Au moment où l’on enseigne l’histoire des arts dans le secondaire, ce livre se propose de réfléchir sur l’ambiguïté et la complexité des imaginaires construits de toutes pièces sur un territoire lui-même construit par les arts. Il prend l’exemple de la Toscane, terre des arts s’il en est, aux multiples discours identitaires faisant appel à une superposition de réalités historiques.
L’auteur Luigi Mascilli Migliorini a enseigné à la faculté de Sciences politiques, à l’Institut Universitaire Européen de Florence et à l’université de Naples. Il est l’auteur d’une biographie revisitant la légende et le héros, Napoléon (Perrin, 2004). Depuis une dizaine d’années, il est professeur associé à l’École normale supérieure d’Ulm, à Paris dont les presses publient ce court ouvrage doté d’un appareil bibliographique et historiographique dense.
« Dans les maisons de Florence, je lis l’histoire des temps et des hommes » Abbé Coyer
Quand Montesquieu voyage en Toscane vers 1720, il y voit les vestiges du système politique antique, il y cherche les vertus politiques et guerrières. Goethe reconnaît qu’après avoir visité en toute hâte Florence, il s’est trouvé devant un monde inconnu de lui sur lequel il ne voulait pas s’arrêter (p 22).
Il y a plusieurs portes d’entrée pour arriver en Toscane: traditionnellement les voyageurs qui venaient de franchir les Alpes admiraient le paysage de Pô, puis continuaient vers la campagne toscane. Au XVIIIe siècle, certains arrivent par la mer et découvre alors Livourne. Ce changement est bien plus que géographique. Il crée une rupture dans le discours des historiens. Leur point d’observation qui vantait alors l’harmonie des proportions des architecte florentins, se déplace vers les activités des campagnes et la capacité des hommes à transformer la nature, mais également l’excellence des bibliothèques privées et publiques et des collections d’art.
Dans les années 1760-1770 se construit le regard que l’Europe cultivée porte sur la Toscane et sur sa culture artistique. L’Italie devient la terre généreuse de la mémoire. Florence devient pour l’Italie ce qu’était Athènes à la Grèce (Grosley). Mais pas seulement. Pour le suisse Sismondi, s’interrogeant au moment de la physiocratie, sur l’agriculture comme Arthur Young dans son voyage en France, l’environnement physique est la traduction politique de plusieurs siècles de coutumes civiles raffinées, une campagne fille des villes qui ont arraché les énergies individuelles à l’universalisme du Moyen-Age. Autrement dit, le paysage florentin est le résultat des institutions modernes de la liberté à la Renaissance. De même, certains historiens comme Cook, qui écrit la première somme sur l’histoire des Etrusques en Toscane, s’inspire pour sa narration régionale de la réalité des tensions du moment, c’est à dire de l’entrée des troupes françaises et de la passion de la liberté appliquée aux Etrusques, individualisant la Toscane par rapport aux autres identités régionales.
A l’époque romantique, nouveau paradigme, les étrangers accourent en Italie pour y chercher une tranquillité face aux changements politiques radicaux des dernières années. Stendal, qui n’apprécie pas la civilisation florentine, comprend cependant que la conquête de la liberté politique associée à l’unité territoriale italienne rendront possibles la survie de la tradition face aux grand Etats nationaux qui se constituent. Centre secondaire, modèle politique, mesure du beau et de la civilisation, source d’interprétation de la nouvelle réalité, la terre toscane est interprétée dans des modèles variés et modernes. Ainsi la Toscane ne puise pas sa substance dans un rapport au passé abstrait et déclamatoire mais dans une sédimentation vivante de l’histoire (p 37).
C’est le tombeau de l’Italie!
