« L’agriculture est le premier, le plus utile, le plus étendu et peut-être le plus essentiel de tous les arts ». C’est sur cette citation de Denis Diderot, tirée de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, que Jean-Paul Charvet, professeur en géographie agricole et rurale, et membre de l’Académie d’agriculture de France, débute cette quatrième édition de son Atlas de l’agriculture. En effet, malgré l’ampleur des évolutions économiques et sociales survenues depuis l’époque des Lumières, l’agriculture demeure encore l’activité économique la plus répandue sur notre planète et, sans doute, la plus vitale, avec 45% des actifs mondiaux.

L’agriculture apparaît comme d’autant plus importante que la situation alimentaire mondiale s’est récemment dégradée. Après avoir reculé depuis les années 1990, le nombre de personnes sous-alimentées de façon chronique est reparti à la hausse depuis 2014-2015, passant de 512 millions de personnes en 2014 à 768 millions en 2021. Néanmoins, ce renversement de tendance apparaît géographiquement contrasté. La situation alimentaire de l’Asie continue de s’améliorer, alors qu’elle se dégrade en Afrique subsaharienne, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Dans un contexte global de croissance démographique (avec la barre des 8 milliards d’êtres humains franchie en 2022), l’enjeu auquel se retrouvent confrontés les agriculteurs est de parvenir à mieux nourrir au moins un milliard de personnes supplémentaires d’ici quelques décennies.

La nécessité de produire plus et mieux invite à réfléchir à des formes d’agricultures plus durables, et donc de développer des techniques de production plus durables. De plus, dans les évolutions à venir, les politiques alimentaires et agricoles menées par les Etats joueront un rôle majeur, en fonction de l’attention portée aux notions de sécurité et de souveraineté alimentaires, notions mises sur le devant de la scène avec les conséquences alimentaires du conflit en Ukraine. Par exemple, alors que les exportations de céréales ukrainiennes sont devenues incertaines, la Chine a constitué en 2022 près de la moitié du stock de report mondial du blé.

L’objectif de cet atlas, en plus de faire un état des lieux actualisé de la situation alimentaire mondiale, et d’expliquer les systèmes alimentaires et leurs enjeux, est de comprendre ceux d’une agriculture de plus en plus mondialisée et sous contrainte, à l’heure où les ressources se raréfient, où le réchauffement climatique bouleverse les écosystèmes, et alors que le coût de l’énergie s’envole. « Une des ambitions de cet atlas était de rassembler, sous une forme synthétique un large ensemble d’informations à jour afin que chaque lecteur […] puisse alimenter aisément ses réflexions sur la situation actuelle comme le devenir de l’alimentation des hommes sur notre planète. » Cet objectif est brillamment atteint grâce aux illustrations de la cartographe indépendante Claire Levasseur, avec plus d’une centaine de cartes à différentes échelles, schémas, infographies et tableaux de données.

Les principaux enjeux du présent et du futur

L’atlas commence, dans un premier chapitre, par présenter les principaux enjeux du présent et du futur, en rappelant que la sécurité alimentaire est loin d’être assurée aujourd’hui. Notre planète connait des situations contrastées.

A l’intérieur du système alimentaire mondial, fonctionnent à différentes échelles des systèmes locaux, régionaux et nationaux, inégalement intégrés au système global mondialisé. Chacun de ces systèmes correspond à une façon particulière dont les hommes organisent l’espace et s’organisent, afin de produire et de consommer leur nourriture. Ils vont de l’agriculture vivrière locale à la production mondialisée même si les circuits courts sont en progression. Dans ce contexte, les terres agricoles prennent une valeur stratégique croissante et les conflits d’usage de l’eau se multiplient.

