Christophe Bellon, Aristide Briand. Parler pour agir, CNRS Editions, 2016. 393 p
Cette biographie, réalisée par l’un des meilleurs connaisseurs du personnage à l’heure actuelle, permet de rendre compte de l’itinéraire pétri de paradoxes. Cet angle d’attaque biographique n’est a priori pas très nouveau tant le genre biographique semble rechercher dans les évolutions et les contradiction les clés de l’unité d’un homme. La présentation que Christophe Bellon fait de Briand fait éclater non pas les contradictions de l’homme mais celles de l’époque à laquelle l’homme eut à faire face.

L’auteur Christophe Bellon, maître de conférence à l’Université Catholique de Lille, est l’auteur d’une thèse de doctorat portant sur la République du centre et la délibération parlementaire incarnée par le député de Loire Inférieure. Son ouvrage renouvelle la biographie de Bernard Oudin de 1987 en proposant une réelle synthèse sur l’ensemble de sa vie. On trouvera des éléments sur les années d’après guerre dans l’ouvrage dirigé par Jacques Bariéty en 2007 construit l’ouvrage autour de trois moments de son existence : la séparation, la Grande guerre, le « pèlerin de la paix ».

La méthode de la conciliation
Lors du vote de la loi de séparation des Églises et de l’État, entre laïcité ouverte et laïcité de combat, Briand n’est pas jeune, mais il gagne savoir faire et reconnaissance. C’est également un point de bascule dans ses conceptions politiques. Socialiste, il apparait alors comme l’un des théoriciens de la grève générale à l’antimilitarisme tapageur et à l’anticléricalisme explicite mais se rapproche de Jaurès à la fondation du Parti socialiste français dont il devient secrétaire.
Pourtant, lorsque député en 1902, il devient rapporteur de la loi de séparation et le « parlement de l’éloquence » On doit à Nicolas Roussellier un livre important sur le sujet après la Grande guerre doit beaucoup de sa réputation à l’art oratoire de Briand qui fait preuve d’un art consommé du compromis. Ou presque : il gagne dans cette période des amitiés dans l’épiscopat français et la considération du Vatican, mais il rompt avec Jaurès en 1905 et est exclu du Parti socialiste français.
Une approche peut être superficielle consisterait à se contenter de remarquer la « droitisation » du personnage, et une forme d’opportunisme politique. En effet, son indépendance lui permet de devenir un des piliers de la Troisième République : vingt cinq fois ministre à des postes aussi divers que l’Instruction publique, les Beaux Arts, la Justice ou l’Intérieur ; Président du Conseil à onze reprises.

Christophe Bellon arpente une ligne de crête différente. Il cherche à montrer que Briand est finalement tout au long de sa carrière politique un homme de la (ré)conciliation des deux France, notamment dans la période qui va de 1902 à 1919. Il incarne ce qui fascine dans le régime de la Troisième République : l’art du compromis pour dépasser les tensions politiques et sociales. Mais il est en même temps ce que ses détracteurs reprochent au régime républicain, un parlementaire qui par la discussion et la négociation construit des majorités pour gouverner. Il est à ce titre un faiseur de président : Poincaré, Deschanel, Millerand.
Briand déploie ainsi une lecture libérale des relations sociales qui s’exprimait également dans les évolutions (ou les revirements) de sa politique sociale. il s’y affirme partisan du dialogue et du contrat contre la loi alors que la conflictualité marque les relations de travail et structure le monde du travail. Mais il n’hésite pas non plus à s’opposer brutalement aux grèves de 1910, puis à faire voter la loi des trois ans en 1913.

De la guerre à la paix
La Première Guerre mondiale est vue comme la continuation de cette politique, notamment dans la définition des relations entre guerre et paix en république. Ministre de la Justice de l’Union sacrée de 1914, Briand est, comme le rappelle opportunément Christophe Bellon, le plus long Président du Conseil de cette guerre (octobre 1915 – mars 1917) à l’encontre de la doxa qui a mis en avant la figure martiale de Clemenceau arrivé en fait bien après le désastre du Chemin des Dames.
Briand reste enfin attaché la grande œuvre de paix de l’entre-deux-guerres. Les traces de cette œuvre peuvent se repérer avant la fin de la guerre. D’abord dans le projet de paix après la victoire concoctés en 1916-1917, mais également dans la négociation qu’il ouvre à Lausanne en septembre 1917 mais qui capotent en partie du fait de l’action de Clemenceau à la Chambre. Ce dernier est alors en train de construire son identité martiale qui lui permettra d’accéder à la Présidence du Conseil contre le « défaitisme » en novembre 1917. L’hostilité des deux hommes reste et Briand prend sa revanche en contribuant à l’échec de Clemenceau à l’élection à la Présidence de la République en 1920. Avec Alexandre Millerand Président du Conseil (puis Président de la République) s’ouvre la dernière période de réconciliation de la France avec le Vatican par la reprise des relations diplomatiques.

Briand avait été de fait écarté de toutes les négociations de paix de 1919, et bien qu’il les trouve très imparfaits, il avait soutenu qu’il fallait mettre en œuvre les traités. Il revient dans les négociations d’une paix internationale dans les années 1920 dans un contexte de fragilité politique face au front anglo-américain. Ministre des Affaires Étrangères de 1925 à 1932 après la négociation du traité de Locarno qui scelle le retour de l’Allemagne dans le jeu international (1925), il est bien sûr à la manœuvre dans la signature du pacte Briand Kellogg (1928) qui demeure une déception car de l’accord franco-américain de sécurité Washington fait une machine multilatérale de lutte contre la guerre. Briand ne croit pas vraiment à ces projets « généraux » comme les incarne la Société des Nations où il est délégué en 1924. Il préfère des solutions de paix « territoriales » comme le plan de construction d’une union fédérale européenne en 1929. Certes elle échoue devant la crise de 1929, comme nombres d’autres projets, mais elle marque les esprits par sa forte ambition.

Christophe Bellon déploie une vision rénovée de Briand marquée par quelques formules qui modernisent sa biographie en le faisant chantre de la « démocratie sociale », « travailliste à la française » ou « ministre de la sérénité sociale ». Toutefois, et sans contester la pertinence de cette vision, l’auteur se fait souvent l’avocat des options défendues par Briand, de son centrisme et de sa modération. Il semble manquer parfois la brutalité des oppositions de l’époque qui font les échecs de Briand et la paradoxale postérité de cet homme qui incarnait « l’Assemblée en personne » c’est également une référence au beau titre de la biographie consacrée par Serge Berstein à Édouard Herriot.