Marie Moutier-Bitan s’appuie sur son travail de terrain avec les équipes de Yahan In-Unum. Elle croise les archives allemandes et soviétiques, ainsi que des témoignages des voisins avec une expérience des lieux. Expérience en valeur dans le titre de l’ouvrage et qui contribue à un récit au plus proche des trajectoires individuelles et familiales. Il s’agit aussi de suivre les déplacements des Einsatzgruppen, des bataillons de police, de la Waffen-SS, de la Wehrmacht pour s’approcher des multiples lieux d’extermination. L’éparpillement des lieux, le recours à des locaux, souvent policiers caractérisent la Shoah à l’Est. Les autochtones ont contribué à l’efficacité de ces unités en apportant une connaissance fine du terrain et des populations.

Les massacres sont aussi plus précoces, débutant dès le 22 juin 1941. En août 1941, dans le cadre de l’opération Barbarossa, les Einsatzgruppen entament une exécution systématique de tous les Juifs qualifiée par Christopher Browning de « génocide sous-entendu ». Hitler estimait que les Juifs constituaient un milieu du pouvoir soviétique, ces massacres s’insèrent donc dans une logique d’anéantissement de l’ennemi soviétique. La progression de l’armée allemande participe également à la constitution d’un Lebensraum. La Commission extraordinaire d’État a enquête sur place sur les crimes nazis, dès novembre 1942, en vue de procès. La documentation précise permet une étude du génocide au niveau local. L’ouverture des fosses a permis l’établissement de listes de victimes, identifiées par les voisins et le relevé des causes de la mort.

Les préparatifs

L’URSS est d’abord une mosaïque de 96 nationalités. Les habitants détiennent un passeport intérieur. En 1939, avant l’annexion de la Pologne, seuls 58 % d’entre-eux sont russes. 1,7 % de la population est juive. Les Juifs sont particulièrement présents en Biélorussie, en Ukraine et dans les centres urbains. Des vagues successives de pogroms, mot russe signifiant détruire, se déclenchent régulièrement depuis les années 1880 alors que le Protocole des Sages de Sion renforce l’idée d’un complot juif, les rumeurs accusent les juifs d’empoisonnement de puits, d’enlèvements d’enfants, de rituels sataniques et aboutissent à des massacres de grande ampleur. Marie Moutier-Bitan évoque ensuite le stalinisme, fondé sur la collectivisation et sur une terreur étatique.

L’arrivée au pouvoir de Staline marque un retour des mesures contre les Juifs après un assouplissement sous Lénine, notamment en matière d’éducation. L’intégration dans la société soviétique ainsi que la langue russe priment. Les pratiques religieuses deviennent cachées.

Dès l’invasion de la Pologne, le 1er septembre 1939, la violence frappe les juifs et les civils, notamment les cadres de la société polonaise. Des listes d’opposants politiques à éliminer sont dressées dans le Sonderfahndungsbuch Polen. L’opération Tannenberg est menée par des Einsatzgruppen et le SD. De nombreux cadres participant à cette opération occupent des postes à responsabilité à l’Est et participent à l’extermination des juifs. Marie Moutier-Bitan cite par exemple Herbert Lange, chef de l’Einsatzgruppe VI. Responsable de l’assassinat de patients handicapés dans des hôpitaux polonais et futur commandant du centre de mise à mort de Chelmno. Il utilise des fourgonnettes portant l’inscription de « marchand de café du Kaiser ». Reynard Heydrich, alors chef du SD, décide de : rassembler tous les Juifs dans des ghettos, déporter tous les Juifs allemands et 30 000 Tziganes vers la Pologne en utilisant des trains de marchandises.