Selon la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), le Terrien « moyen » a besoin aujourd’hui d’une alimentation apte à lui fournir en énergie l’équivalent de 2950 kcal par jour, ce qui est supérieur aux 2500 kcal recommandées par les nutritionnistes. Cependant, si l’on prend en compte les gaspillages multiples, depuis la récolte à la consommation finale, nombre de personnes disposent en réalité de moins de 2200 kcal par jour. Près de 770 millions de personnes souffrent de sous-nutrition chronique alors que 2 milliards de personnes sont suralimentées. La sous-nutrition affecte principalement les pays en développement.


Carte de la sous-nutrition dans le monde

Face à une progression régulière d’une demande soutenue par les évolutions des régimes alimentaires, une urbanisation croissante de la planète et la croissance démographique, la production alimentaire éprouve souvent de la difficulté pour répondre à cette demande. Alors que les agriculteurs ont à produire plus et mieux, les principaux facteurs physiques de production, à savoir la terre agricole, l’énergie et l’eau, deviennent de plus en plus rares et chers.

Le second chapitre analyse les facteurs d’évolution de la demande alimentaire. Ces facteurs combinent, d’une part, l’enrichissement de la population, surtout dans les pays émergents et l’augmentation de la consommation carnée, donc indirectement de celle des grains.

Carte de la production de la viande bovine dans le monde

Les besoins alimentaires sont quantitatifs, avec une nécessaire augmentation de la population agricole pour compenser la croissance démographique, et au niveau qualitatif. En outre, interviennent à différentes échelles des facteurs culturels, comme l’illustre l’exemple très intéressant du cas français.

Les menus des Français depuis 1970
Les consommations de pain et de pommes de terre continuent à régresser, alors que celles de fruits et de légumes, de viande de volailles, d’œufs et de produits laitiers ont progressé. Ceci s’est accompagné d’un recours croissant aux produits transformés. Les évolutions récentes vers des régimes alimentaires davantage végétalisés, diététiques et localisés varient selon les catégories sociales et les niveaux d’éducation.

Les chapitres 3 et 4 étudient l’accroissement de la production alimentaire, ainsi que les échanges internationaux de produits agricoles et alimentaires. La production alimentaire, logiquement, ne peut se faire sans un accroissement des surfaces cultivées, qui sera, on le sait, limité. Face à la nécessité d’augmenter la production, il faut désormais compter sur l’accroissement des rendements par hectare des principales cultures, dans un contexte de changement climatique. Des contrastes perdureront entre les pays disposant de vastes superficies agricoles, qui pourront maintenir des systèmes de cultures/élevage extensifs, et les pays ne disposant que de surfaces limitées, impliquant des systèmes intensifs.

Les productions de grains se situent au cœur du système alimentaire mondial, qu’ils soient consommés de façon directe ou indirecte par les hommes. Du fait de cette place centrale, ils sont amenés à remplir un rôle majeur dans la sécurité alimentaire de l’ensemble de la planète, ce qui leur confère une dimension géostratégique. L’exemple des exportations ukrainiennes est révélateur de cette dimension géostratégique.

Agriculture et développement durable

L’agriculture productiviste a engendré de nombreuses retombées négatives sur le plan social et environnemental. Par conséquent, il apparaît nécessaire de produire mieux, tout en continuant à produire davantage et en s’adaptant au changement climatique. Il ne s’agit pas d’imposer à l’ensemble des agriculteurs de la planète un modèle durable, mais plutôt d’accompagner ou de susciter différentes mesures adaptées aux situations nationales et régionales et aux agrosystèmes locaux, en conservant comme objectif commun la durabilité dans ses différentes composantes économiques, sociales et environnementales, ainsi que l’optimisation des conditions de production. Les solutions sont plurielles et mises en œuvre dans le cadre de structures d’exploitation très diverses.

