J’ai eu envie de lire cet ouvrage car j’ai toujours trouvée insuffisantes mes connaissances sur l’art de la guerre à la fin du Moyen Age. Le fait que nos manuels nous fassent enseigner la tour en bois, la tour en pierre, puis plus rien avant Vauban me laissait sur ma faim. Une vague image de Crécy ou une autre, dans le meilleur des manuels, sur l’assaut de la forteresse de Brest me laissait également sans vocabulaire alors que les élèves regorgeaient d’informations sur les batailles napoléoniennes ou sur l’artillerie de 14-18. Surtout, nous ne donnions aucune unité à cette évolution. Les plus audacieux d’entre nous, parlaient de la révolution technique de la fortification pendant la Renaissance avec les ingénieurs italiens Sanmicheli, Sangallo ou Tartaglia, ou citaient les belles fortifications du duc d’Urbino notamment. Pourquoi les professeurs ont-ils si peu d’informations sur artillerie et fortification, à part dans un « C’est pas sorcier » ou dans une vague reconstitution de spectacle moyenâgeux. Il était intéressant de voir ce que les spécialistes écrivaient et ce que les professeurs pouvaient utiliser de ces nouvelles recherches qui s’avèrent passionnantes.

Concrètement se pose le problème et le choix matériel de l’objet tiré, le boulet, la nature du canon, de l’explosif et de la charge. Et face à l’offensive, quelle forme doit avoir la fortification ? Avec une question subsidiaire : utilise-t-on le canon dans d’autres circonstances que l’attaque d’une place ?

Entre la tour et le bastion

Cet ouvrage est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’université de Poitiers, où se trouve l’équipe de castellologie du Centre d’Etudes supérieures de civilisation médiévale. Il s’ouvre sur une introduction très claire sous forme de dialogue, sans doute pas si fictif que cela, qui éclaire les enjeux et resitue le débat pour les non-spécialistes. Il est ensuite constitué d’articles dans l’ordre chronologique, illustrés de nombreuses planches, dessins ou enluminures en couleur. Des nombreuses pièces justificatives et sources accompagnent les articles qui portent sur le domaine français, européen et sur la Bretagne. La problématique de l’ouvrage se situe bien dans la perspective de l’historiographie actuelle de trouver une continuité naturelle afin d’effacer la rupture entre Moyen-Age et époque Moderne.

Pour les auteurs, il s’agit d’apporter une nouvelle réponse sur les formes et les conditions de l’évolution de l’artillerie (estimée traditionnellement vers 1430) et de la révolution de la fortification (estimée traditionnellement vers 1520).

On commence par apprendre comment s’est transmis depuis le monde grec, la variété de produits incendiaires nécessaires aux feux de guerre, substance pâteuse ou huileuse, ou à base de résine d’arbre à aiguille ou d’euphorbe associés à des matières fibreuses pour lancer l’incendie : lin, aristoche [sic] ou cerfeuil, le feu grégeois étant, quant à lui, un gel fluide lancé par une sorte de lance-flamme. Si vous ajoutez du sel de cuisine, vous obtiendrez une flamme jaune, premier principe de feu d’artifice.

Barud d’honneur (poudre) venu d’Orient

A partir de 1180, la machinerie de guerre apparaît et les croisades servent de terrain d’expérimentation alors qu’il n’existe pas encore de canon. Il existe donc une artillerie sans canon composée d’arbalètes, de balistes ou esprigales. Cette machinerie de guerre doit beaucoup aux inventions orientales imitées dans les sièges dans les Etats latins d’Orient à l’issue desquels des « machineurs » ou des « lanceurs de naphte » ont offert leur service aux armées occidentales. A la fin du XIIe siècle, l’archéologie montre l’accroissement de lieu de stockage, des ateliers, des lieux de fabrication des machines, boulet de pierre, armes et armures, arsenal mobile protégé de l’humidité. C’est la cas de la « tour aux engins » de l’enceinte urbaine de Provins ou celle du fortin de Paphos à Chypre. Les machines sont à la fois un moyen d’attaque mais un moyen actif de défense. Dans ce cas, les fortifications comprennent non seulement un espace de stockage (arsenal fixe) et de fabrication mais également, une plate-forme de tir.

Et on avait pas encore inventé la poudre en Occident, phénomène trop souvent résumé en une recette rapportée par Marco Polo. Il existait bien une artillerie avant la poudre, poudre dont les auteurs estiment l’usage en Occident vers le XIIIe siècle, connaissance passant par de nombreux chemins détournés dont les passeurs furent-ils les Mongols, les Chinois, les Persans ou la relecture des traités classiques dans les monastères ou cours princières sans transfert levantin ?

