Patrice Delpin – Clio-texte

Lorsque j’ai reçu de la main du facteur le colis qui contient cet ouvrage, et que j’ai vu le nom de l’expéditeur, j’ai vu s’écouler 25 années de ma vie. Patrice Delpin qui a introduit et annoté le journal d’Esaïe Colladon, n’est pas un auteur comme un autre. Je reçois régulièrement, de la part de leurs auteurs, des ouvrages en service de presse, afin que ces derniers soient présentés sur la cliothèque. Cela donne une idée de l’importance que ce site de la galaxie des Clionautes a pu prendre en matière de veille éditoriale scientifique, dans le domaine de l’histoire et la géographie. Mais Patrice Delpin a un statut particulier dans cette histoire. Il est l’inventeur, le créateur en quelque sorte, du site Clio texte.

Avant que ce dernier n’intègre la galaxie des Clionautes, ce « catalogue de textes utiles à l’enseignement de l’histoire » avait été créé à son initiative, en 1994. Cette masse documentaire était hébergée sur un serveur du département de l’Instruction publique de Genève, et au moment de sa cessation d’activité, Patrice craignait que cet ensemble ne soit perdu. C’est la raison pour laquelle nous l’avons repris, intégré dans notre dispositif, afin d’en assurer la pérennité.

Nous savons que depuis, ce site, Clio–texte, puissamment référencé, est très largement consulté par les professeurs du second degré, mais aussi et surtout par ceux qui exercent dans l’enseignement supérieur, professeurs et maîtres de conférences, ATER et PRAG, doctorants Cela permet d’apporter une réponse concrète à quelques individus qui, pétris de l’importance qu’ils se donnent, alimentent de multiples rumeurs à propos de notre association. et post-doctorants, qui peuvent y trouver matière à élaborer leur séquence de travaux dirigés.

Clio-texte – Un aboutissement pour Patrice Delpin

Ce travail de collation de textes historiques, dont Patrice Delpin a été le précurseur en matière d’usages numériques, trouve dans la présentation de cet ouvrage une forme d’aboutissement. Pendant plus de 20 ans, souvent en prenant en charge lui-même la saisie, des textes historiques ont été indexés, mis à disposition de tous ceux qui pouvaient en avoir l’usage. Il y a plus d’une trentaine d’années nous utilisions encore la ronéo typeuse, tapions des stencils, et lorsque nous ne maîtrisions pas la dactylographie, faisions des photocopies de nos textes manuscrits. Il y a 28 ans exactement, Patrice commençait son travail de bénédictin avec les premiers traitements de texte, qui portaient des numéros de version comme Word IV ou encore Works et qui étaient distribués sur disquettes souples de 5 pouces 1/4.

Ce lien charnel avec le texte historique comme source majeure se retrouve, dans cet atelier de l’historien, dans cet ouvrage qui reprend le manuscrit du journal d’un professeur de philosophie, de mathématiques, d’un médecin également, qui raconte Genève entre 1600 et 1609.

Clio- texte Esaïe Colladon

Au-delà du journal, qui a été publié pour la première fois en 1883, l’auteur propose un considérable appareil critique sur ce manuscrit dont l’histoire est également retracée. À cet égard ce livre constitue, avec son appareil critique, un exemple de travail de recherche à l’époque moderne, à la fois sur la source originale elle-même, mais aussi sur les différentes lectures qui ont pu en être faites, particulièrement au XIXe siècle (Édition Jullien/Genève). Ce texte semble avoir été travaillé à différentes époques, et Patrice reprend ce qu’il appelle la méthode Colladon, c’est-à-dire la méthode quasiment scientifique utilisée par ce médecin de Genève pour écrire son journal. Il ne se contente pas d’écrire, au fil de la plume, les événements qu’il relate, mais il conserve des lignes vierges sur ses pages pour pouvoir revenir dessus, et y rajouter les compléments éventuels qu’il pourrait recueillir d’autres informateurs. Ce qui saute aux yeux, c’est que Ésaïe rédige un récit diachronique, en plaçant tous ces ajouts à l’endroit le plus juste chronologiquement ou, à défaut, à la suite de l’événement daté le plus en rapport. Et à cet égard il va même très loin. Des événements considérés comme marginaux, comme l’accouchement de l’épouse du prince du Palatinat sont rattachés à des événements datés, de façon à ce que l’on puisse effectivement retrouver l’ensemble des événements qui ont pu se dérouler à ce moment.

