S’il n’est pas un essai historique, Les Docks assassinés constituent un récit très bien mené, illustré par Mako : un « roman graphique », selon l’appellation commune. On se rappelle que cet auteur avait prêté son concours à Didier Daeninckx, notamment pour la bande dessinée commune qu’ils ont fait paraître sur la manifestation du 17 octobre 1961 : Octobre noir, éd. Ad Libris, sept. 2011. Dans cet ouvrage, Mako apporte des dessins en noir, pleine page, qui ajoutent à l’atmosphère assez lourde que décrit Roger Martin.
Je dis que ce n’est pas un essai historique ; je parle de roman. En réalité, l’ouvrage abonde en détails de toutes sortes, qui montrent l’important travail de documentation réalisé par Roger Martin. Il y a évidemment quelques libertés prises avec la réalité, avec les dialogues, mais elles n’apparaissent jamais anachroniques ni artificielles. Je m’étais informé sur Jules Durand, en lisant sa notice biographique dans le Maitron… avant de voir qu’elle avait été reproduite dans l’ouvrage. On y trouvera d’ailleurs une chronologie assez complète, un répertoire (biographique et technique), et une bibliographie assez restreinte, mais qui permettra à qui le voudra d’aller plus loin. On lira avec attention l’analyse que donnent Johann Fortier (secrétaire du syndicat général des ouvriers dockers du port du Havre) et de Jacky Maussion (président de l’Institut CGT d’Histoire sociale de Seine-Maritime) : loin d’être superflue, elle contribue à replacer l’épisode Jules Durand dans un contexte plus large.
Et puisqu’il s’agit d’un roman, disons également que le récit est bien mené. Roger Martin réussit à captiver son lecteur de bout en bout par le rythme qu’il imprime. Son parti-pris, celui de faire du commissaire Henry son narrateur, y contribue aussi. En tant que chef de la Sûreté, il occupe au Havre un poste d’observation très intéressant. Le personnage, bien informé des rapports de force sociaux, n’est pas dupe des manigances des uns et des autres. Par ses mots, Roger Martin décrit l’extrême précarité des salariés du port (puisque c’est le lieu de l’action), confrontés à la rapacité de leurs employeurs (dont la Compagnie générale transatlantique, qu’on évite de désigner sous son acronyme…) qui accentuent encore la pression exercée sur le personnel. C’est qu’il y est question de profits, bien sûr, de pouvoir (économique, politique, médiatique), mais aussi de concurrence, notamment internationale. On voit aussi le rôle de la municipalité, favorable au patronat, mais aussi de la presse locale, qui influence très fortement les esprits. Aussi, le milieu ouvrier n’apparaît homogène, comme dans les images mythiques qu’on peut encore utiliser. Bien au contraire, l’antagonisme est puissant entre les «renards» (terme qui englobe les non-syndiqués, les non-grévistes, les jaunes) et les grévistes.
Dans ce contexte, les meneurs sont particulièrement observés. Jules Durand, secrétaire du syndicats des charbonniers (le corps de métier qui s’occupe de vider et de remplir les soutes des navires à quai) est accusé de complicité du meurtre d’un contremaître. Membre de la Ligue des droits de l’homme, l’association de Francis de Pressensé se lance dans une campagne nationale (et même internationale) de défense. Jean Jaurès se joint aussi au mouvement. Si bien que Fallières, président de la République, utilise son droit de grâce : la peine est commuée en sept années de réclusion. Mais la campagne ne faiblit pas. Libéré, mais considérablement affaibli, Jules Durand a sombré dans la démence. Un nouveau jugement prononce son innocence, en 1918, mais il meurt dans un asile d’aliénés en 1926. C’est sur ses obsèques que s’ouvre le récit, auxquelles assiste le commissaire Henry.