« Un monde paisible et entièrement pacifié relève encore malheureusement plus de l’espérance que de la réalité”. C’est par ce constat que Pascal Boniface et Hubert Védrine introduisent leur 5ème édition de leur Atlas des crises et des conflits 

Pascal Boniface est directeur de l’IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques) et de l’école IRIS Sup’. Il enseigne à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8. Il est l’auteur d’une soixante d’ouvrages sur les questions stratégiques. 

Hubert Védrine a été à la présidence de la république de 1981 à 1995, successivement conseiller diplomatique, porte-parole puis Secrétaire général, et ministre des affaires étrangères de 1997 à 2002. Il est aussi “l’inventeur” du concept d’hyperpuissance. 

Dans cet atlas au format à l’italienne (25 cm x 19 cm), ces deux spécialistes des relations internationales s’attachent à donner des clés pour comprendre “des conflits déclenchés ou aggravés par des influences étrangères ou qui ont des implications et des répercussions internationales”, excluant donc tous les “affrontements internes sans intervention de puissances ou d’éléments étrangers”. Pour ce faire, chacune des doubles pages du livre est constituée d’une analyse synthétique sur la page de gauche et d’une carte sur la page de droite (cartes que l’on doit au cartographe Jean-Pierre Magnier).

A noter que n’ayant pas eu entre les mains les versions antérieures de cet atlas, il se peut que vous retrouviez des éléments mis en avant par mon collègue Eric Joly dans sa recension de la version de 2019. Je ne pourrai donc pas non plus mettre en avant les nouveautés introduites dans cet atlas (sauf bien sûr les références au Covid 19 présentes sur beaucoup de cartes ainsi que les occurrences aux évènements post-2019 comme par exemple l’élection de Joe Biden). 

Les causes  

Tout d’abord les auteurs notent qu’en 2021, le monde est encore loin de former une “communauté internationale” et que le monde reste profondément divisé autour de clivages idéologiques et/ou de d’identités historiques, culturelles ou religieuses, voire d’antagonismes religieux. Ces crises sont aussi alimentées par d’autres facteurs (comme les migrations, les peurs identitaires, la raréfaction des ressources…) et intensifiées par la mondialisation. Dans ces crises, l’Etat reste le principal acteur des relations internationales mais il n’est plus le seul (concurrence d’entreprises globales, de géants du numérique, d’ONG, médias, mafias…). 

Les principales causes de conflits entre Etats restent le besoin d’assurer leur sécurité contre toutes formes de menaces et d’étendre leur influence. Dans ce cadre, les Etats et les lobbies n’hésitent pas à mobiliser les opinions publiques en s’appuyant sur des facteurs religieux ou idéologiques. L’utilisation d’internet et des réseaux sociaux rendent ces phénomènes plus violents et plus rapides. Ces conflits ne se limitent plus au règlement des litiges frontaliers et territoriaux ni au contrôle des passages commerciaux ou des ressources stratégiques, ils s’étendent désormais à l’espionnage industriel, à l’espace et au domaine numérique. 

Les auteurs reviennent ensuite sur ces interventions militaires extérieures qui, par excés de confiance et/ou manque de vision réaliste à long terme, ont eu des conséquences catastrophiques. Ils font aussi le point sur la volonté qu’ont les puissances de neutraliser leur voisinage. Pour ce faire, celles-ci n’hésitent pas à prendre la défense de groupes proches culturellement ou politiquement ou à faire du prosélytisme, souvent de type religieux (bien que celui-ci soit plus le fait d’organisations privées que d’Etats) 

La plupart des conflits sont infra-étatiques mais ils peuvent parfois dégénérer en conflits inter-étatiques. Les auteurs font la distinction entre les crises dans le cadre d’Etats autoritaires répressifs ou dictatoriaux et celles dans le cadre d’Etats faillis. Dans les premiers, les revendications sécessionnistes de groupes variés ou de minorités s’estimant maltraités sont de plus en plus nombreuses (les auteurs estiment que cette composante représente les ¾ des conflits recensés dans l’atlas). Dans ce cadre, une ou plusieurs puissances extérieures peuvent alors intervenir dans le conflit soit sous la pression de lobbies, soit pour affaiblir le voisin. 