Les Allemands se servent du prétexte d’un incendie à Ostrow Mazowiecka pour accuser les Juifs et les assassiner. Les 500 Juifs de la ville, à proximité de la ligne de démarcation avec les Soviétiques gênent les autorités allemandes. Des civils creusent des fosses, Une trentaine d’hommes d’un bataillon de police sont envoyés à Ostrow, ils n’apprennent leur mission que sur place : il s’agit d’une mission de représailles pour exécuter les responsables d’un incendie. En réalité, il s’agit de l’ensemble de la population juive de la ville. Les hommes juifs sont alignés devant une fosse et fusillés. Pour les femmes et les enfants, le procédé est modifié. Les femmes et les enfants doivent s’agenouiller devant la deuxième fosse.  Ainsi, des policiers, qui n’ont jamais commis de crime, peuvent du jour au lendemain, assassiner des hommes, des femmes et des enfants juifs.

A travers deux trajectoires familiales, Marie Moutier-Bitan retrace deux itinéraires possibles : du sud de la Pologne vers la Roumanie, passage vers une possible émigration outre-mer en Palestine ou en Amérique ; du nord de la Pologne vers Bialystok et la Biélorussie. Localement, de l’autre côté de la ligne de démarcation, des Juifs s’organisent pour les accueillir. cependant les Soviétiques limitent drastiquement les franchissements. Un passeport soviétique est proposé aux Juifs qui y parviennent, mais ceux qui refusent sont pour la plupart déportés vers le goulag.

Des hommes issus de la Gestapo, de la Kripo (police criminelle) et du SD, de nombreux Allemands de l’étranger sont convoqués à Bad Schmiedeberg pour former les Einsatzgruppen. Environ 3000 hommes attendent de nouvelles instructions. Les Allemands de l’étranger ont une connaissance des territoires de l’Est. Ils constituent à ce titre un atout pour les quatre Einsatzgruppen nouvellement formés. Leurs chefs ont des connaissances pointues en droit, pilier de la politique d’extermination allemande. L’élite administrative est également majoritaire parmi les chefs de commandos.

Heinrich Himmler, Reichsführer-SS, rend des comptes directement à Hitler. Deux instances essentielles dépendent de lui : le RSHA (qui regroupe le SD et la Sipo constitué de  la police criminelle et la Gestapo) et l’Ordningspolizei, qui joue le rôle de police d’ordre. Les deux organisations s’appuie sur des unités mobiles : les Einsatzgruppen pour le RSHA et les batailles de police pour la Sipo. Elles peuvent ainsi facilement se déployer à l’Est.

 Funestes moissons, juillet 1941

A Lvov, lors de l’arrivée des Allemands, les Soviétiques avaient massacrés les Ukrainiens détenus dans les prisons du NKVD. Les nazis contribuent à attiser la colère de la population envers les Juifs, désignés comme responsables. La population juive est ainsi prise pour cible par la population : humiliations, violences et viols, assassinat d’environ un millier de Juifs. Là encore, les hommes des Einsatzgruppen prennent le relais des violences populaires. Un des objectifs des nazis étaient de déclencher des pogroms. De plus, l’Abwehr, les services de renseignement militaires du Reich, financent les nationalistes ukrainiens de l’OUN. Ce pogrom s’étend rapidement aux localités voisines. Une milice ukrainienne reconnaissable à ses brassards bleus et jaunes participe aux massacres. Ils emploient des outils agricoles pour tuer les juifs.

Les massacres et les pillages sont perpétrés par des civils, parfois les voisins des victimes, mais aussi par des soldats et gendarmes roumains. Le 30 juin 1941, Ion Antonescu, au pouvoir depuis septembre 1940, ordonne de tuer les Juifs « en tant qu’agents ennemis ». Les Juifs sont entassés dans des wagons à bestiaux, sous la chaleur. Les trains roulent lentement. Les Juifs meurent alors de suffocation ou de déshydratation. Lors des arrêts, des Tsiganes sont chargés de décharger les cadavres et de les enterrer. D’autre part, la religion juive est particulièrement attaquée : violences accrues envers les rabbins et les orthodoxes, barbes coupées, positions humiliantes… A Tchernovtsy, des Juifs sont forcés à participer à la destruction de leur synagogue.

