Reçu le 12 avril sous forme d’épreuves non corrigées, un mois avant sa disponibilité en librairie cet ouvrage réédité seulement un an après la première édition est sans doute la synthèse la plus accessible qui soit sur ces révolutions arabes qui ont marqué l’année 2011.
Mathieu Guidère est professeur d’Islamologie à l’université de Toulouse. Ancien directeur de recherche à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr et ancien professeur de veille stratégique à l’université de Genève il est l’auteur du dernier atlas des pays arabes parus aux éditions autrement.
La Révolution 2.0
Dans une offre éditoriale abondante sur le sujet, cet ouvrage présente les caractéristiques de ce mouvement sur lequel beaucoup d’encre a pu couler. La première partie est consacrée en une quarantaine de pages un tableau synoptique de ces révolutions arabes, que l’on a pu qualifier de révolution 2.0.
le rôle d’Internet et des réseaux sociaux a été abondamment rappelés dans le déclenchement de la conduite des actions de contestation. Facebook, Twitter et YouTube aurait contribué à la mobilisation des foules. Cette particularité dans l’utilisation de ces réseaux sociaux, a suffi pour justifier de la part des zélateurs des nouvelles technologies, des affirmations fausses sur le caractère « révolutionnaire » de ces outils de communication. C’est oublier d’après l’auteur le fondement culturel et sociologique de l’adoption si massive des réseaux sociaux et d’une exploitation aussi efficace. La technologie correspond, dans ce cas précis, ou structurées au fonctionnement d’une société fondée sur les communautés, les clans et les tribus. Et les communautés virtuelles seraient le pendant de la réalité sociale, d’essence clanique et communautaire. En réalité, les réseaux sociaux utilisés par les jeunes, et notamment les femmes, dans les pays arabes correspondent à une volonté de reconstituer dans le monde virtuel une communauté réelle. Les réseaux sociaux ne sont pas un substitut à l’action, mais bien un moyen de mobilisation, préparant une action concrète sur le terrain, et notamment des manifestations de rues. Les utilisateurs de ces réseaux sociaux ne sont pas des anonymes, beaucoup d’ailleurs ont pu être arrêtés lors des premiers jours du soulèvement. Ce sont pour la plupart des utilisateurs avertis et des militants aguerris du cyberespace, utilisant pour certains des logiciels de cryptage permettant de déjouer les contrôles des services gouvernementaux. De ce point de vue, on a pu constater que pour ce qui concerne la Syrie justement, le rôle de l’Internet a été beaucoup moins important. On apprend dans cette introduction que les frères musulmans égyptiens avaient créé leur propre réseau social, une sorte de Facebook avec le nom explicite de ikhwan, signifiant frères en arabe, permettant de mobiliser très rapidement des sympathisants de la confrérie dont le nombre est évalué à 20 % de la population égyptienne.
Le Djihad numérique
D’après l’auteur, il semblerait que les islamistes dont l’absence lors des manifestations de rues était assez troublante, aient été davantage présents sur le Web, menant une forme de djihad électronique, qui leur a permis dans un second temps, de s’imposer lors de différentes consultations électorales.
L’auteur revient également sur les différences qui sont pour lui fondamentales entre les perceptions que l’on a pu avoir de ces mouvements « démocratiques » et « citoyens », observées au prisme de l’analyse occidentale, et leur signification profonde dans le monde arabe. L’analyse sur l’intelligence culturelle de ce mouvement est particulièrement intéressante, et notamment la question de l’allégeance dans la culture arabe fondamentalement différente de ce que l’on peut imaginer en Occident. Si la quasi-totalité des dirigeants arabes ont fini par intégrer formellement les structures apparentes de la démocratie et même le discours démocratique de façon officielle et ostentatoire, l’esprit des lois ni l’État de droit ne s’appliquent. Dans les sociétés arabes la conception du pouvoir se fait « par le haut » avec un guide, le raïs, littéralement « celui qui est à la tête », et sans que le citoyen en tant que tel soit considéré. Le système allégeance transcende les appartenances formelles et parcourt les structures étatiques en reliant des individus éparpillés sur des territoires des institutions.
