Ah Dieu ! que la guerre est jolie /
Avec ses chants ses longs loisirs/
Cette bague je l’ai polie/
Le vent se mêle à vos soupirs/

Adieu! voici le boute- selle/
Il disparut dans un tournant/
Et mourut là-bas tandis qu’elle/
Riait au destin surprenant/

Calligrammes

Nous conservons tous des souvenirs plus ou moins précis d’Apollinaire pendant la Première guerre mondiale : la blessure à la tête, la photo du poète “à la tête bandée”, le mort de la grippe espagnole le 9 novembre 1918, quelques vers ou quelques calligrammes consacrés à la guerre. Annette Becker consacre une biographie littéraire au poète. Si les principales données factuelles sur l’engagement d’Apollinaire sont données au lecteur, il s’agit surtout de montrer comment l’expérience de la guerre se traduit dans l’oeuvre du poète. Historienne de la Première guerre mondiale, Annette Becker confronte les écrits du poète, dans ce qu’ils ont d’unique, à l’expérience plus générale de la guerre.

Obus-Roi

En 1914, Apollinaire a 35 ans. C’est un poète estimé, très lié aux avant- garde artistiques (Picasso, Chagall, le poète Max Jacob) en France, mais aussi à l’étranger, en particulier en Allemagne.Lorsque la guerre éclate, Apollinaire (Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky) qui est Polonais (mais une partie de la Pologne est occupée par la Russie), s’engage dans l’armée. Après une période de formation à Nîmes,il fait la guerre d’abord dans l’artillerie comme officier de liaison à cheval, puis dans l’infanterie.
Apollinaire s’engage par patriotisme. Il éprouve un grand attachement à la France et à la civilisation française, ce qui le conduit à manifester une grande hostilité à l’égard de l’Allemagne et des Allemands. Il éprouve également un grand mépris à l’égard des “ embusqués”, et des artistes qui ne se sont pas engagés comme lui.

Apollinaire est un observateur attentif de la guerre et de la vie du front. Il est conscient du caractère à la fois archaïque et moderne (Apollinaire est,on le sait, un des grands poètes de la modernité) de la guerre. Dans ses poèmes dans ses lettres et dans ses dessins, il évoque à la fois le caractère saisissant de la guerre, par sa nouveauté, son aspect imprévu et risqué ,mais aussi la dureté et la violence de la guerre et des bombardements. Annette Becker consacre plusieurs passages de son livre à la manière dont Apollinaire décrit les tranchées ( “Je suis la blanche tranchée au coeur creux et blanc / Et j’habite toute la terre dévastée “). Le poète décrit la vie des soldats,leurs analyses sur la durée de la guerre , la manière dont se développe un “artisanat “ des tranchées (polissage de bagues).Apollinaire consacre des passages de son œuvre à ses rencontres avec le soldats originaires du Nord occupé par les Allemand , ou avec les troupes coloniales ( Hindous de l’armée britannique, soldats noirs de l’armée française ( “Je suis soldat français, on m’a blanchi du coup / …Pourquoi donc être blanc est ce mieux qu’être noir ? “)

L’arrière joue pour Apollinaire, comme pour tous les combattants, un rôle essentiel. Le poète s’efforce de faire connaître la réalité du front (en cachant certains aspects) à ses correspondants. Mais en même temps, les soldats ont besoin de savoir que le “front domestique” ( expression qu’Annette Becker préfère à celle d’ ”arrière” ) les soutient. La correspondance d’Apollinaire montre les liens complexes qui existent entre les combattants et l’arrière.

Apollinaire n’échappe pas au renouveau du sentiment religieux lié à la guerre. Peu pratiquant avant le guerre , il revient à la pratique religieuse . Il fait de nombreuses références à Jeanne d’Arc .En mars 1916 ,il passe deux jours à Reims, et décrit longuement les dégâts subis par la cathédrale. La foi religieuse s’accompagne, chez le poète, comme chez de nombreux combattants, de manifestations de superstition, indispensables pour tenir dans l“universelle mobilisation”.

“Combattant-écrivain”, Apollinaire est aussi un ” écrivain – combattant”. Il publie pendant qu’il est au front “Case d’armons” qui constituera la deuxième partie du recueil “Calligrammes “. La “case d’armons” “est un emplacement dans la voiture où le conducteur peut déposer ses affaires personnelles, son barda”. Imprimé sur du papier destiné au journal des tranchées, le recueil mêle évocation de la guerre et sentiments privés.

