Florent Brayard est historien, chercheur au CNRS et auteur précédemment de «La solution finale de la question juive » chez Fayard en 2004. Il s’empare dans ce nouvel ouvrage d’une question qui pourrait sembler avoir déjà été traitée en détails, mais pour lequel on s‘aperçoit qu’il y a toujours des réévaluations possibles, des façons de revisiter le sujet.

Précisons que dans ce nouvel ouvrage, l’auteur fait le point régulièrement sur sa réflexion par de courts passages intitulés «reprise ». A cet égard, on pourra presque conseiller de commencer la lecture par les pages 359 à 363. Ce passage, ainsi que les autres du même genre, permettent de saisir le fil général avant de plonger dans les enchevêtrements de la réflexion historique. Une soixantaine de pages de notes et deux index complètent l’ensemble.
Quel est le point de départ du livre ? Il s’agit notamment de répondre à cette question toujours vertigineuse : qui savait ? L’auteur convoque aussi l’historiographie quand cela est nécessaire car à plusieurs reprises, il montre qu’elle est aussi un élément qui nous aide à penser la solution finale.

Au cœur de l’enquête historique

On pourra être étonné de l’introduction où l’auteur n’hésite pas à parler de lui, mais c’est surtout pour se situer par rapport à son sujet si chargé symboliquement. Ainsi, il confesse qu’il a à présent passé plus de la moitié de sa vie à étudier la question de l’extermination des populations juives. Parmi les sources qu’il convoque, on trouve le journal de Goebbels, source utilisée depuis longtemps, mais qui se précise encore tout de même. Florent Brayard cherche à prouver que Goebbels ne fut pas informé du plan mis au point par Hitler et Himmler. Au cours de sa démonstration, l’auteur énonce également ce qu’on pourrait considérer comme des principes méthodologiques. Ainsi « démontrer l’ignorance est plus difficile que le contraire » confesse-t-il. Il propose aussi de se focaliser sur ce qu’il appelle les anomalies et d’en faire un point de départ. « Goebbels était contemporain de ces événements tout en en ignorant l’existence ».

Qui savait quoi et à quel moment ?

Goebbels n’aurait donc pas été au courant aussi tôt qu’on l’imagine. De plus Florent Brayard relève que de multiples traces de son journal laissent à penser qu’il envisage la déportation des Juifs vers l’est et pas leur extermination. Ainsi, pourquoi Goebbels évoquerait-il à plusieurs reprises le sort des Juifs d’Allemagne pour savoir ce qu’ils sont devenus s’il le savait pertinemment bien ? L’auteur introduit aussi la distinction entre Juifs d’Allemagne et les autres en montrant que le meurtre des premiers apparaît, selon les termes mêmes de l’auteur, plus transgressif. Donc «Goebbels entre le printemps 42 et l’automne 43, … avait eu une connaissance imparfaite de la solution finale de la question juive alors mise en œuvre ». Il est en revanche clairement informé depuis l’été 41 du massacre des Juifs soviétiques sur les territoires occupés. Florent Brayard insiste sur le fait qu’ il est difficile de suivre le chemin de la transmission de l’information. Il prend le cas de fonctionnaires du ministère des affaires étrangères. Il met ainsi en avant des principes généraux à savoir qu’il faut examiner avec soin la place de l’acteur dans le dispositif, la qualité des informations qu’il reçoit et le contenu de ces informations.

Oublier le sens des mots… un moment

Exterminer : le mot est tellement lourd de sens qu’on a du mal à le mettre à distance. C’est pourtant à cette démarche que nous invite Florent Brayard avec un argument qui au départ peut surprendre mais qui progressivement fait son chemin. Le mot exterminer que l’on retrouve dans les textes d’époque est à examiner avec le fait qu’Hitler l’employait aussi en craignant que le peuple allemand soit exterminé. Bref, il est sans doute exagéré de relever le mot dans les documents d’époque et d’en déduire une politique organisée connue de nombreux responsables. Le mot extermination était employé depuis très longtemps sans qu’il y ait mise en place immédiatement de la politique que l’on connaît. Florent Brayard cherche à démontrer que l’extermination est une obsession qui se construit au fur et à mesure de la guerre. Il faut donc prendre garde à ne pas attribuer le même sens au même mot selon le moment où il est prononcé. Il faudrait donc attendre octobre 43 pour qu’ Himmler révéle aux plus hauts responsables du Parti que « la politique juive avait finalement consisté à tuer l’ensemble des Juifs… sans distinction de nationalité ».

Repenser Wannsee

La mise en avant de ce discours oblige conséquemment à repenser la place d’autres événements. Ainsi en est-il de la conférence de Wannsee. L’horizon d’extermination apparaît à cette date encore vague et Florent Brayard propose de décaler de fin janvier à fin avril 42 l’inclusion des Juifs allemands dans le projet, déjà observable ailleurs à l’est, de mise à mort des Juifs. La conférence de Wannsee apparaît pourtant aujourd’hui dans les manuels scolaires comme le point de référence, comme le début de l’extermination de masse. L’auteur justifie donc l’utilisation du mot de complot puisque, selon lui, le secret était gardé entre Hitler et Himmler alors que d’autres hauts responsables n’étaient pas informés. Ce qui était particulièrement indicible était l’inclusion des Juifs allemands dans le processus d’extermination.

Au total, il s’agit d’un livre exigeant, qui guide pas à pas le lecteur dans la réflexion de l’historien. Florent Brayard précise bien qu’il ne remet pas en cause fondamentalement la chronologie de la situation finale, la retardant légèrement de quelques mois. En revanche, sa réflexion apparaît plus nouvelle à propos de la question des connaissances de la solution finale à l’époque. Le livre peut sembler parfois un peu déstabilisant, vertigineux par la confrontation et la remise en perspective des sources. Il nous oblige surtout à replonger au cœur de la machine nazie, nous incitant à ne pas nous contenter d’une connaissance et d’un jugement trop rapides des faits. Le plus éprouvant est donc cette fréquentation du Mal qui s’impose à nous pour savoir.

Jean-Pierre Costille