Toujours est-il qu’au début du XIIIe siècle, la guerre s’intensifie en Italie notamment et semble interminable. Ces guerres sont faites de rencontres, de poursuites, de manœuvres de la cavalerie, d’attaque de campements fortifiés comme Legnano (1176), Milan et le reste des attaques de campement de sièges en vallée du Pô. Les villes comprennent qu’il leur faut des armées de professionnels qui utilisent des armes balistiques (trébuchet, pierriers et mangonel), mais également fortifier des points stratégiques, précaution utile pour les rendre invulnérables, comme le fut dans un autre contexte à Montségur dont l’archéologie renseigne sur la formes d’attaque et de défense.

Même dans les villes du Nord, Arras, apparaissent des armes nouvelles semi-portatives ou fixe de défense: les espringales avec un écheveau de fils en torsion qui aide à la propulsion. Le souci réside dans le maintien de l’élasticité des fils mais sa taille plus petite qu’une arbalète, permet de mettre les espringales en batterie, affûtées avec leurs flèches de cuivre et précises (portée de tir de 500 m, soit 200 m de plus que l’arbalète). Deuxième arme nouvelle, une arme à feu : les bombardes ou canons. De petit calibre, elles lancent des balles de plomb d’un poids de 200-300 grammes maximum pour une défense rapprochée des fortifications. Ils sont en nombre très faible ne constituant qu’une arme d’appoint mais qui peut tirer avec un angle aigu que ne peut atteindre l’espingale à longue portée. Une complémentarité inattendue dont on peut se rendre compte en observant attentivement l’iconographie.

L’utilisation de ces sources iconographiques relève toujours des mêmes mises en garde de l’histoire des Arts, sur le commanditaire, les copies d’ateliers sans rapport avec le texte joint et l’usage qui est attendu de l’image par les contemporains. On s’aperçoit qu’il y a un délai entre la représentation des armes à feu et leur usage sur les champs de bataille. Les gravures du XIVe siècle en représentent très peu alors que les arsenaux en regorgent. Leur représentation n’est pas toujours conforme avec ce que trouvent les fouilles archéologiques et la mise à feu qui est dessinée est plus qu’allusive. Le dessinateur apprécie de montrer le moment qui lui semble le plus significatif : le boulet figé dans l’air à la sortie de la gueule du canon ou l’épaulement et la visée. Après 1450, les sources montrent une grande diversité de l’artillerie et l’iconographie représente les grands types de canon fabriqué. En revanche, la représentation devient rapidement anachronique vers la fin du XVe siècle. Les enluminures ne représentent pas la césure des inventions mais la large diffusion d’un type d’arme. Cependant à coté de l’archéologie et l’analyse des textes écrits, le début de l’utilisation des images pour expliquer la guerre représente un intérêt et un apport méthodologique certain. Ainsi un recensement des enluminures est envisagé qui donnera, on l’espère, beaucoup d’images à voir.

Un tir qui ne fait pas long feu : la couleuvrine

A ce propos, la couleuvrine apparaît vers 1428-1438. Les premières sont achetées par le roi Charles VII auprès de Jehan de Montesclere ou Monsteiller, qui en fabrique et elles stupéfient les assaillants qui ne les connaissent pas. Son succès et sa diffusion sont liés à des choix technologiques concomitants.

C’est une arme de faible calibre, sans chambre mobile, qui se charge par la gueule et tire des projectiles de plomb (20-25 mm), fondu selon les besoins dans des moules portatifs en pierre. Il existe des couleuvrines différentes, plus longues, larges, à manche dans un bloc de bois… mais elles deviennent de ce fait moins portatives. Leur variété importante ne remet pas en cause le principe commun à cette famille d’armes, une combustion rapide de la poudre émiettée et la relative standardisation de l’équipement du couleuvrinier.

La couleuvrine entraîne une rupture dans la tactique militaire: autant que les spécialistes le sachent, c’est une arme meurtrière dans un combat statique en raison de la vitesse des projectiles et de sa précision. Mais le tireur qui recharge est vulnérable. Il s’agit donc de la multiplier sur le champ de bataille et de faire tirer en décalé. Cela est possible car c’est une arme facile à utiliser sans une longue formation et une arme bon marché.

Elle n’élimine pas l’arbalète mais la complète dans le combat en milieu urbain. Sauf en cas de résistance sociale et culturelle par les compagnies d’arbalétriers. L’artillerie passe avec la couleuvrine de l’âge des dizaines à l’âge des centaines de tirs… Elle est la cause de l’enterrement des assaillants avec cheminements couverts pendant le combat du siège d’Orléans et de Compiègne (p 96). L’artillerie force la fortification à se modifier.

Qu’est ce donc qu’un siège au XVe siècle ? Le campement d’une armée devant une place n’est pas considérée comme un siège. C’est un logis, un parc… Un assaut de la ville peut être suscité pour établir le camp hors de portée des tirs. La tactique du siège s’invente quand il est impossible d’emporter rapidement une bataille. Il faut par conséquent concevoir la stratégie offensive et défensive, autrement dit la maîtrise d’un territoire en zone ennemie, le matériel adéquat, la fortification de campagne et un personnel formé, alimenté en arme et nourriture… avec ordre et discipline. C’est d’abord le camp de siège qui doit s’organiser pour résister à la ville assiégée, l’encercler n’est pas le plus aisé. Il n’existerait pas sans une masse ouvrière attachée à son édification et à son entretien quotidien (p 102).