Les Allemands associent misère et présence des Juifs. Les Juifs sont également perçus comme les fondements du bolchévisme. Ils sont soumis à un travail forcé par les occupants. La propagande nazie met ainsi en évidence l’idée d’une guerre préventive contre le judéo-bolchévisme.

Dotée d’une communauté juive de 44000 personnes en 1936, Bialystok en Biélorussie accueille des flux de réfugiés juifs importants au début de la guerre, notamment en provenance de Varsovie. L’armée allemande pénètre dans la ville fin juin 1941. La violence se déchaîne immédiatement contre les Juifs : fusillés, puis brûlés vifs dans la synagogue. Les Einsatzgruppen et les bataillons de police procèdent aux exécutions. 2000 à 3000 Juifs sont raflés. Le commandant allemand exige une forte somme d’argent pour leur libération au Judenrat. Une fois la somme versée, il annonce que les Juifs sont envoyés en camp de concentration. En réalité, ils ont été fusillés devant une fosse par des policiers allemands dont certains appartenaient aux Einsatzgruppen.

En 1941, les Allemands envahissent les pays baltes lors de l’opération Barbarossa. Certains massacres sont photographiés ou filmés. Les Einsatzgruppen reçoivent l’appui des partisans lituaniens, les « brassards blancs », qui prennent ensuite le pouvoir.

Par ailleurs, de nombreux civils soviétiques partent vers l’Est, fuyant l’avancée des troupes allemandes. Cependant, les personnels des usines, les cadres de l’armée les membres du PC et du NKVD sont prioritaires. Ainsi, moins de 100 000 Juifs peuvent être évacués. D’autres juifs partent par leurs propres moyens : la décision ne va pas de soi. Il s’agit de tout quitter pour emprunter des axes qui constituent des cibles privilégiées.

 Par les sentiers battus, août-automne 1941

Le 16 juillet 1941, Hitler réunit les principaux acteurs de l’occupation soviétique en URSS : Alfred Rosenberg, futur ministre des territoires de l’Est occupés, Wilhelm Keitel, général d’armée, Göring, maréchal du Reich ainsi que Lammers, chef de la chancellerie du Reich. Il est question de la sécurisation de ces territoires et de leur passage d’une administration militaire à une administration civile.

Des Gouvernements généraux se mettent en place à partir d’août 1941. Une partie de l’administration civile est favorable à une exploitation des Juifs par le travail, mais leur requête est balayée par la Gestapo à la demande d’Heydrich. Au départ des hommes des Einsatzgruppen, des bureaux sédentaires de la SS et de la police se mettent en place. Symboliquement, la présence allemande est omniprésente : drapeaux à croix gammée, changements de noms de rues, portraits de dirigeants remplacés par ceux d’Hitler.

Par ailleurs, relancer la production agricole est une nécessité. Des Ukrainiens sont relâchés pour retourner cultiver leurs terres. Par endroits, le système du kolkhoze est maintenu. Dans d’autres lieux, une parcelle est confiée à 10 foyers chargés de la mettre en valeur. Un responsable, le dessiatnik, est nommé. Les starostes, c’est-à-dire les chefs de village, et les dessiatniki sont chargés du recrutement de la main d’oeuvre rurale à la fois pour les travaux des champs et le creusement des fosses. Les nazis détournent ainsi un système de réquisition, couramment répandu dans la société soviétique pour le mettre au service d’un projet génocidaire. Ils mettent en place par ailleurs l’Ordnungdienst, forme de police locale. Les hommes recrutés ont des motivations variées : la perpective d’un bon salaire et d’une certaine position sociale, des motivations politiques ou la certitude que le territoire ne repasserait pas sous domination soviétique. Ils assurent à la fois le maintien de l’ordre et l’application des ordonnances allemandes. De plus, lorsqu’une population juive est présente, leurs missions incluent la surveillance du ghetto ainsi que la participation au génocide. L’intérêt est ainsi double : assister les forces allemandes moins nombreuses et servir d’auxiliaires essentiels de part leur connaissance du terrain et de la population locale. Ces policiers apportent des informations sur les juifs, participent au choix des lieux d’exécutions. Ainsi, ils gèrent la logistique des opérations d’extermination avant l’arrivée du commando. Les méthodes de recrutement se durcissent : les hommes ont le choix d’entrer dans la police ou de travailler en Allemagne, la seule alternative est de rejoindre les partisans. De même, de la nourriture est proposée aux prisonniers de guerre en échange de leur engagement comme gardien de ghetto, de camp de concentration, de centre d’extermination.