Équation à trois inconnues. Tribu, armée, Mosquée
Le sentiment national ne signifie plus forcément grand-chose tant il a pu être galvaudé par les différents régimes présentés comme « démocratiques ». Au sein du monde arabe, par-delà les parties et les frontières politiques héritées de l’histoire, l’auteur distingue trois forces agissantes parce qu’elles constituent des lieux de transmission du pouvoir et de la culture d’allégeance.
Il y a tout d’abord la tribu, la plus ancienne des structures dans les sociétés arabes, dont on a vu le rôle qu’elle pouvait jouer lors des événements de Libye. Il y aurait ensuite l’armée, sorte de tribus militarisées, que l’auteur considère comme la plus solide des institutions étatiques dans les pays arabes, mais qui peut être profondément divisée, en armes, comme en Syrie ou l’armée de l’air a pu jouer un rôle évident dans l’ascension de la famille Al Assad. Enfin le troisième de pouvoir et donc expression d’allégeance et la mosquée, avec éventuellement les confréries, qui peut également jouer un rôle en matière d’organisation sociale, avec le cas échéant une fonction d’assistance, comme en Algérie ou dans la bande de Gaza avec le Hamas.
L’auteur examine successivement les différent cas de figures ou plutôt les différentes équations qui existent dans les différents pays arabes qu’il étudie. Très clairement, en Algérie, la clé militaire est certainement la plus importante. C’est bien cette armée moderne et professionnelle qui a globalement gagné la guerre contre les islamistes qui tient les rênes du pouvoir en Algérie. Elles forment un binôme très complexe avec le pouvoir civil par l’intermédiaire du département du renseignement et de la sécurité, une structure héritée à tout comme l’armée, de la guerre d’indépendance. Aujourd’hui l’armée algérienne, confrontée à la menace que constitue Al Qaïda au Maghreb islamique à partir du Mali, est conduite à organiser elle-même une sorte de transition démocratique, à partir d’élections qui devraient avoir lieu en mai 2012.
Armées, dynasties et allégeances
En Égypte, la clé militaire joue également le même rôle, même si les élections ont déjà eu lieu, avec une victoire des islamistes, qui amène l’armée à composer avec eux. Le parti salafiste qui représente 24 % des sièges est toujours sous le contrôle de l’armée, mais celle-ci, même si elle représente des effectifs importants, recevant plus de 3 milliards de dollars par an d’aide américaine, est minée par les divisions internes.
L’examen successif des différent cas de figure montre que les mouvements religieux, l’armée, et dans un certain nombre de cas les légitimités royales et dynastique comme au Maroc ou dans les pays du golfe, se mélangent. En termes de prospective, l’auteur se garde bien de prendre des risques, et on ne peut que lui donner raison. La véritable question qui est posée est de savoir si ce printemps arabe, et l’automne islamiste qui s’en est suivi, peu ou prou va accoucher d’une renaissance, en utilisant le terme arabe de Nahda, ou plutôt d’une révolution, thawra, celle-ci qui devrait se traduire par un mouvement de libération de la domination occidentale, mais qui serait ressentie par les populations comme la Fitna, c’est-à-dire la guerre civile au cœur de l’islam.
Incontestablement les perspectives ne sont pas forcément celles qui incitent à l’optimisme. Les islamistes ne sont pas majoritaires dans le pays arabe mais l’islamisme politique est la principale force idéologique dans la plupart des pays. Il n’est pas évident que la transition démocratique se fasse du jour au lendemain, mais l’Occident a le devoir moral d’accompagner la libération de la jeunesse des pays arabes pour éviter que ne se développe un « national islamisme » qui s’imposerait durablement dans les différents pays du monde arabe.
Bruno Modica