Des routes et des royaumes

Cette prégnance des espaces vides et le compartimentage qui en découle conduisent à questionner la notion même d’Asie centrale : il n’est nullement évident que l’Asie centrale existe, puisse être l’objet d’une enquête historique en tant que telle, tant y cohabitent de multiples groupes dans la plus grande des dispersions. Elle pourrait n’être qu’un espace interstitiel entre ces grandes blocs de civilisation que forment l’Inde, la Chine, l’Iran et le monde des steppes. […] De plus, si à l’ouest, au nord-ouest et au sud, les frontières naturelles sont relativement claires -, les espaces très arides entre la Volga, la Caspienne et l’Aral d’une part, la steppe sèche du Kazakhstan central, et le rebord du plateau iranien prolongé par l’Hindou-Kouch puis le plateau tibétain d’autre part, il n’en va pas de même à l’est et au nord-est. Où s’arrête la steppe ?

Asie centrale 300-850 d’Etienne de la Vaissière, Belles Lettres, 2024, page 23

Directeur d’études à l’EHESS, Étienne de la Vaissière est l’un des très rares spécialistes français de l’Asie centrale à l’époque médiévale. Sa thèse portait sur l’histoire des caravanes de marchands originaires de la Sogdiane, une région correspondant à l’est de l’Ouzbékistan, l’ouest du Tadjikistan et le nord du Kirghizstan actuels. Ces intermédiaires ont joué un rôle prépondérant dans le centre entre le Proche-Orient, le monde chinois, l’Iran et l’Empire tibétain entre le Ve et le VIIIe siècle.

La période couverte débute par le départ des Huns de Mongolie à la fin du IVe siècle. C’est l’empire turc qui domine l’Asie centrale à la fin du VIe siècle. Les empires chinois, tibétain et arabes se partagent ensuite la souveraineté sur la région dans la seconde moitié du VIIe siècle. Enfin, la région est divisée entre l’empire tibétain et ouïghour à partir de 750. Ces deux empires éclatent aux alentours de 840.

L’auteur présente dès le premier chapitre les grandes caractéristiques climatiques de la région, notamment la gestion cruciale de l’eau. Les déserts (Qyzylqum, Taklamakan) contraignent le développement de l’agriculture. L’irrigation est donc cruciale pour les petites et grandes oasis. Le peuplement oppose « les territoires de l’ouest des Pamirs et de la steppe, plus peuplés, aux oasis de l’est qui le sont moins, avec au nord dans la steppe des populations nomades nombreuses » (page 81). Les mobilités sont ainsi une réponse aux conditions climatiques et aux échanges entre nomades et sédentaires. L’Asie centrale

« J’ai fait avec ce que j’avais » (page 509)

L’un des intérêts majeurs de l’ouvrage est de proposer un contenu très dense sur des événements envers lesquels la plupart des lecteurs sont généralement profanes. Les illustrations sont très nombreuses et en couleur. Les cartes proposées sont une réussite, avec une mention particulière pour celles représentant le grand commerce sogdien présentant les routes empruntés par les colporteurs itinérants de la Turquie actuelle au Golfe de Bohai en passant par les routes de l’Inde, de l’Iran, du Caucase et de la Mongolie. Ce commerce s’inscrit dans des échanges complémentaires entre les nomades et les sédentaires centre-asiatiques.

La question des sources historiques est éclairante sur les méthodes utilisées par l’auteur pour écrire cette synthèse : fouilles archéologiques (à Merv au Turkménistan actuel), sceau (kidarite à Samarcande), textes (byzantins, chinois, ouïghour, tibétain, arabe émanant de lettrés, pélerins, marchands ou espions), numismatique (monnaies sassanides), graffitis sur des rochers, tombes décorées de peintures ou agrémentés d’objets artisanaux.

 

Source : Extrait tiré du livre publié aux Belles Lettres, 2024, pages 32-33

En conclusion, ce « tissage délicat entre des faits en lambeaux » (page 505) forme une  somme érudite. Par son caractère pionnier, cette vaste synthèse est un jalon majeur de l’histoire de l’Asie et dresse un panorama quasi-exhaustif de l’histoire économique, militaire, religieuse, artistique et technique de cette région assez peu étudiée dans les facultés d’histoire. Les étudiants préparant l’agrégation externe d’histoire et l’épreuve d’hors-programme pour l’agrégation externe de géographie pourront y trouver de nombreux documents en couleur pour illustrer leur oral.

Pour aller plus loin :

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