A Pinsk en Polésie, les Juifs sont obligés de porter un brassard distinctif avec une étoile de David, qui les expose à des violences de rues. Le Judenrat est chargé d’établir des listes de travailleurs. Si en faire partie améliore les conditions de vie, cela oblige aussi les Juifs à se signaler. Les pillages notamment de l’armée allemande mais aussi de la population locale altèrent aussi leur situation. Par la suite, les autorités font 300 otages. Les Allemands menacent de les exécuter si les hommes ne se livrent pas. Une fois les hommes juifs rassemblés, ils sont emmenés vers un lieu d’exécution où des fosses ont déjà été préparées. 8000 à 11 000 Juifs sont tués en quelques jours.

Himmler assiste à une exécution de l’Einsatzkommando 8 dont il clarifie les missions. Il s’agit en effet d’exterminer tous les Juifs y compris les femmes et les enfants. Ce passage à une logique génocidaire plus marquée nécessite aussi un changement de méthode. Il faut prendre en compte l’état psychologique des tireurs. Himmler teste ainsi l’utilisation d’explosifs sur les malades mentaux de Novinski avant de se pencher sur l’utilisation des gaz d’échappement.

En Hongrie, de nombreux Juifs sont expulsés en Galicie orientale faute de pouvoir attester de la nationalité hongroise. L’administration considère que les Hongrois qui ont épousé un Juif perdent leur nationalité. Le 1er août 1941, la Galicie orientale passe sous le commandement général de Pologne d’Hans Frank. Les arrivées de Juifs en Galicie orientale cessent et les Juifs présents sont expulsés vers l’Est, à Kamenets-Podolski, en Ukraine. Le 9 août 1941, une ordonnance allemande leur impose de rejoindre le ghetto et de porter un brassard avec une étoile de David. Dans la 2e moitié du mois d’août 1941, 26 000 Juifs sont parqués dans le ghetto de Kamenets-Podolski dont 11 000 issus des territoires hongrois. Une épidémie éclate. Lors de la réunion du haut commandement de l’armée de terre du 25 août 1941, le SS-Obergruppenführer Jeckeln propose de liquider les Juifs de Hongrie. Pour agir rapidement, il s’appuie sur des hommes de son état-major ainsi que sur des bataillons de la police ordinaire allemande. Le 25 août, les Juifs de Hongrie reçoivent une convocation pour le lendemain, assortie de deux demandes de rançon, une destinée aux Juifs de Hongrie, la seconde aux Juifs locaux. 11 000 Juifs sont entassés, sans eau ni nourriture, dans des casernes. Le lendemain, à 5h du matin, ils sont emmenés vers le lieu d’exécution. Après plusieurs heures de marche, ils accèdent à une prairie avec deux grands cratères. Les Juifs paniquent, les Allemands assistés de policiers ukrainiens, forcent les Juifs à se déshabiller avant de les conduire au bord des cratères où les hommes des SD les fusillent. La violence est particulière forte envers les enfants. Jeckeln assiste au massacre, prend une partie du butin et tient un discours aux hommes insistant sur le fait qu’exterminer les Juifs est nécessaire à la survie des Allemands. Les policiers allemands sont prêts à exécuter des familles entières de Juifs. Dans l’idéologie nazie, mener la guerre contre les Juifs entraînerait forcément la chute du régime soviétique. Le lendemain, 10 000 Juifs locaux du ghetto sont fusillés malgré la rançon versée. Cette fois-ci, la milice ukrainienne remplit un rôle actif. Des villageois sont réquisitionnés pour combler les fosses, alors que des Juifs sont encore en vie. Certains ont survécu aux tirs, d’autres sont tombés indemnes dans la fosse entrainés par le groupe. Certains sont achevés, d’autres enterrés vivants. Jeckeln transmet un bilan de 23 600 victimes à Himmler, qui m’avait réprimandé sur son manque de résultats. Le massacre est connu dès cette époque, le New York Times consacre un article au sujet le 26 octobre 1941.  Désormais, les massacres à l’Est incluent systématiquement des femmes et des enfants parmi les victimes. D’autre part, les massacres s’intensifient : dans les 5 semaines qui suivent, 10 000 Juifs sont assassinés.