Les trois cercles de l’agriculture durable

A noter, Jean-Paul Charvet propose une double-page intéressante sur l’agriculture et les changements climatiques. Les activités agricoles sont à l’origine de 20% des émissions mondiales de GES (Gaz à effet de serre). Néanmoins, l’agriculture peut jouer et joue déjà un rôle pour atténuer les changements climatiques, notamment par la préservation des surfaces en herbe favorables à la fixation du carbone dans le sol et grâce aux usines de méthanisation qui traitent les déjections animales et produisent de l’énergie.

Ce cinquième chapitre présente aussi différentes formes d’agricultures durables et de pratiques, parfois peu connues, comme l’agroforesterie, l’agroécologie, la permaculture, les agricultures urbaines, etc…

L’agroforesterie associe sur la même parcelle une arboriculture en place pour de nombreuses années et des cultures annuelles et/ou des pâturages. Dans cette organisation, les systèmes racinaires des arbres facilitent l’infiltration de l’eau, réduisent les risques d’érosion et font remonter en surface les nutriments présents dans les sols, et également, les éventuels excès d’azote.

Politiques agricoles et actions

L’ODD 16 (objectif de développement durable) met en avant le rôle majeur que jouent les encadrements politico-administratifs dans l’établissement et le fonctionnement des politiques alimentaires et agricoles établies et développées dans les différents États. Dans un contexte actuel, très tendu du fait de l’envolée des cours mondiaux des denrées alimentaires, de manifestations accrues des dérèglements climatiques et des impacts de la pandémie de Covid-19, les États sont amenés à accorder plus que jamais une priorité stratégique de l’agriculture. Dans cette dernière partie, l’auteur analyse les exemples de la PAC, des États-Unis, du Brésil, de l’Afrique, de l’Inde, de la Chine et de la France.

L’exemple des agricultures et des politiques agricoles brésiliennes. Le Brésil est devenu la « ferme du monde » par l’ampleur de ses exportations de produits agricoles, mais ceci en défrichant près de 50 millions d’hectares de forêt amazonienne. Une autre de ses originalités est de juxtaposer deux politiques agricoles : une politique économique, soutenant la grande exploitation capitaliste et exportatrice, et une politique sociale, destinée aux petites exploitations paysannes.

Un ouvrage indispensable dans les CDI et les bibliothèques des professeurs

Comme toujours avec les Atlas Autrement, l’Atlas de l’agriculture est une référence et une lecture clé. Les auteurs nous proposent un ouvrage très pédagogique, aux contenus précis, superbement illustrés, faisant un état des lieux de l’agriculture dans le monde et de ses enjeux.

En plus de proposer une synthèse actualisée, avec des exemples variés et récents, l’atlas est une invitation à se questionner sur la situation alimentaire d’aujourd’hui et de demain, sur les agricultures pour nourrir le monde de demain, la forme des exploitations et le rôle décisif des politiques alimentaires et agricoles, notamment en lien avec l’ODD 16 de bonne gouvernance, qui renvoie largement aux politiques alimentaires, agricoles et environnementales établies et gérées par les États.

La grande richesse et la diversité des illustrations de Claire Levasseur (cartes, schémas, tableaux, graphiques, infographies) font de cet atlas une ressource indispensable pour les professeurs du secondaire. Ils peuvent être utilisés dans les programmes de géographie de cinquième et de seconde, dans les chapitres liés aux ressources ou à la France (systèmes productifs et espaces de faible densité). Les planisphères sont très riches, de même que les cartes à plus grande échelle qui permettent de concrétiser les connaissances théoriques par des exemples précis et actualisés. Le traitement des conséquences alimentaires du conflit ukrainien et les pages sur la France offrent des anecdotes très intéressantes à insérer dans nos cours. Les infographies, graphiques et schémas rendent très accessibles des mécanismes complexes et difficilement compréhensibles pour les élèves (comme, par exemple, le fonctionnement du système alimentaire mondial ou encore l’agriculture écologique, l’agroécologie, l’agroforesterie, etc.). L’ensemble est complété par un glossaire, ainsi qu’une abondante bibliographie et sitographie.