En 2014, sortait Assassin’s Creed : Unity, un jeu d’action aventure développé par les studios Ubisoft. Vous y incarnez Arno, un jeune homme qui vit la Révolution Française et côtoie les « grands hommes » de cette période. Faire voyager les joueurs dans le l’Histoire est une des marques de fabrique de cette franchise d’Ubisoft. Au coeur de la Révolution est une réponse des deux consultants historiques, Jean-Clément Martin et Laurent Turcot, aux critiques adressés au jeu. Bien au-delà d’un simple fact-checking, les auteurs replacent ce jeu vidéo dans une histoire de l’utilisation de l’Histoire dans les objets culturels.

Répondre aux polémiques

Ce livre fait suite aux débats qui ont suivi la sortie de ce jeu. De nombreuses personnes, surtout politique, se sont insurgés contre la vision de la Révolution , du peuple parisien et de Robespierre transmises par le jeu http://www.lemonde.fr/pixels/breve/2014/11/14/jean-luc-melenchon-s-emporte-contre-assassin-s-creed-unity_4523542_4408996.html.

Les deux auteurs sont deux spécialistes du XVIIIe siècle français. Jean-Clément Martin, professeur émérite de l’Université Paris 1, a dirigé l’institut d’histoire de la Révolution française et a travaillé notamment sur la violence et la mémoire de la Révolution. Laurent Turcot est professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs et des divertissements. En leur qualité de spécialistes, ils leur a paru nécessaire de clarifier leur vision du jeu et d’apporter un éclairage sur le contenu historique du jeu.

De l’Histoire comme terrain de jeu

C’est Jean-Clément Martin qui est à la manœuvre dans la première partie de l’ouvrage. Pour lui, les jeux vidéos peuvent être considérés comme les héritiers du théâtre de Shakespeare, ou de Victor Hugo qui prennent également l’Histoire pour trame. Comme le théâtre, les livres puis les films avant eux, les jeux vidéo sont un médium qui nous permet de nous immerger dans un univers historique autrement accessible sinon par l’imagination. Il reste néanmoins indispensable d’avoir un regard critique sur le médium. D’autant plus alors que des enseignants l’utilisent de plus en plus. Pour lui, le jeu vidéo nous en apprend autant sur notre passé que sur la mémoire contemporaine de ce passé. Le jeu est un passeur de mémoire, fruit et héritage d’une certaine vision de l’histoire.

Le sous titre de l’ouvrage « Les leçons d’histoire d’un jeu vidéo » témoigne des deux orientations de ce livre. D’un côté, le jeu produit un discours sur le passé : un discours qui sera consommé par le joueur, il faut donc le vérifié. De l’autre côté, le jeu vidéo est un objet d’histoire qu’il faut replacer dans son contexte.

Le jeu vidéo, un objet de Fantasy

Jouer avec le passé n’est pas nouveau, nous rappelle Jean-Clément Martin. Les jeux vidéo sont les héritiers de jeux historiques plus anciens, comme Risk. Mais avec Assassin’s Creed, l’histoire « devient le matériau dans lequel le joueur peut puiser à sa guise en contrevenant avec une totale liberté à toutes les règles ordinaires » (p. 25). Le joueur devient alors un acteur de l’histoire qui se déroule selon une chronologie connue de tous. En utilisant des références historiques connues, mais en intégrant des éléments mythologiques et en permettant des acrobaties dignes du cirque (NDLR : notamment le saut de la foi qui permet de sauter depuis le haut de la Bastille par exemple), le jeu d’Ubisoft, est à la croisée du fantastique, de l’horreur, de la légende et de l’histoire, ce qu’est la Fantasy. En considérant le jeu ainsi, la liberté prise avec l’Histoire n’est plus un « blasphème » fait au roman national mais participe d’une oeuvre de fiction, où l’imaginaire et l’invention a autant sa place que la réalité historique. Pour l’universitaire, cette liberté serait « caractéristique de la « civilisation » vidéo » ou « symptomatique de la civilisation mondiale dans laquelle nous vivons dans laquelle notre passé est mêlé avec tous les passés du monde pour que chacun se l’approprie voire le ré-enchante » (p. 25).

Un contre roman national

Jean-Clément Martin replace le jeu dans une longue historiographie de la Révolution française. Les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires vivaient avec des imaginaires propres à faire vivre des vérités, des fake news dirait-on aujourd’hui. Pour certains, Louis XVII n’est pas mort, pour d’autre Napoléon n’est pas mort. La vision manichéenne du monde existait déjà du temps de la Révolution. Assassin’s Creed participe « ainsi au courant, ancien et vivace, des présentations traditionalistes voir conservatrices de la Révolution, de très loin majoritaires dans l’opinion, depuis deux cents ans ». (p. 40).

Les personnages historiques que rencontre le personnage sont souvent des caricatures réduites à un trait de caractères issus de l’historiographie du XIXe siècle : Robespierre le terroriste, Mirabeau le comploteur, Louis XVI le petit roi faible.

