Ce printemps a paru aux éditions du CNRS un ouvrage dont le titre peut paraître original comme surprenant: « Au pays du raki. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan ». Son auteur, François Georgeon, est directeur de recherches émérite au CNRS et est l’auteur d’articles et ouvrages sur l’Empire ottoman, mais aussi la République turque.
L’alcool au sein de l’Empire ottoman, sujet paradoxal ? Pas tant que cela, si l’on suit les propos de l’auteur. En effet, empire multiconfessionnel mais dont la religion officielle, l’Islam, interdit théoriquement sa consommation, l’alcool n’a jamais cessé d’être bu sur les terres ottomanes. Mieux, il a été loué par la poésie bachique et surtout, fort prisé par certains sultans, leurs élites, tout autant que certains groupes de la population. François Georgeon touche ici une histoire sociale, culturelle et politique de l’Empire ottoman, à travers un sujet « à la marge », très rarement abordé par ses pairs. L’auteur vient donc combler un pan obscur de l’historiographie en partant du questionnement suivant : comment expliquer la diversité de la relation à l’alcool dans l’ensemble des pays musulmans actuels, issus ou non de l’ancien Empire ottoman ?
Pour cela, l’auteur choisit d’aborder l’Empire dans toute son extension géographique (des Balkans au Maghreb, mais aussi de la mer Noire au golfe Persique), de sa fondation au XIVème siècle jusqu’à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Un regard nécessaire est posé sur les périodes pré-ottomanes (déterminantes concernant la culture de la vigne notamment) et sur l’actualité de la relation –pudibonde – à l’alcool en Turquie.
Cet ouvrage se divise en six chapitres. Le premier porte sur les héritages (conversion des Turcs à l’Islam, Empire byzantin, influence perse sur les Ottomans en matière culturelle) et démontre que cet espace est un « empire de la vigne », les Ottomans s’étant adaptés aux pratiques agricoles les précédent. Un facteur à prendre en compte est celui de la tolérance de l’Islam vis-à-vis de la consommation d’alcool jusqu’au XVème siècle : en effet, ce sont les principes juridiques du courant hanéfite qui prédominent sur ceux des autres écoles, les premiers étant beaucoup plus souples que ces dernières.
Vient ensuite l’analyse de la relation du vin et de l’alcool à l’époque classique (XVème – XVIIIème siècle), dressant un constat des boissons alcoolisées (vin, boza, raki), des lieux de consommation (« maison du vin », « maison de boza », tavernes et café, mais aussi chez soi ou dans des « chambres » pour voyageurs de passage), ainsi qu’une typologie des buveurs (surtout les non-musulmans, mais également certains sultans, les élites ottomanes , les hommes célibataires. Les femmes qui boivent étant régulièrement assimilées à des prostituées).
Une double image des Turcs se développent alors à cette période : celle d’une armée sobre tout autant qu’une réputation de « buveurs de l’Islam ». Le troisième chapitre se penche sur les formes de répressions (condamnation au fouet, mauvaise réputation) qui permet d’aborder la question de la justice dans l’Empire, différente selon les communautés, celles non-musulmanes jouant sur le régime des Capitulations. Certaines périodes voient alors des formes de prohibition de l’alcool (règne de Soliman le Magnifique entre autre), tandis que certains sultans s’avèrent plus souples, voire carrément complaisants (Mahmud II, grand amateur de champagne). Ce chapitre aborde aussi la question de la transgression (musulmans qui se déguisent en non-musulmans pour pouvoir boire, blagues diverses et poésie bachique).
Les trois derniers chapitres, quant à eux, traitent des XIXème et XXème siècle : périodes de changements intenses, où le vin n’est plus une boisson clandestine et est presque consommé au grand jour, tandis que le raki est hissé au rang de « boisson nationale ». Les réformes entreprises (suppression des janissaires, ouverture au libéralisme, les Tanzimat et l’influence des alliés lors de la Guerre de Crimée) ont un impact crucial sur la société ottomane, ce qui a des répercutions indéniables sur la consommation de l’alcool, devenue plus banale et contre laquelle se déploie toute une littérature antialcoolique.
Avec l’effondrement de l’Empire, l’expulsion des Grecs et le génocide arménien, la diminution de la population touche de plein fouet la consommation d’alcool, mais plus encore, sa production. En parallèle, la création d’une identité turque pousse à la dénonciation de l’occidentalisation des élites, en particulier sur leur consommation d’alcool, ce qui débouche sur une loi de prohibition (1921), suivi de la mise en place d’un monopole d’Etat sur la production de raki (1924).
L’ouvrage est un plaisir de lecture : les propos sont limpides avec des explications bien venues. Les termes sont systématiquement traduits en turc, avec un glossaire de référence. Par ailleurs, plusieurs cartes et graphiques permettent de se repérer tout au long de la lecture. On apprécie particulièrement les illustrations, certaines en noir et blanc, mais la majorité en couleur dans un cahier central. L’épilogue sur la Turquie contemporaine, rédigé par l’anthropologue Nicolas Elias et le géographe Jean-François Pérouse prolonge ainsi la réflexion sur cette relation plus qu’ambiguë entre les Turcs et l’alcool.