Si l’on n’est pas spécialiste en histoire moderne, et a fortiori sur l’histoire de la Suisse, on lira évidemment avec intérêt la notice sur Ésaïe Colladon, qui est une sorte de biographie du personnage, et le chapitre suivant qui présente la situation géopolitique et les institutions genevoises. Il est vrai que pour le lecteur de l’Hexagone, cette histoire est quand même mal connue, et je reconnais que la guerre franco-savoyarde qui opposait le royaume de France d’Henri IV et le duché de Savoie de Charles Emmanuel Ier m’était jusqu’à ce jour inconnue. Mais notre historien ne recule devant aucun sacrifice et sa présentation de la situation géopolitique à Genève s’inscrit dans un contexte plus large, celui d’une géopolitique européenne dominée par l’affrontement pour l’hégémonie entre la monarchie française et les Habsbourgs. Si la paix de Vervins signée en 1598 met un terme à l’affrontement entre la France et l’Espagne, l’Europe occidentale n’en a pas fini avec les guerres. L’Espagne doit faire face à la révolte des Pays-Bas sur fond de montée du protestantisme contre la monarchie catholique, et l’on peut, à cet égard, parler d’une guerre de 80 ans. En effet, c’est la paix de Westphalie, en 1648, qui interrompt provisoirement le conflit.

Genève se trouve mêlée aux guerres civiles françaises, que l’on appelle habituellement les guerres de religion, qui se sont achevées avec l’édit de Nantes (1598), en raison de sa situation de capitale du protestantisme d’inspiration calviniste. Mais la monarchie française a également un vif intérêt pour cette ville, car elle constitue la clé de la route qui conduit aux cantons suisses, mercenaires et alliés d’Henri IV.

Clio-texte – La cité genevoise

Et bien que la ville soit réformée, le royaume de France tient à garantir son indépendance pour éviter que le duc de Savoie, allié des cantons catholiques, ne s’en empare, et ne gêne l’accès de la France à la Confédération helvétique. Le nouveau duc Charles-Emmanuel, dès 1580, remet en cause le « mode de vivre » qui existait entre Genève et la Savoie. Il renforce aussi l’alliance espagnole par son mariage avec la deuxième fille roi d’Espagne Philippe II, tandis que Genève s’allie avec Berne (renouvellement de l’alliance de 1526) et Zurich en 1584. Confronté aux guerres de religion, le roi de France ne peut véritablement gérer cette situation, d’autant que l’assassinat d’Henri III, qui avait tout de même déclaré la guerre à la Savoie suite à la prise du marquisat de Saluces par le duc, est assassiné le 2 août 1589.

Mais cela n’empêche pas les Genevois de passer à l’offensive, de harceler les armées du duc de Savoie, même si au final la conversion d’Henri IV contraint les Genevois de signer une trêve renouvelée jusqu’au traité de Vervins le 2 mai 1598. Cela permet au duc de Savoie de reprendre les territoires perdus, et Saint-François-de-Sales est intronisé évêque de Genève avec résidence à Annecy le 8 décembre 1602.

Après de multiples péripéties, des affrontements localisés, les Genevois parviennent enfin, en 1603, à faire reconnaître par le duc leur indépendance. La république de Genève est financièrement exsangue, mais libre.

Dans cette présentation géopolitique l’auteur rappelle également le fonctionnement de cette république avec les différents conseils, qui ont été mis en place à partir de 1535 avec le passage à la Réforme. 1500 Citoyens et Bourgeois, des hommes privilégiés, président aux destinées de la république. La population totale de la cité est de 15 000 habitants à la fin du XVIe siècle.

On trouve différents conseils, de plus en plus restreints, qui abordent les questions auxquelles la Cité de Genève est confrontée. Le Conseil général réunit le corps électoral des 1500 citoyens et bourgeois, mais le véritable gouvernement est le Conseil des 25 (Petit Conseil), qui est élu par le Conseil des 200 (Grand conseil), dont il nomme les membres. Ces organes ont des compétences exécutives, législatives et judiciaires. A la tête du Petit Conseil, les syndics au nombre de quatre sont élus annuellement par le Conseil général.