C’est aussi dans ce cadre que s’est affirmé en Occident au cours des dernière décennies le concept moral et caritatif de “devoir d’ingérence” désormais juridiquement transposé dans le cadre de l’ONU sous l’appellation de “responsabilité de protéger”. De leur côté, les Etats faillis (une dizaine de pays repérables sur la carte p.25) sont ceux qui, à cause de la décomposition des structures étatiques, n’ont plus le “monopole de la violence légitime” : ils ne contrôlent plus l’ensemble de leur territoire et de leur population et sont donc des proies faciles pour des groupes dont certains sont téléguidés par des puissances extérieures.  

Pour terminer cette première partie, les auteurs insistent sur le rôle négatif que peuvent avoir les opinions publiques (souvent galvanisées au départ par les pouvoirs en place) dans la résolution des conflits. Ils mettent aussi en avant l’échec de la justice internationale (Cour pénal international, ONU…) à résoudre les conflits partout dans le monde. Dans ce contexte, “pour trouver une issue aux conflits, il faut aux dirigeants contemporains un grand courage […], beaucoup d’intelligence politique, un sens tactique élevé et une pédagogie convaincante […]. Cela nécessite de privilégier l’intérêt national à long terme sur l’intérêt politique à court terme. Bref, d’avoir le sens de l’Etat.” Pour ce faire, les auteurs en appellent à la realpolitik (ou au réalisme) pour prendre l’exacte mesure des conflits et donc analyser avec rigueur et objectivité leurs causes pour mieux les prévenir et les résoudre. 

Les crises et les conflits 

Cette partie constitue la majeure partie de l’atlas. Elle est divisée en grandes zones géographiques (Europe, Russie, Amériques, Moyen-Orient, Afrique et Asie) et se propose de passer en revue 45 crises en cours dans ces différentes zones. Chacune des crises est analysée sur une double page (sauf le conflit israélo-palestinien qui est analysé sur deux doubles pages). Sur la page de gauche, les auteurs reviennent sur les origines du conflit, puis sur les enjeux de la crise actuelle et enfin ils proposent des scénarios possibles concernant l’évolution future de celle-ci. Sur la page de droite, on trouve une carte de la région concernée (souvent accompagnée de graphiques) pour représenter les enjeux géopolitiques du conflit. 

  • L’Europe : Après avoir présenté les différentes crises (crise financière, Brexit, crise migratoire, positionnement face à la Russie et aux Etats-Unis, Covid-19…) que connait la construction européenne depuis une décennie, les auteurs reviennent sur la situation dans les Balkans, les auteurs reviennent sur les conflits entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (notamment sur la question du Haut-Karabakh) ainsi que les crises entre autour de la politique de la Turquie (avec l’Arménie et le Kurdistan) 
  • La Russie : Les auteurs présentent tout d’abord les facteurs du retour de la Russie de Poutine sur le devant de la scène internationale. Ils analysent ensuite les conflits entre la Russie et ses voisins (Ukraine, Géorgie et Pays baltes) mais aussi à l’intérieur de la Fédération de Russie avec la question de la Tchétchénie et du Caucase Nord. 
  • Les Amériques : Les auteurs commencent par dresser un bilan de la politique de Trump à la tête des Etats-Unis et font le point sur les relations entre ceux-ci et Cuba. Ils s’intéressent ensuite aux conflits dans certains Etats d’Amérique centrale (Mexique) et latine (Colombie, Venezuela) 
  • Le Moyen-Orient : Les auteurs commencent par faire le point sur les différents points chauds du Proche-Orient : conflit israëlo-palestinien, Syrie, Liban. Ils analysent ensuite les tensions concernant l’Iran notamment avec Israël, les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite. Ils terminent par présenter les conflits dans la péninsule arabique (Irak, Yémen, entre le Qatar et l’Arabie Saoudite). A noter, aussi, la présence (surprenante géographiquement) d’une analyse de la situation en Libye. 
  • L’Afrique : Les auteurs commencent par présenter la situation dans le Sahara entre volonté indépendantiste (question du Sahara occidental) et avancée de l’islamisme radical (notamment les conflits au Mali et plus largement dans le Sahel). Ils analysent ensuite les multiples conflits qui divisent le Nigéria. Puis, ils présentent les conflits en Afrique centrale à fortes connotations ethniques : RDC, région des Grands Lacs, Soudan du Sud, République centrafricaine. Ils terminent cette partie par les conflits dans la corne de l’Afrique (Somalie, Ethiopie, Erythrée) 
  • L’Asie : Les auteurs commencent par présenter les facteurs (mais aussi les limites) de l’émergence de la Chine. Cette émergence entraîne naturellement des tensions avec les Etats-Unis et le Japon mais aussi autour du commerce et des ressources en mer de Chine. Ils reviennent aussi sur les conflits liés à la volonté de la Chine d’un contrôle total sur certaines parties de son territoire (Tibet, Taïwan, Xinjiang avec la répression des Ouïghours). Ils terminent en présentant les autres points chauds du continent asiatique : Corée, Myanmar, Afghanistan, Asie centrale et les tensions entre l’Inde et le Pakistan. 

