Dans leur collection des Atlas, qui compte aujourd’hui près d’une soixantaine de titres, les éditions Autrement, publient un Atlas de la Shoah, dont les auteurs sont Georges Bensoussan et la cartographe Mélanie Marie, qui collabore régulièrement à cette collection. Georges Bensoussan est historien et responsable éditorial du Mémorial de la Shoah. Il est l’auteur d’une Histoire de la Shoah (PUF, « Que sais-je ? », 5e édition, 2012) et le co-directeur du Dictionnaire de la Shoah (Larousse, 2009). Il a récemment publié Juifs en pays arabes. Le grand déracinement, 1850-1975 (Tallandier, 2012).

Il s’agit d’un ouvrage d’une remarquable clarté de conception, de réalisation et de rédaction, mettant à la disposition du grand public un texte qui est sans doute la synthèse la plus précise, la plus complète et la plus accessible du génocide des Juifs. L’ouvrage est structuré en quatre parties d’ampleur inégale, complétées d’une bibliographie et d’une chronologie : de l’émancipation à la persécution ; de l’enfermement au meurtre de masse ; le génocide à l’échelle d’un continent ; liquidation et bilan d’un désastre. Chaque partie est construite sur le même plan : une brève introduction, une série de doubles pages thématiques, une brève conclusion. Chaque double page comporte un titre, une courte introduction, un texte structuré en paragraphes sous-titrés ainsi que des documents cartographiques et graphiques : frises chronologiques, graphiques en courbes, diagrammes, histogrammes et organigrammes, cartes thématiques et plans à différentes échelles.

De l’émancipation à la persécution

Cette partie comprend cinq doubles pages : avant 1933 ; l’antisémitisme avant 1939 ; la montée du nazisme ; la population juive en Allemagne et en Autriche ; les mesures d’exclusion dans le Reich.

En 1939, la démographie juive est majoritairement européenne en rassemblant plus des deux tiers des 16 millions de Juifs. Le deuxième grand foyer démographique est l’Amérique du Nord. Et, plus modeste, l’Amérique du Sud, avec le Brésil et surtout l’Argentine. Depuis les années 1920 un quatrième foyer émerge, la Palestine.

Entre 1870 et 1914, l’antijudaïsme chrétien évolue vers l’antisémitisme (terme forgé en Allemagne en 1879) qui apparaît comme « une réponse au désarroi du monde moderne », dans des sociétés bouleversées par la révolution urbaine, économique, sociale et industrielle. Cet antisémitisme s’organise politiquement dans le cadre de journaux, de partis et de ligues.

De 1933 à 1939, la politique nazie à l’égard des Juifs consiste à les spolier et à les pousser à l’émigration. Mais il leur est de plus en plus difficile de trouver des terres d’accueil. La politique d’exclusion fait alterner violence et accalmie, les moments forts étant 1933, 1935 et 1938. « Loin d’être un à côté du régime, l’antisémitisme d’État de l’Allemagne nazie en fut l’élément central. Un mythe fédérateur destiné à apaiser l’angoisse identitaire, à éclairer la marche du monde, mais aussi une aubaine sociale par le biais des spoliations et des places libérées. » Il n’y a pas de plan préétabli du génocide des Juifs.

Quelques-unes des cartes proposées dans cette partie : les communautés juives en Europe en 1933 ; les pogroms en Europe orientale de la fin du XIXe siècle aux années 1930, les principaux camps du système concentrationnaire allemand ; l’émigration des Juifs d’Allemagne.

De l’enfermement au meurtre de masse

Cette partie comprend huit doubles pages : les Juifs dans l’Europe allemande ; les programmes T4 et 14f13 ; les ghettos ; le ghetto de Varsovie ; radicalisation génocidaire ; la question des Tziganes ; les Einsatzgruppen 1 ; les Einsatzgruppen 2.

En octobre 1939 la mise à mort des malades mentaux et d’autres malades réputés incurables est entreprise dans le cadre du programme T4. Officiellement interrompu en août 1941, ce programme n’a en réalité jamais cessé, doublé même au printemps 1941 par un autre programme de massacre. Le programme T4 est la matrice intellectuelle de l’assassinat des Juifs d’Europe. Après l’écrasement de la Pologne, des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de la France, le Reich contrôle plus de 2,5 millions de Juifs. Sa stratégie est toujours de les pousser au départ en les spoliant, mais l’ampleur de ses conquêtes lui rend de plus en plus difficile la disposition d’un espace où les reléguer qui soit à l’extérieur de ses propres frontières. Dans ce contexte l’Allemagne expérimente le regroupement des Juifs dans des ghettos, quartiers séparés où ils sont privés de toute communication, lentement affamés et psychiquement brisés. « Ce regroupement forcé est bien d’essence génocidaire ».