Toutefois, lorsqu’ Apollinaire devient officier d’infanterie, sa vision de la guerre devient plus sombre. ”Imaginez des maçonnages de cadavres. Imaginez le vol et l’éclatement des bombes et des torpilles…”, écrit-il à un ami. Il est la victime d’un profond “ trauma de guerre “ fondé sur l’horreur des combats et de la guerre, et des morts (“il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts “ ), auquel il est impossible de faire face.

Poète assassiné ?

Apollinaire est grièvement blessé à la tête par un éclat d’obus le 17 mars 1916 en Champagne, près du Chemin des Dames; il est trépané, reçoit une citation ( il avait été naturalisé français une semaine auparavant). Il est trop affaibli pour retourner au front, mais il poursuit ses activités militaires dans les bureaux de la censure, puis au ministère des Colonies. Son patriotisme demeure très vif. Sans doute, éprouve-t-il une certaine “nostalgie du front “. En tout cas, il est sensible au sort de ses amis mobilisés. Le recueil de poèmes “Calligrammes “ est dédié à son ami René Dalize “mort au champ d’honneur le 7mai 1917”. En même temps ,il fréquente les artistes d’avant-garde, publie des articles dans des revues et assiste à la représentation de sa pièce de théâtre “Les mamelles de Tirésias”en 1917. La pièce, avant – gardiste par sa forme et ses décors , est marquée par le patriotisme. L’argument de la pièce est une critique des femmes qui ne veulent plus avoir d’enfants. La pièce contient des passages patriotiques, et l’on peut y voir une réflexion sur la place des femmes dans la guerre. Il écrit une autre pièce “ Couleurs du temps” représentée après sa mort, et marquée elle aussi par la guerre.

On le sait, Apollinaire meurt de la grippe espagnole le 9 novembre 1918. Annette Becker rappelle que le terme de grippe espagnole est inexact, cette grippe étant une forme de grippe aviaire mutée, passée à l’homme dans un camp de soldats américains, la grippe provenant probablement de Chine. Quoi qu‘il en soit , Apollinaire a été emporté à un moment où la grippe (qui fit 240 000 victimes en France) était particulièrement virulente. Il est enterré au Père-Lachaise, en présence de Picasso, Max Jacob et Blaise Cendrars avec les honneurs réservés à un officier français .” J ‘ai placé au dessus de sa tête meurtrie, le képi neuf à deux galons, j’ai épinglé maladroitement sur sa vareuse, sa croix de guerre “, écrit l’une de ses proches.

Mémoire d’Apollinaire

La fin du livre d’Annette Becker est consacré aux liens d’Apollinaire avec les peintres (Chagall, Chirico), et au souvenir d’Apollinaire. Picasso élabore des maquettes en vue de l ‘érection d’un monument dédié à Apollinaire. Les jeunes poètes du mouvement Dada et du surréalisme (Annette Becker rappelle que c’est Apollinaire qui créa le terme) , rendent hommage à leur aîné, et à sa compréhension de l’art moderne. «Il connaissait le moteur de l’étoile», écrivait le poète Tristan Tzara. André Breton rendait hommage au “don prodigieux d’émerveillement” du poète en guerre. Seul ,le poète Jacques Vaché semble critiquer vigoureusement l’engagement patriotique d’Apollinaire. Annette Becker étudie avec finesse l’évolution de Louis Aragon. Pendantt la guerre , il ne semble pas avoir critiqué le patriotisme d’Apollinaire. Ce n’est qu’a la fin de la guerre qu’il critiqua cet engagement patriotique.

Annette Becker a écrit un livre très érudit et souvent passionnant, porté par l’empathie de l’auteur pour “son” sujet. On y trouvera de forts beaux textes d’ Apollinaire. Peut être peut on regretter que l’auteur n’ait pas évoqué davantage ceux qui se sont révoltés contre la guerre. Mais pour le reste, l’ouvrage ouvre de nombreuses pistes sur la guerre ,la modernité, l’art au début du XXème siècle. Il peut être utilisé pour tout travail sur l’engagement des écrivains, avec les professeurs de Lettres ou d’ Arts Plastiques.

Laurent Bensaïd