« Quel roman que ma vie ! » : cette apostrophe célèbre de Napoléon pourrait identiquement s’appliquer à la destinée de son presque contemporain Jacques Laffitte (1767-1844), acteur considérable, même s’il est aujourd’hui à peu près englouti par l’oubli, de la trépidante première moitié du XIXe siècle.
Or, le personnage est attachant et son parcours de vie particulièrement riche. Fils du peuple d’origine provinciale, il est l’auteur d’une ascension sociale exceptionnelle, même à l’aune des bouleversements révolutionnaires, qui le conduit au sommet du pouvoir politique et financier. Banquier éminent, homme politique, homme d’État, modernisateur entreprenant et optimiste, ce libéral pragmatique est au coeur de l’action et des idéaux de son époque. Inspirateur de nouvelles formes de crédit qui ont formaté les circuits d’épargne jusqu’à nos jours, il est à ce titre l’un des promoteurs de la banque moderne.
La réussite rapide d’un autodidacte
Natif de Bayonne, Jacques Laffitte est un autodidacte de la finance. Rejeton d’un charpentier, il devient commis de commerce et travaille avec ardeur à maîtriser à fond les mécanismes des opérations de banque. A 20 ans, il monte à Paris où il est engagé par la maison Perrégaux. Le patron prend vite sous son aile ce débutant surdoué, qui devient son homme de confiance et son fondé de pouvoir dans le Paris révolutionnaire. L’habileté du jeune Laffitte permet à l’établissement et son propriétaire de déjouer les périls de la Terreur, puis de jouer les premiers rôles dans la transition directoriale et la remise à plat consulaire. Après la mort de son mentor en 1808, il accède aux premiers rôles de la place de Paris : associé-gérant de la société en commandite « Perrégaux, Laffitte & Cie », régent de la Banque de France, président de la Chambre de commerce de la capitale, le Basque est désormais au cœur de la vie économique et financière française. Il est un des pionniers des techniques de la banque de dépôt dès le Premier Empire. Il se détache pourtant peu à peu du régime napoléonien, spéculant avec prudence et rechignant à engager ses fonds dans le soutien des finances publiques.
Un des hommes forts de la Restauration
En 1814, le retour des Bourbons amplifie son élévation. Nommé gouverneur de la Banque de France, Laffitte devient le banquier de la famille royale (des Bourbons comme des Orléans) et la cheville ouvrière des emprunts levés par l’État. Dépositaire des fonds laissés par Napoléon en instance de départ pour Sainte-Hélène à la fin des Cent Jours, il est ultérieurement impliqué dans les soucis résultant du règlement embrouillé de la succession impériale. La Seconde Restauration est son âge d’or. Aussi créatif qu’indispensable, il devient le maître d’œuvre du financement de l’énorme indemnité de guerre imposée par les coalisés, et participe à la réorganisation des finances publiques. Pourtant, élu député en 1816, il prend rang à la Chambre parmi les chefs de l’opposition libérale, qui se concerte chez lui lors des soirées de la « réunion Laffitte ». Dès lors, « la maison des Bourbons est en guerre avec la maison Laffitte » maugrée Louis XVIII. Sa réussite professionnelle à la tête de ce qui devient la société « Jacques Laffitte & Cie » en 1822, lui attire aussi l’animosité jalouse de ses confrères de la Haute banque. Il investit dans les assurances, les grands travaux et les transports. Il achète et améliore le château de Maisons (aujourd’hui Maisons-Laffitte). Mû par le besoin de prestige et de reconnaissance, il s’implique sur le marché de l’art comme collectionneur et mécène. Stimulée par la radicalisation du règne de Charles X, son action politique à la tête des libéraux, à la ville comme à la tribune de la Chambre des députés, lui donne peu à peu une épaisseur de ministrable. Enfin, le mariage de sa fille unique avec un fils de l’iconique maréchal Ney est la consécration symbolique retentissante de l’apogée du « roi des banquiers », au faîte de sa prospérité et de sa popularité.