Les scénarios d’avenirs 

Pour les auteurs, trois grandes questions vont dominer les questions géopolitiques de la prochaine décennie : le bras de fer sino-américain, l’enchaînement des affrontements au Moyen-Orient et la relation entre l’OTAN et la Russie. La solution de ces conflits dépendra plus du rôle des Etats ou organisations que de celui d’une “communauté internationale” ou d’une “gouvernance mondiale”.  

Dans cette résolution des conflits, les auteurs notent que les Etats-Unis resteront encore longtemps le premier acteur des relations internationales. Ils affirment aussi que l’élection de Joe Biden ne changera pas beaucoup la politique américaine (sauf sur la forme), le but restant d’assurer le leadership américain. Concernant l’Union européenne, bien que la commission européenne installée en 2019 ait été qualifiée par Ursula von der Layen de “Commission géopolitique”, les Européens sont trop divisés pour pouvoir jouer autre chose qu’un rôle moral. 

A l’inverse, le retour en force de la Russie de Poutine a installé un climat de quasi-guerre froide en Europe. Mais, le fait majeur reste la spectaculaire émergence de la Chine. Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, Xi Jinping affirme même clairement sa volonté de faire de la Chine la première puissance mondiale et de détrôner les Etats-Unis. Au passage, les auteurs notent que les BRICS sont désormais un ensemble dépassé car divisé et hétéroclite. 

Les auteurs s’interrogent ensuite sur l’avenir du multilatéralisme fortement affaibli par la présidence de Trump et la pandémie de Covid-19. L’arrivée de Biden au pouvoir nourrit un espoir de retour à plus de multilatéralisme mais les tensions entre Washington et Pékin risquent aussi d’aboutir à un blocage des organisations internationales. Dans ce contexte, les opinions publiques ont acquis un poids de plus en plus important. Ce poids est certes un progrès démocratique mais il est aussi parfois un facteur d’aggravation des crises car “l’urgent chasse l’important” (René Char). Enfin, la mondialisation joue un rôle dans les conflits et les crises. Ainsi, les “acteurs non-étatiques gris” (terroristes, mafias, trafiquants…) en profitent. De même, certaines menaces (comme les menaces écologiques ou les cyberattaques) ont désormais un caractère mondial. 

Les différents facteurs présentés “aboutissent à des processus de décisions internationales plus lents, plus complexes, plus indéterminés, moins prévisibles, voire à la paralysie, alors même que les évènements, les informations, les réactions se sont accélérées”. Pour les auteurs, la solution aux conflits passe par des Etats forts et coopérant entre eux : les Occidentaux doivent se préparer à devoir négocier des compromis avec la Chine (et les autres émergents) ainsi que maintenir une relation apaisée avec la Russie. Pour terminer, ils concluent sur une note encourageante : malgré les apparences, les conflits diminuent et font de moins en moins de morts dans le monde ! 

Cet atlas est un objet indispensable à tout professeur d’Histoire-Géographie (et bien sûr d’HGGSP) et devrait être présent dans tous les CDI de lycées. En effet, il permet aux enseignants et aux étudiants d’avoir une vision synthétique des grands conflits de notre temps en leur apportant aussi bien une profondeur historique qu’une analyse contemporaine des enjeux basée sur des connaissances actualisées. De plus, les nombreuses cartes de cet atlas sont particulièrement intéressantes. Certes, on peut regretter que certaines soient un peu trop chargées et qu’ils faillent se rendre en fin d’ouvrage pour trouver leur titre, mais elles restent des outils précieux à la compréhension des enjeux internationaux.