C’est à la période romantique, pourtant dotée d’ouvrages de concepts historiques renouvelés par le XVIIIe siècle, que se fabrique le stéréotype de la Toscane, la réduisant à ce petit coin du monde, image réduite que diffusent les objets divers nés de l’industrie nouvelle du souvenir. Alors que la Toscane participe au processus de modernisation industriel, à l’unité politique, au Risorgimento, subissant l’humiliante occupation autrichienne, les auteurs et visiteurs de la Toscane n’y voient dans l’austère splendeur de ses palais, qu’un cadre pittoresque et de stabilité. Même Edgar Quinet, ami du républicain Michelet est, après la révolution de 1848, se laisse toucher par les rêves et les fantômes de la vie communale du Moyen Age.
Les matins à Florence (Riskin) : Il ne peut pas y avoir d’Italie moderne
Dans le calme des rues et la monumentalité morte des édifices, ces villes vues par Ruskin, Hawthorne, Landor, Brownig, James, célèbrent l’idée d’un monde renfermé sur soi et débarrassé de tout rapport avec le quotidien de l’existence humaine (p 62). Pour Burckhart, les monuments de l’art toscan apportent la preuve que la Renaissance proprement dite, n’est pas un déguisement du monde de l’antiquité classique. Elle est bien plutôt une puissante réinterprétation de celui-ci, une réflexion vigoureuse sur son héritage (p 67), ce qui fait de Burckhart, le rénovateur de l’histoire de la Renaissance. Cependant qui, parmi ces historiens, écrivains voient l’Italie moderne du XIX siècle?
La muséification de l’Italie se fabrique à cette époque. Et avec elle, l’autonomie de l’art, un art déconnecté des préoccupations du moment, des préoccupations morales. Florence et la Toscane apparaissent comme le lieu du déjà passé, d’un souvenir intime de ce qui ne reviendra plus, dans laquelle vient se reposer la bourgeoise de la révolution industrielle européenne.
La Toscane rejette Livourne, trop semblable à Liverpool. La nouvelle écriture de la toscanité fait apparaître une population laborieuse et anonyme, celles des hommes du Moyen-Age qui, en dehors de toute quotidienneté, de toutes revendications, ont fait surgir la grandeur morale et monumentale de la Florence médiévale. Libérés des besoins de l’heure présente, ils ont été capable d’envisager pour l’avenir une grandeur et de la mettre en chantier. La polémique politicienne n’est pas loin et ressurgit dans les discours funèbres des grands bourgeois du XIXe siècle: celle d’une droite irréprochable et visionnaire par opposition à ce qui seraient des pratiques corrompues de la gauche, en parallèle avec l’effacement de la grande génération des hommes du Risorgimento. Bien loin du mythe des libertés communales, apparaît au premier plan l’exaltation d’un Moyen-Age féodal, de tradition seigneuriale nourrie de valeurs telles que l’autorité, la sévérité, l’ordre. Ce qui apparaît, c’est bien pour les hommes du XIXe siècle, la difficulté de quelques-uns d’accepter la réalité d’une civilisation bourgeoise faite des contrastes idéologiques et de conflits d’intérêts.
Peu m’importe la Tour Eiffel (Maupassant, 1889)
La création d’une mémoire, d’une histoire toscane de caractère régional, national voire européen s’impose par des mythologies symboliques. Cet ouvrage est une synthèse brillante, et en français, de l’histoire de la tradition littéraire, artistique et littéraire de l’Italie à travers de l’exemple de Florence. L’étude historiographique donne ici toute son ampleur et démontre, s’il en est besoin, l’importance de l’historie culturelle. Elle interroge sur l’idée qu’un haut lieu de la culture fait office de creuset de la culture nationale, du mythe national en changements perpétuels pour servir des objectifs politiques ou moraux eux-mêmes changeants. Cependant, la participation de Florence à la culture européenne s’est faite sous forme passive, sous le regard des autres mais sans capacité d’élaboration autonome malgré sa richesse universitaire. Cette mise en ordre de la mémoire littéraire est un passionnant voyage qui interroge sur la visibilité touristique, sur l’écriture de l’expérience à caractère historique.
Pascale Mormiche