« Le passage à l’acte génocidaire émane d’une radicalisation née de la guerre totale menée contre l’Union soviétique et de la guerre mondiale avec l’engagement progressif des États-Unis au cours de l’année 1941 (…) Le passage à l’acte génocidaire, probablement décidé par Hitler seul à l’automne 1941, s’il est d’abord le fruit des circonstances, n’a pu aussi se réaliser qu’après un conditionnement tel que les élites nazies se tenaient prêtes à franchir ce pas. » Les Tziganes d’Europe n’ont pas fait l’objet d’une politique planifiée d’extermination mais ils ont été l’objet de massacres génocidaires.

La présence des Einsatzgruppen sur les arrières du front soviétique s’explique par le fait qu’il s’agit d’une « guerre d’extermination ». Capturée par les tueurs et leurs auxiliaires baltes, biélorusses et ukrainiens, la population juive est rassemblée puis conduite à la limite de la ville. La plupart des grands massacres sont perpétrés près des lieux d’habitation ou dans des lieux connus, souvent en présence et avec la participation des populations civiles non juives.

Quelques cartes et documents proposés dans cette partie : le redécoupage de l’Europe orientale de 1939-1942 ; le programme T4 ; les ghettos en Europe ; plans des ghettos de Lodz et de Varsovie ; les Tziganes dans l’Europe allemande, les morts par balle en Ukraine ; plan du site du massacre de Babi Yar.

Le génocide à l’échelle d’un continent

Cette partie constitue plus de la moitié de l’ouvrage et compte 22 doubles pages. Les quatre premières concernent les étapes du génocide : un génocide européen ; l’Aktion Reinhardt ; Belzec et Treblinka, le coeur de l’Aktion Reinhardt ; l’acmé du génocide. Les trois suivantes concernent Auschwitz. Viennent ensuite 10 doubles pages, centrée chacune sur un espace géographique : l’Europe du Nord ; la Belgique ; la France (trois doubles pages) ; la Hongrie et la Slovaquie ; la Roumanie et la Yougoslavie ; l’Europe du Sud (Italie, Bulgarie, Grèce) ; le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Les six dernières doubles pages traitent de la connaissance du génocide ainsi que des réactions et des résistances : la politique allemande du secret ; l’information ; protestations et politiques d’accueil ; les politiques de sauvetage ; les neutres et les Alliés face à la Shoah ; les résistances juives.

« L’extension de la guerre à l’Union soviétique, ennemi juré (communiste, slave et juif), l’entrée en guerre des États-Unis et la perspective d’un conflit mondial réveillent le cauchemar de 1918. Alors, la mise à mort des Juifs d’Europe paraît seule à même de conjurer le spectre de la défaite en focalisant l’angoisse obsidionale de l’Allemagne, cette nation élue, « seul contre tous », sur « le Juif », ce plus vieil objet du malheur. » Parallèlement aux tueries perpétrées par les Einsatzgruppen, le massacre systématique des Juifs de Pologne est réalisé en moins de 18 mois dans des centres de mise à mort érigés près d’une voie de chemin de fer dans le gouvernement général de Pologne : Belzec, Sobibor et Treblinka. C’est l’Aktion Reinhardt, en hommage à Reinhardt Heydrich principal architecte de cette politique d’assassinat, abattu par la résistance tchèque fin mai 1942. Entre 1,3 et 1,6 million de personnes ont été tuées à Belzec et Treblinka. Tandis que l’Action Reinhardt bat son plein, des rafles sont organisées en Europe occidentale qui alimente les principaux convois vers Auschwitz. Plus de 2 700 000 Juifs ont été assassinés au cours de la seule année 1942.

Le camp d’Auschwitz est créé le 27 avril 1940 sur la ligne de chemin de fer Cracovie-Katowice. Le périmètre concentrationnaire est immense, 40 km2. Auschwitz-Birkenau devient en 1943, et surtout en 1944, l’épicentre de la destruction des Juifs d’Europe. 1 300 000 personnes ont été déportées à Auschwitz et 900 000 furent assassinées dès l’arrivée. Sur les 400 000 personnes qui entrèrent dans le camp, moins de 125 000 survécurent à la fin de la guerre. Auschwitz-Birkenau a donc vu périr plus de 1 100 000 personnes, 90 % d’entre elles étaient des Juifs d’Europe. En 1943, des convois de déportation arrivent de presque toute l’Europe sous domination allemande : Hongrie, Pologne, France, Belgique, Pays-Bas, Grèce, ex-Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Italie, Allemagne.

L’immensité du crime impose le secret ; le vocabulaire nazi a donc recours à des euphémismes : on parle d’« action », d’« action spéciale », de « traitement spécial », d’« opération spéciale », d’« évacuation », de « réinstallation », etc. En juin 1942, Himmler met sur pied un commando chargé de repérer et d’ouvrir des milliers de fosses communes et de brûler les cadavres qu’on y a enfouis. À l’approche de l’Armée rouge, l’effacement des traces du crime devient une priorité.