Les autorités roumaines ont envisagé que la Transnistrie serve de lieu d’expulsion aux Juifs, ils sont nombreux à longer le Dniestr. A Dorochovtsy, en Bucovine, les gardes-frontières roumains les poussent dans les eaux du fleuve avant de leur tirer dessus. Sur l’autre rive, des civils ukrainiens les repoussent dans l’eau voire les achèvent. D’autres convois meurent dans les eaux du fleuve, fusillés ou lors de marches de la mort.

En août 1941, l’Einsatzkommando 6 s’installe dans l’ancien siège du NKVD à Vinnitsa en Ukraine. Les hommes de la Kripo et de la Gestapo entreprennent des missions de renseignement. Les Juifs doivent exhumer les cadavres enterrés à la hâte par les Soviétiques, quelques dizaines de Juifs sont exécutés en représailles. L’Einsatzkommado part au bout de deux semaines, mais il est remplacé par le bataillon de police 45. Le 13 septembre, 1200 personnes sont fusillées. Des prisonniers de guerre soviétiques sont ensuite contraints à creuser deux grandes fosses, auxquelles s’y ajoutent d’anciennes tranchées. Le 19 septembre, les Juifs sont amenés sur les lieux d’exécutions. Les Juifs sont déshabillés, doivent déposer leurs bijoux. Ils sont exécutés 10 par 10. Le groupe qui suit doit verser de la chaux sur les corps. 10 000 Juifs dont des familles entières sont exécutés dans la journée. Les massacres se multiplient dans les villages aux alentours.

Des familles entières sont regroupées. Les Allemands leur font croire à une relocalisation en Palestine, alors qu’ils sont emmenés vers Babi Yar, un grand ravin à proximité du cimetière juif. Le Sonderkommando 4a de Blobel et le Polizeiregiment Sud de Jeckeln ainsi que le bataillon de police 45 sont mobilisés pour fusiller les Juifs. Le massacre commence dès 8h ou 9h du matin, des relèves sont organisées. Au bout de deux jours de massacres et de 33 771 victimes, des explosifs provoquent un éboulement qui recouvre les corps. Deux semaines sont nécessaires pour trier les biens des Juifs assassinés.

Les massacres en Ukraine de l’été et de l’automne 1941 précèdent ou suivent de peu la création de ghettos. Des Judenräte et une police juive, l’Ordnungsdienst, sont créés pour assurer l’ordre et garantir que les Juifs travaillent pour les autorités. Comme l’exemple de Rovno le montre, les bourreaux veillent à rassurer les victimes. Ils leur font généralement croire à un déplacement vers une autre région, ce qui a l’avantage d’inciter les Juifs à prendre leurs biens de valeur avec eux. Il est ainsi plus facile de les dépouiller.

Pour conclure, 300 000 Juifs ont été assassinés en Ukraine orientale dès la première année d’occupation.