Un rôle clé dans la Révolution de 1830
Ayant ainsi efficacement associé opposition politique, grandes opérations financières publiques et privées et intuitions visionnaires (avec son projet de Société commanditaire de l’industrie, qui inspira ultérieurement les Saint-Simoniens), Laffitte est un des acteurs incontournables de la transition révolutionnaire de 1830. Il est d’ailleurs le bailleur de fonds du National, le journal de Thiers qui sonne le tocsin des barricades des Trois Glorieuses. Durant les troubles, il s’expose politiquement en soutenant les protestataires. Lié de longue date au duc d’Orléans, il est l’homme fort des tractations qui façonnent le trône de Louis-Philippe. Rêvant de monarchie constitutionnelle à l’anglaise, le banquier se flatte de son rôle de faiseur de roi. Le nouveau souverain, aussi prudent qu’habile, le cajole sans trop se lier, jusqu’à ce que l’instabilité de la rue parisienne et le marasme économique global le déterminent à proposer la présidence du conseil à Laffitte en octobre 1830.
Le temps des revers sous le Régime de Juillet
Les six mois au cours desquels il exerce cette charge tournent au chemin de croix pour le banquier. Gouvernant inexpérimenté, il est confronté aux désordres publics de la capitale, aux difficultés du processus parlementaire et à un contexte diplomatique tendu, marqué notamment par la Révolution belge. Lorsqu’il rend son portefeuille, Laffitte est largement discrédité, d’autant que l’épisode coïncide avec sa déconfiture professionnelle. Malmenée par la récession économique, la banque Laffitte périclite en effet, victime d’une série de placements et spéculations qui tournent mal, et affaiblie par l’inattention de son fondateur qui en a délaissé la gestion pendant qu’il s’investissait en politique. Elle doit être mise en liquidation, et le banquier répond de sa quote-part des dettes sur ses biens personnels. Même s’il demeure député, son rôle politique est désormais marginal. L’intéressé consacre toute son énergie à redresser ses affaires. En 1833, il met en lotissement le parc du château de Maisons, en adoptant des procédés innovants qui assurent la réussite immobilière du projet. Il doit aussi vendre aux enchères ses collections d’art et son mobilier en 1834. Sans attendre que ses comptes soient complètement apurés (1839), il rebondit en fondant en 1837 un nouvel établissement d’investissement et de crédit, la Caisse générale du Commerce et de l’Industrie. Son renom et son expérience permettent à l’entreprise de jouer un rôle actif dans l’économie française jusqu’à la crise boursière de 1847, trois ans après le décès de son fondateur.
Une synthèse de qualité
De ce portrait détaillé, émerge un personnage assez fascinant. L’homme privé possède les qualités et les défauts de ses origines modestes : simple et avenant dans ses manières, d’une honnêteté scrupuleuse, mais avec un côté paon reflétant la vanité du parvenu. Le professionnel de la finance a incontestablement marqué son temps et dominé ses confrères : homme d’affaires hardi et banquier innovant, Laffitte initie la transition de la Haute banque vers la banque moderne. L’homme politique a également joué un rôle notable dans la montée en puissance du courant libéral et dans la création du régime de Juillet, mais montré ses limites dans l’exercice de l’État.
Au-delà de cette existence brillamment remplie, le travail de Virginie Monnier est d’un grand intérêt par l’immersion riche et approfondie qu’il permet dans le milieu des affaires et le monde de la Haute banque. Le tableau du contexte dans lequel s’inscrit la vie politique de Laffitte est tout aussi réussi. L’ensemble s’appuie sur un travail de documentation d’une grande qualité, fondé sur de nombreuses sources manuscrites et imprimées et une large collecte bibliographie ancienne et récente. Quelques inexactitudes de détail parsèment le propos : p.43 l’imputation au jurisconsulte Robert Lindet de la qualité fallacieuse d’évêque de Lisieux (revenant en réalité à son frère Thomas) ; p.87 la prétendue destruction par canonnade du pont de Leipzig, en fait rompu prématurément par le Génie français ; enfin p.101 l’attribution à Arrighi duc de Padoue de la surprenante qualité d’oncle de Napoléon. Ces légères macules sont plus que compensées par la présence d’un joli cahier d’illustrations, d’utiles annexes (liste des dirigeants de la Banque de France des origines à 1840, notices biographiques des principaux banquiers et financiers contemporains de Laffitte) et d’un indispensable index.
En définitive, le plaisir de lecture et le sérieux du contenu sont amplement au rendez-vous dans ce livre qui n’aura pas de difficulté à passionner ceux qui l’ouvriront. Car l’épopée individuelle de l’entreprenant Basque ne manque ni d’échos balzaciens ni de couleurs à la Alexandre Dumas. Toute une époque et tout un univers, encore familiers quoique déjà si lointains, s’y projettent. A travers lui, triomphe le modèle de la réussite bourgeoise au XIXe siècle.
© Guillaume Lévêque