas à faire appel à des autorités supérieures pour obtenir leur soutien et reproduisent également au niveau local les conflits qui les opposent, notamment lors de la Guerre de Cent ans. Léonard Dauphant s’intéresse ainsi au rapport que le pouvoir a avec les changements de frontières dans cette région frontalière du royaume. Là encore, il n’est pas question d’annexions proprement dite. L’historien lorrain fait la distinction entre une politique expansionniste du pouvoir royal et la volonté de ce dernier de faire respecter sa souveraineté – véritable révélateur de la construction de l’État –. Cette volonté de faire reconnaître la supériorité du roi de France se manifeste par de très nombreux procès – traités la plupart du temps comme des conflits d’héritages –. L’objectif visé est moins de conquérir de nouveaux territoires – la gestion de l’intérieur du royaume est déjà un défi politique de taille – que d’imposer un prince client et ami aux marges du royaume. Le « moment Louis XI » fait encore une fois exception à la règle. Pour solder la guerre du Bien Public, celui-ci n’hésite pas à concéder des territoires à des princes (à Jean II et son fils de Lorraine par exemple) sans que ceux-ci n’aient à prêter l’hommage. Ces concessions sont injustifiables – l’inaliénabilité du royaume l’empêchent – et ne sont donc pas justifiées par le silence des sources.