 Nature morte, hiver 1941-1942

En Transnistrie, les Juifs d’Odessa sont déportés vers Bogdanovka, entassés dans des porcheries d’un ancien sovkhoze, avant d’être fusillés ou brûlés vifs. En tout, les bourreaux parmi lesquels des auxiliaires ukrainiens, des gendarmes roumains et des Volksdeutsche ont tué 52 000 personnes entre novembre 1941 et janvier 1942.

Les massacres concernent désormais des Juifs de tous âges et de tous les sexes, mais aussi d’autres types de victimes : des Tziganes, des malades mentaux ou de la tuberculose, des prisonniers de guerre, des civils soupçonnés de sabotage ou de liens avec les partisans. Les camps pour prisonniers de guerre soviétiques maillent le territoire. La mortalité y est très importante en raison du froid extrême, du manque de nourriture et des épidémies. Dans ces camps, les Juifs sont généralement internés à part et sont les premières victimes des exécutions.

Les ghettos sont synonymes de mort pour les Juifs. Au départ, ils permettent de regrouper la main d’œuvre juive et de résoudre la crise du logement après les destructions. Les logements précédemment occupés par les Juifs sont, par conséquent, libérés pour d’autres populations. Par la suite, les ghettos deviennent une étape précédant l’extermination et permettent de regrouper les Juifs. Le ghetto peut être clôturé ou non, être un ancien quartier à forte proportion de Juifs ou un quartier délabré ou encore un seul bâtiment. Dans tous les cas, à l’Est, il s’agit d’une mesure temporaire.

Des raids meurtriers ont lieu régulièrement dans les ghettos. Ces violences ciblent plus particulièrement les femmes. Par exemple, à Rava-Rouska, le commandant Späth se rend tous les jours dans le ghetto, viole une femme juive puis la tue. Les ghettos permettent aux autorités allemandes d’avoir le contrôle sur les rations alimentaires des Juifs. Les rations sont insuffisantes pour les Juifs qui doivent recourir au marché noir. Les policiers locaux ferment parfois les yeux sur le troc avec la population locale. Des chaussures ou des biens de valeur sont échangés contre un peu de nourriture.

Le travail forcé suit de très près le début de l’occupation. L’enregistrement à la bourse de travail, l’Arbeitsamt, permet d’obtenir un sursis grâce à un certificat de travail, souvent coûteux. A Lvov, un certificat d’un mois coûtait près de 200 marks. La détention de ce certificat est souvent un leurre. Il n’assure pas la survie en cas de liquidation du ghetto.

 Rase campagne, 1942

Près de Minsk, le site de Maly Trostenets est à la fois un camp de travail autour d’une ferme et un des plus meurtriers sites d’extermination de l’Est.  La main d’œuvre y est peu nourrie et les hommes récupérent de la nourriture dans les affaires des Juifs exécutés pour survivre. Beaucoup meurent d’épuisement.   60 000 Juifs y sont exécutés, par fusillade et par camion à gaz.

1942 marque le temps de la liquidation des ghettos des territoires soviétiques occupés. Le site de Bronnaya Gora, à la frontière entre les Reichskommissariat d’Ostland et d’Ukraine, est une clairière entourée de barbelés. Aucun population n’y réside contrairement à Mali Trostenets. 50 000 personnes y sont exécutées, en majorité des Juifs. Le train arrive sur le site, des barbelés entourent le parcours jusqu’aux fosses, creusées par des paysans locaux. Les Juifs, issus de différents ghettos, ont rejoint le convoi lors de ses différents arrêts. Ils laissent leurs affaires et leurs vêtements dans le wagon, puis ils descendent nus vers la fosse béante où les attendent les tireurs.