Dans sa grosse majorité la population allemande était informée de l’extermination. Il en était de même pour les Alliés. Dès juillet 1941, des représentants consulaires suisses avaient transmis à Berne des rapports sur les atrocités de masse, tous basés sur des sources allemandes. Les services secrets britanniques ont informé Churchill des tueries perpétrées par les Einsatzgruppen. À partir de la mi-septembre 1941, Londres connaissait avec exactitude le bilan des massacres. « La voix de Mgr Von Galen s’élève en Allemagne en août 1941 contre le programme T4, mais Von Galen ne trouvera jamais un mot, y compris dans sa correspondance privée, pour évoquer le sort des Juifs (…) À Noël 1942, le message du pape, long de 26 pages, mentionne le sort des Juifs en deux lignes. Le 31 mars et le 2 juin 1943, Pie XII reconnaît publiquement le « tragique destin du peuple polonais ». Mais il garde le silence sur les Juifs, même lors de la rafle de Rome du 7 octobre 1943 ». Silence de l’église. Silence des neutres.

« Il n’y eut aucune politique globale de sauvetage. Moins par manque d’information (abondante dès fin 1941) que par sous-estimation et prudence (éviter de donner prise à la propagande allemande). Et plus encore par une indifférence couplée à un antisémitisme répandu parmi les Alliés comme parmi les neutres. » Les efforts déployés pour sauver les Juifs ont été faits d’abord par les Juifs eux-mêmes, par des oeuvres privées, par les Églises et par beaucoup de citoyens ordinaires. La diaspora du monde libre s’est partout mobilisée. L’attitude des neutres et des Alliés se caractérise par une « silencieuse politique d’abandon ». Le Royaume-Uni et les États-Unis n’ont pas accueilli davantage de réfugiés juifs ; « un antisémitisme passif et banalisé, y compris au sein des élites politiques (le général George Marshall, par exemple) rend compte de la passivité des Etats-Unis ». Américains et Britanniques refusèrent de bombarder la voie ferrée reliant Budapest à Auschwitz alors que la déportation des Juifs hongrois battait son plein ; ils refusèrent aussi de détruire les installations du meurtre de masse.

« Rester en vie est la première forme de résistance à une entreprise génocidaire. » La résistance juive fut donc d’abord une résistance sociale : comités d’entraide, dispensaires, résistance scolaire, culturelle et spirituelle.

Quelques cartes et documents proposés dans cette partie : les centres de mise à mort (situation d’ensemble et plan détaillé de chacun des camps) ; carte montrant la concomitance des massacres en juillet 1942 ; les déportations vers Auschwitz ; la Shoah en Europe du Nord ; la France des camps ; les spoliations (à Paris, en France) ; la Shoah dans les différents pays européens ; le rayon d’action de l’aviation alliée face à Auschwitz ; les résistants juifs en Europe orientale etc.

Liquidation et bilan d’un désastre

Cette partie comprend trois doubles pages : l’effondrement de l’Allemagne nazie ; le bilan du génocide ; migrants, personnes déplacées et camps de transit.

Une place importante est accordée aux « marches de la mort » : les responsables nazis cherchent à évacuer tous les détenus de l’Est, y compris les détenus juifs, vers l’Autriche et le coeur de l’Allemagne. Ces transferts se font dans des conditions épouvantables et la mortalité décime les rangs des survivants bien après la fin des combats. « Des marches qui furent à la fois le dernier épisode de la « solution finale » et en même temps une bouffée de violence anarchique, perpétrée par des milliers de « tueurs non professionnels » issus de sociétés aux abois. La décomposition de la société allemande et la désorganisation des chaînes de commandement ont laissé libre cours aux comportements les plus barbares des gardiens et des SS, des soldats et des policiers, des Jeunesses hitlériennes et même de simples civils. »

Le bilan du génocide oscille constamment, selon toutes les recherches, entre 5,7 et 6,2 millions de victimes, la précision absolue n’étant pas possible. L’effectif des Juifs dans le monde est tombé à 10 millions d’individus environ et son centre de gravité se situe désormais aux États-Unis. « Avec la mise à mort d’une population tout entière, c’est la civilisation juive d’Europe qui fut engloutie. » Les importantes communautés juives d’Amsterdam, de Vilna et de Salonique furent anéanties ainsi que la langue yiddish : la Shoah fut aussi une guerre à mort livré au judaïsme.

Quelques cartes et documents proposés dans cette partie : les marches de la mort ; les pogroms de l’après-guerre et les camps de déplacés ; le bilan de la Shoah en Europe.

Cet ouvrage nous propose une excellente mise à jour de nos connaissances sur la Shoah. L’effort pédagogique et didactique est évident et cet ouvrage trouvera toute sa place dans les rayons de nos CDI. Il faut néanmoins observer que certaines cartes et certains organigrammes sont beaucoup trop chargés pour être lisibles. La multiplication des informations, les nombreux encarts textuels dans les cartes, l’addition de figurés, nuisent à la compréhension du phénomène représenté (voir par exemple la carte de la page 31, ayant pour objectif de représenter l’accélération des mesures génocidaires en Europe orientale en 1941).

© Joël Drogland