Une violence esthétique

Une des critiques qui est souvent faites aux jeux vidéo, et à cet opus en particulier, est la présence d’une violence explicite montrée et même souvent pratiquée par les joueurs (NDLR : rappelons qu’il est déconseillé au -18 ans selon le système PEGI). L’auteur insiste, tout d’abord, sur le fait que jouer est un choix et non une obligation. Il oublie de préciser qu’une population de plus en plus jeune, avec l’accord de parents souvent dépassés dans ce domaine, joue à des jeux montrant la violence. Mais, précise l’auteur, cette critique n’est pas nouvelle. Citant Paul Virilio, Jean-Clément Martin en appel à Socrate qui s’inquiétait déjà en son temps des violences (incestes et crimes) transmis par les contes homériques (p.35).

D’autant plus qu’en ces temps troublés où le jeu vidéo est souvent pointé du doigt comme origine de la violence chez les jeunes notammenthttps://teleobs.nouvelobs.com/jeux-video/20131126.OBS7006/violence-mensonges-et-jeux-video.html ; les auteurs montrent que le jeu ne montre pas une violence « réelle » (p.42). Par exemple, la violence lors de l’exécution de Louis XVI ou lors des émeutes de Septembre au palais des Tuileries (1792) sont moins importantes que celles réellement vécues par les acteurs et les spectateurs de l’époque. Le joueur, s’il côtoie une foule parisienne constamment en colère – une colère très politique -,n’est pas soumis à la violence quotidienne de la rue : les déjections, les carrosses ou chevaux qui bousculent les passants. Au contraire la violence du joueur, lors des phases de combats ou d’assassinat (de méchants rassurons-nous), est hyper chorégraphiée, à la limite de la fiction.

L’individu avant le collectif

La chronologie de la Révolution française est bien respectée, mais l’histoire du jeu n’est pas celle de la Révolution Française mais celle d’Arno, le personnage que l’on incarne. Une histoire personnelle qui prime sur l’histoire collective. La Révolution française passe, notre personnage reste et se construit au contact des évènements et des rencontres. « Le jeu possède cette qualité irrécusable de faire croire au joueur qu’il se trouve, enfin, en charge de sa destinée, qu’il peut déchiffrer les mystères ordinaires qui l’entourent et qu’il est, aussi un peu, maitre du monde ». (p. 34)

Paris au XVIIIe siècle en 61 pages : de la rue aux clochers

Dans la seconde partie, très dense en informations, Laurent Turcot s’essaye à raconter la vie dans la ville de Paris entre 1789 et 1794. Il s’agit d’un condensé des informations et anecdotes que l’universitaire a fourni aux développeurs. De quoi reconstituer et imaginer de nombreuses missions et personnages dans la ville de 600 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle. Dans un premier temps (p. 63 à 84), Laurent Turcot propose une visite de la ville à travers les différents quartiers. Ensuite, l’universitaire nous décris avec une grande précision la vie dans la rue (p. 85 à 94). Il raconte d’ailleurs qu’en cas de collision entre un carrosse avec un piéton, ce dernier pouvait être dédommagé si la roue avant du carrosse était incrimée, au contraire s’il s’agit de la roue arrière alors le piéton est considéré en tort. De la page 94 à 112, l’auteur décrit les différents classes sociales qui peuplaient la capitale, des bourgeois en passant par les ouvriers absents. Enfin, Laurent Turcot conclut (p.113-123) sur une description de la ville sensible.

L’auteur n’est pas dans le jugement permanent, mais n’hésite pas à préciser si le jeu respecte ce qu’il a dit ou pas : l’absence des Champs Elysées dans la géographie de la ville, la trop grande diversité des couleurs dans les habits des habitants non bourgeois de la ville. Mais les bâtiments emblématiques de la capitale sont bien représentés, ainsi que l’ambiance sonore des rues parisiennes l.

Conclusion

Ce petit livre (144 p.), riche en informations sur la Révolution Française et le Paris du XVIIIe siècle, est un outil essentiel à tous les amateurs de ce jeu vidéo. Loin des préjugés, c’est un appel lancé aux universitaires et enseignants à s’emparer de cet objet culturel, objet de transmission de savoirs mais aussi objet d’étude. Assassin’s Creed, étendard des jeux historiques, n’est seulement un jeu. Il souffre des mêmes travers que les mediums plus traditionnels, à la seule différence qu’il se vend à des millions d’exemplaires alors que les livres à quelques milliers… Laissons le mot de la fin à Laurent Turcot : « [Assassin’s Creed est] une porte d’entrée ouverte sur le passé. Gageons que certains joueurs auront envie d’en savoir plus, recueilleront quelques informations sur le web, d’autres dans des livres, et à partir de là dans d’autres livres encore » (p.124).

William Brou
Référent Histoire et Jeux vidéo @Clionautes