Les modalités et sites d’exécutions sont multiples, mais Marie-Moutier Bitan identifie des sites fréquemment utilisés :

  • Les cimetières juifs ont pour avantage d’être isolés de la ville et des cultures, de disposer du matériel nécessaire au creusement des fosses mais aussi d’un croque-mort présent sur place.
  • Dans le nord-ouest du Weissrussland, un mode opératoire sans fosse se développe. Les victimes sont fusillés à même le sol dans une grande ou une maison, puis le bâtiment est incendié.
  • A Stalino, une partie du Einsatzkommando 6 a été stabilisé pour assurer des missions dans les environs au moyen de camions à gaz dans lesquels le pot d’échappement était tourné vers l’intérieur. Les camions à gaz sont discrets, permettent de se rapprocher des victimes et d’amener les corps près des fosses, mais ont l’inconvénient de s’embourber facilement et de pouvoir tuer un nombre de victimes limité. Certes, les bourreaux ne voient pas la mise à mort, mais les scènes d’ouverture des camions sont effroyables. Au sein de l’Einsatzkommando 6, il y a suffisamment de volontaires pour les fusillades, mais le déchargement des camions repose sur un système d’obligation. Les dommages psychologiques ne sont pas évités, bien au contraire. L’Einsatzkommando 12 contourne la difficulté en faisant effectuer la tâche par des Juifs momentanément épargnés. 
  • Autre méthode : l’empoisonnement des enfants et des nourrissons est pratiqué sur les sites d’exécution.

Les témoins des scènes d’exécution sont relativement nombreux. Le cordon de sécurité vise autant à empêcher les Juifs de s’enfuir qu’à éviter que les curieux ne puissent s’approcher. De nombreux soldats de la Wehrmacht y assistent et prennent parfois des photographies. Le 12 novembre 1941, Himmler interdit de tels clichés. Le génocide impliquant les populations locales, il est un secret de polichinelle à l’Est. L’interdiction de prendre des photographies est plusieurs fois renouvelée, ce qui montre qu’elle n’est pas respectée. Les tirs, les cris, les colonnes de Juifs ne passaient pas inaperçues.

 Le silence de la terre, 1943-1944

En 1943, les ordres imposent une réduction au minimum de la main d’œuvre juive, même si des camps de travail continuent à fonctionner.

Les chances de survie dépendaient premièrement de la date à laquelle le territoire avait été déclaré judenfrei. Pour survivre, il fallait ensuite se détacher du groupe. Il est plus facile pour un Juif seul de se faire passer pour un non-juif ou de rejoindre un réseau de partisans. Les faux-papiers ne sont utiles qu’en quittant son quartier ou son village pour ne pas être reconnu. Certains Juifs font également appel à des passeurs, notamment dans les zones frontalières. D’autres confient leurs enfants, mais sont parfois trahis. La difficulté est ensuite de se procurer de la nourriture, de contacts pour se cacher.

A l’extermination, s’ajoutent les pillages et les brasiers qui font disparaître les moindres traces de l’existence des victimes. Dès janvier 1942, le ministre soviétique des Affaires étrangères, Molotov, avait alerté sur les massacres à l’Est. Quelques jours plus tard, l’organisation de la crémation des corps est confiée à Paul Blobel, ancien chef du Sonderkommando 4a. Il s’agit d’éviter les épidémies et faire disparaître les traces des crimes nazis. Les nazis ouvrent les fosses, alternent couches de cadavres et couches de bois, arrosent de combustible puis font mettre le feu à un Juif. Ils détruisent les os au moyen de moulins à café industriels. Dès 1943, les Soviétiques ouvrent des fosses lors de la reconquête des territoires.

 

Le livre de Marie Moutier-Bitan, d’une clarté remarquable, rend compte de la diversité des lieux d’extermination et reconstitue de multiples parcours individuels redonnant une identité à un grand nombre de victimes juives. Les méthodes d’exécutions mais aussi les conditions de vie et de survie des Juifs de l’URSS occupée sont décrites minutieusement. Une lecture indispensable pour enseigner le génocide des Juifs.

 

Jennifer Ghislain

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