Battre en brèche

La poliorcétique s’invente vraisemblablement au cours du XVIe siècle. L’ouvrage est silencieux et c’est dommage, sur cet espace-temps pendant lequel la fortification est passée de l’enceinte à tours à l’enceinte à bastions tandis que l’artillerie possède des pièces plus nombreuses qui se standardisent. L’ouvrage passe directement à un siège destructeur d’une forteresse et à la mise en batterie des canons.

A Thérouanne, en 1553, Charles Quint sait désormais utiliser des effectifs nombreux, de grandes quantités d’armes à feu, le travail de la sape et de la mine explosive et divers ouvrages d’urgence face à des fortifications permanentes, adaptées aux assauts de l’artillerie. Le long siège de Thérouanne par l’artillerie impériale (plus de deux mois) est un vrai défi logistique qui aboutit à la destruction complète de la place par une force d’artillerie énorme et un coût dispendieux que seul un Etat riche peut désormais se permettre.

Tir en droit fil pour répliquer à un feu nourri au XVIe siècle

Comment envisage-t-on l’utilisation des canons lors d’un siège ? Pascal Brioist interroge les traités d’artillerie pour montrer la mise en œuvre des parcs d’artillerie par les Etats modernes. Question de géométrie : faut-il réduire la distance pour optimiser les effets de la violence du boulet comme le pensait Aristote et plus récemment Galilée, ou tirer à distance en donnant une élévation au projectile qui fait ainsi un mouvement composite et le plus souvent difficile à maîtriser? Question d’économie de la guerre : combien d’armes à feu aligner ? l’anglais Thomas Smith estime qu’une batterie composée de 4 canons, 6 demi-canons, 6 couleuvrines, 8 demi couleuvrines et 5 sacres qui tirent dix salves peut créer une (seule) brèche dans la fortification sans préjuger de la quantité de poudre utilisée (p 144). C’est déjà une puissance de feu digne d’une armée royale dont le nombre de pièces double en une trentaine d’années. Il faut ensuite assurer l’horizontalité des pièces de tir et l’espace pour le recul ainsi que l’embrasure. Le canonnier et ses hommes doivent prendre place au milieu des boulets et autres projectiles, de la poudre à protéger du feu et de l’humidité. Difficile à réaliser pour une armée en campagne, qui doit bientôt défendre l’esplanade avec des tranchées et des parapets. Le canonnier est accompagné d’un « régiment » de terrassiers.

Et on arrive à la chaleur du fût du canon et à la durée de son refroidissement… Combien de tir peut-on tirer en une journée avant d’atteindre les limites physiques des métaux et celle, d’ailleurs, des canonniers qui ne doivent pas être à jeun afin que les vapeurs ne les fassent pas tourner ? En moyenne, deux coups par quart d’heure au mieux ou quatre à cinq coups à l’heure pour les plus réalistes (détail du résultat p 149).

L’ouvrage contient également des articles sur des résultats de fouilles montrant l’adaptation à l’artillerie des châteaux de Guingamp, de Clisson, de Rennes et autres tours à canons encore visibles en Bretagne appuyés par des comptes du château de Nantes.

Philippe Contamine conclut sur le temps long des évolutions pour les historiens mais sur la nécessité technique pour les seigneurs de ne pas être dépassés dans ce domaine vital qu’est la guerre. L’artillerie est le domaine qui rend visible l’innovation mais n’est évidemment pas le seul entre le XIV et le XVIe siècle. Cette innovation s’accompagne de changements sociaux et politiques, la constitution des cours, la souveraineté croissante de l’Etat royal et la majesté du roi. Etre un bon prince signifie savoir gérer ces changemendirect. ts multiples pour répondre au mieux aux intérêts de son Etat. Philippe Contamine encourage méthodologiquement l’historien des changements tactiques, de la révolution technologique, sociale, économique et culturelle à multiplier ses domaines de compétences, entre la lecture des enluminures, l’étude des comptes, l’archéologie, les études métalliques et d’autres matériaux, la lecture des sources administratives… C’est exactement la démarche de cet ouvrage dont les études concluent sur une remise en cause de cette prétendue rupture technologique de l’artillerie datée du début du XVe siècle qui serait plutôt une longue évolution complémentaire de l’évolution entre artillerie et fortification. Le développement de l’artillerie est indépendant de la fortification. En revanche, la fortification est conditionnée par l’évolution de l’artillerie.

Cet ouvrage peut éclairer certains points du sujet du Capes concernant Les princes et les arts, notamment les choix de princes qui s’accrochent à la forme architecturale de la bonne tour en pierre, forme dépassée par la technique mais tellement efficace sur le plan symbolique. Il donne également des chiffres sur les armées mobilisées, le coût de la guerre tout en établissant une nouvelle chronologie des formes de la guerre.

Pascale Mormiche