Le reste de la population se définit de façon négative, comme non Citoyens ou non Bourgeois, désignés comme Habitants, payant une taxe spécifique pour recevoir une lettre d’habitation qui constitue un permis de séjour. Ils doivent contribuer à la défense de la cité. Progressivement ces différents conseils sont remplis par les membres des familles les plus riches de la cité, ce qui permet de parler à cet égard d’oligarchie.

Le journal d’Esaïe Colladon

Le journal de Esaïe Colladon décline, jour par jour, année après année, les événements marquants de l’histoire de la cité. On n’y retrouve des éléments diplomatiques, notamment dans les difficiles relations avec le duché de Savoie, une actualité militaire très précise, mais également tous les éléments de la vie économique. La vie militaire relève également de la vie religieuse, puisque l’on peut prêcher aux soldats français huguenots qui participent à la défense de la cité.

Dans ce contexte très particulier, on peut pendre un soldat de Saint-Denis pour fabrication de fausse monnaie.

On s’intéressera particulièrement à l’année 1603, une année de guerre contre le duché de Savoie, suite à un épisode qui a laissé place à une tradition festive que seuls les Genevois connaissent : L’Escalade.

Elle tient son nom de l’attaque surprise contre la ville de Genève, donné par les troupes du Duc de Savoie dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602 (calendrier julien).

Il n’est pas question de spoiler les péripéties de cette opération entreprise par les Savoyards avec près de 2000 hommes, mais rappelons simplement qu’une certaine mère courage aurait jeté sur les assaillants une marmite de soupe afin de les ébouillanter. Depuis, cet épisode est rappelé par la vente de marmites en chocolat, ornées du blason de la ville, ainsi que par des courses et des déguisements. Lorsque l’on voit de la Suisse de façon déformée par quelques clichés, uniquement le secret bancaire et le chocolat, on se retrouve, à la lecture de cet ouvrage, largement ébranlé dans ses certitudes.

Clio-texte – Un transfert de capital

On retrouve quelques souvenirs de l’évocation de cette Genève capitale du protestantisme, de sa rigueur et de son austérité intransigeante, mais on mesure mal, sans avoir lu ce journal, cette profonde aspiration des Genevois au respect de leur liberté, on dirait aujourd’hui de leur identité. Leur organisation politique repose largement sur un engagement des élites, et même si l’on peut difficilement parler de démocratie, nous sommes bien dans une république. Mais la chose publique est évidemment contrôlée par une oligarchie.

Le travail d’historien de Patrice Delpin, réalisé et surtout finalisé depuis qu’il a terminé son activité de professeur de terrain, est à l’image de ce qu’il a pu réaliser pendant plus de 20 ans. Un travail patient, austère, est pourtant extrêmement riche, dès lors que l’on fait l’effort de s’y plonger. Le site Clio texte a été pendant 20 ans à l’image de cette austérité genevoise. Il a pris quelques couleurs en rentrant dans la galaxie des Clionautes mais la démarche est toujours la même. Mettre à disposition des chercheurs et surtout des praticiens de l’histoire des textes, qui sont la matière première de l’historien. Il est bon de rappeler qu’il ne faut pas se limiter à reproduire les mêmes textes recueillis dans des manuels scolaires. Sous forme d’extraits bien entendus, même s’ils contiennent l’essentiel du message, ils sont insuffisants. Le professeur a tout à gagner à choisir lui-même, dans la base de données documentaires de Clio texte, l’extrait significatif, celui qui sera éclairant pour son propos et qui permettra d’argumenter en termes de connaissances scientifiques.

Patrice donne par cet ouvrage une belle démonstration de ce qui a été son engagement et son investissement de Genevois, professeur d’histoire, rigoureux certainement, austère peut-être, mais absolument indispensable. Après avoir transmis plusieurs milliers de textes « utiles à l’enseignement de l’histoire », la transmission de ce journal d’un professeur et médecin Genevois constitue une forme d’aboutissement.

Ce travail gagnerait à être connu par de nombreux chercheurs, doctorants ou postdoctorants, qui pourraient y trouver une source d’inspiration en termes de méthode et d’investigation. Certains pourraient considérer que c’est « un travail à l’ancienne ». Ils auraient tort. Même si dans les tourbillons de certain réseau social l’argumentaire de certains doctes pédants semblent se limiter à quelques éructations twittomaniaques.

Lien sur la page de la librairie Droz concernant le Journal d’Esaïe Colladon